Archives mensuelles : décembre 2010

Fernand Picard

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

 

On pouvait lui dire… non

J’ai raconté dans “l’Épopée de Renault ” (1) comment, en octrobre 1940, par des conversations avec Edmond Serre, nous étions arrivés à établir le cahier des charges de la voiture économique qui, la guerre terminée, devait devenir la 4 ch, et comment l’étude en fut faite à l’insu de Louis Renault qui s’en tenait au programme d’avant-guerre pour les voitures particulières : pas d’autre petite voiture que la Juvaquatre en lui ajoutant un châssis, une nouvelle carrosserie pour la Primaquatre, et une commande hydraulique pour les freins de tous les modèles.
L’avant-projet terminé, nous avions commandé au modelage bois une maquette du moteur et de la bielle afin de nous assurer, avant de lancer le moteur en fabri¬cation, que la réduction des dimensions par rapport à nos réalisations habituelles ne nous faisait pas commettre d’erreurs.
Un matin du printemps 1941, nous nous trouvâmes, en passant à l’atelier d’études comme chaque jour, en présence de ces deux maquettes que Tricoche, le chef d’atelier, avait fait déposer dans une partie isolée de l’atelier. Nous les examinions avec soin lorsque Tricoche, suivant un code convenu, siffla entre ses dents, et nous aperçumes un peu en retrait Louis Renault, les mains dans les poches de son veston, les pouces à l’extérieur, suivant une attitude qui lui était familière, qui nous regardait… C’était la première fois depuis l’Occupation qu’il revenait à l’atelier d’études, contrairement à ses, habitudes d’avant-guerre où il n’était pas de semaine sans y venir. Serre rougit, comme un enfant pris en faute, et bredouilla quelques mots. Le patron nous bouscula pour approcher. Sans une parole, il tourna autour de l’objet de notre examen… Puis sortant les mains des ses poches, il se mit à le caresser avec concentration, comme il l’aurait fait d’une oeuvre d’art. Jamais je n’ai tant vu ses mains, ses grosses mains, que ce jour-là. Avec Serre nous nous regardions, inquiets de sa réaction… “C’est beau. Qu’est-ce que c’est ?”.
Serre embarrassé, lui expliqua :
—    “Comme Picard avait du temps de libre, il a dessiné ce petit moteur à culbuteurs pour la Juvaquatre, ou éventuellement pour une petite voiture à moteur arrière, si vous décidiez qu’on en fasse une. Nous avons fait cette maquette pour avoir une idée de l’objet. Mais nous ne pouvons aller plus loin. Nous n’en avons pas le droit, le traité d’armistice nous l’interdit“.
Ces mots déclenchèrent la réaction qu’il en attendait. Louis Renault ouvrit alors les yeux qu’il tenait mi-clos, pendant que ses mains parcouraient les formes de notre engin. Un éclair y passa.
—    “Pas le droit ? Le traité d’armistice, je m’en fous“. Se tournant vers moi, il ajouta :
—    “Faites trois moteurs, et celui-là dans mon bureau“.
Il prit alors dans sa main la maquette de la bielle et m’interrogea du regard.
—    “Cette bielle, où nous avons remplacé les deux boulons ajustés qui serrent le chapeau sur le corps par deux goujons venant de forge avec le corps, est semblable à celle du moteur V 8 Ford. Elle a l’avantage de présenter un moindre encombrement dans sa trajectoire, donc de réduire les dimensions du carter en coupe transversale. Mais elle coûte un peu plus cher à fabriquer à cause de l’acier et de l’usinage“.
—    “Bon, continuez”.
Il prit la maquette de la bielle, la mit dans sa poche et nous laissa.
Le lendemain, il me demandait dans son bureau. Quand j’y entrai, il avait dans les mains la maquette de la bielle qu’il avait emportée la veille et s’amusait à mettre en place le chapeau sur les goujons. Sans me dire un mot, il me fit signe de lui expliquer pourquoi j’avais choisi cette solution, plutôt que celle de la bielle classique avec un chapeau fixé sur le corps par deux boulons ajustés, et rondelle et écrou.
Je repris mon explication de la veille, avec plus de détails. L’air très fatigué, il m’écoutait avec attention, les yeux mi-clos.
Après avoir remarqué que cette solution avait été brevetée par Esnault-Pelleterie en 1906 et était donc dans le domaine public, je lui montrai que Ford avait adopté cette solution sur son moteur V 8 parce qu’elle permettait de réduire la largeur de la bielle, donc de raccourcir sérieusement la longueur du moteur et ainsi d’éliminer les complications dues aux vibrations en torsion du vilebrequin. Pour le moteur 4 ch, nous avions l’avantage de réduire les dimensions du carter en largeur et de l’alléger, ce qui était très important si on décidait de placer le moteur à l’arrière…
Il avait tiqué lorsque j’avais prononcé le nom d’Esnault-Pelleterie, ce qui m’avait surpris. Concurrence d’inventeurs ? Léon Salves, à qui j’en parlai, m’expliqua que le patron en voulait à cet inventeur de grande classe de l’avoir, après la guerre de 1914, attaqué en contrefaçon à propos du “manche à balai” qu’il avait monté – comme tous les constructeurs d’avion de l’époque – sur les avions qu’il avait construits pendant les hostilités.
J’insistai sur le point qui me paraissait capital, que cette bielle coûterait plus cher à fabriquer que la bielle classique, mais que cette différence serait compensée par la réduction des dimensions du carter en largeur et de son poids..
Il avait de la peine à parler, à articuler les mots :
—    “C’est parfait – bonne solution – meilleure solution – 6 pièces au lieu de 10. Il faut les faire toutes comme ça – Juva, Prima, Viva, toutes, vous m’entendez toutes“.
Ceci rentrait dans sa conception de la construction mécanique que moins il y avait dans un ensemble de pièces élémentaires, meilleure était la solution.
Ce n’était pas la mienne, plus globale, qui était que seul le compromis entre la fonction, la sécurité, la légèreté et le prix de revient donnait la solution idéale. Je ne le sentais pas – vu son état de fatigue – en mesure de suivre mon raisonnement et, connaissant sa hantise des prix de revient élevés, je me concentrai sur cet argument, m’efforçant de lui démontrer pourquoi cette bielle coûtait plus cher que la solution classique.
—    “Non, M. Renault, il n’y a que dans le cas de ce petit moteur qu’on ne perdra pas d’argent. Pour tous les autres cela va coûter plus cher. Je ne le ferai pas“.
—    “Qu’est-ce que ça peut vous foutre. C’est pas vous qui payez !“.
Il l’avait déjà dit à d’autres avant moi, en d’autres occasions.
J’étais tellement convaincu que je lui détaillai les raisons de mon refus.
—    “Nous sommes obligés de faire le corps de bielle en acier allié au nickel-chrome traité, au lieu d’acier demi-dur ordinaire. La forge doit se faire en deux fois : le chapeau et le corps de la bielle, au lieu d’une fois. L’usinage d’une telle pièce avec des goujons venant de forge impose l’emploi de fraises creuses, au lieu que les boulons sont usinés au tour automatique, beaucoup plus de temps et de soins… pour obtenir un plan de joint correct alors que dans la solution classique on l’usine par brochage. Ici, on compense ; dans les moteurs existants toute la dépense supplémentaire serait dans le prix final“.
Fatigué, il ne s’accrochait pas. Il me fit signe de me retirer.
J’allai aussitôt raconter à Auguste Riolfo ce qui venait de se passer. Il sourit, il connaissait bien le patron, il avait en diverses occasions eu des accrochages sérieux avec lui.
—    “Ne t’en fais pas. Du moment qu’il ne t’a pas viré sur le champ, tu n’as rien à craindre. Il ne t’en reparlera pas. Il va bouder. S’il t’en reparle, tiens bon“.
Il m’en a reparlé, et chaque fois je lui ai dit non et répété mes arguments. Dix fois peut-être jusqu’en février 1944, où nous verrons comment tout cela s’est terminé. A la fin, c’était devenu entre nous une espèce de jeu. Il m’accueillait en levant l’index et le majeur de la main droite, ce qui n’avait rien à voir avec le V de la victoire de Churchill mais voulait dire bielle à goujons. Je lui répondais non de la tête, et nous parlions du sujet pour lequel il m’avait appelé, sans revenir sur l’affaire.
J’appris un jour, par Pierre Debos, qu’il lui avait demandé ce que coûterait une bielle à goujons Juva par rapport à la bielle existante… et il avait eu la confirmation de l’exactitude de mon raisonnement.
Le 1 er février 1944, Louis Renault me fit appeler dans son bureau. Quand j’y entrai, la discussion était très vive. Sur le bureau, devant le patron, un projecteur de camion était déposé. Edmond Serre était assis devant la table, le Patron à sa place habituelle. Debout, Jean Louis derrière M. Renault, et Jean Roy, chef du bureau des études des outillages de tôlerie, à l’extrémité du bureau, le dos tourné vers la fenêtre.
Roy expliquait que ce n’était pas de gaieté de coeur qu’il avait dessiné le réflecteur du projecteur, sur quoi portait la discussion. Ici, un mot de technique s’impose.
D’habitude, les réflecteurs des projecteurs sont en forme d’ogive, leur courbure étant parabolique pour que la lumière émise par la lampe placée au foyer de la parabole soit réfléchie suivant un faisceau parallèle, ce qui donne le pinceau de lumière qui éclaire la route en profondeur. Normalement, cette ogive est obtenue par emboutissage d’une tôle d’acier de haute qualité, qui est ensuite argentée par vaporisation. Du fait de la baisse de qualité des tôles à emboutir, il était devenu impossible d’obtenir les formes habituelles même en augmentant le nombre des passes d’emboutissage, la tôle craquait sous le poinçon.
Roy expliquait :
—    “Devant ces difficultés, je suis allé voir M. Serre et je lui ai demandé ce que je devais faire “. Il m’a répondu : “Il n’y a pas de question, faites l’embouti maximum possible avec la qualité de tôle qui nous est livrée. Nous n’avons qu’un seul client qui prend toute notre production. Il nous ordonne de noircir les glaces en ne laissant qu’une fenêtre de 40 millimètres de long sur 5 de large. Le rendement du réflecteur n’a plus aucune importance“.
—    “C’est ce que j’ai fait, et voilà tout ce que j’ai pu obtenir“.
Au lieu d’un casque, le réflecteur avait la forme d’un canotier, à peine plus haut que celui de Maurice Chevalier.
M. Renault n’était pas convaincu et continuait à gronder.
—    “Vous serez maître-ouvrier“.
—    “Non, M. Renault. Je suis chef du Bureau d’études d’outillage tôlerie et je n’accepte pas d’autre situation. J’ai fait ce qu’on m’a commandé, je n’ai commis aucune faute professionnelle justifiant une quelconque sanction“.
Serre restait muet et pinçait les lèvres. Jean Louis intervient :
—    “M. Renault, Roy est un de vos meilleurs ingénieurs. Vous l’avez envoyé, en 1938, en stage plusieurs mois aux Etats-Unis, chez Budd, pour compléter sa formation d’emboutisseur. Il ne mérite aucune sanction. Il a exécuté avec compétence l’ordre qui lui a été donné. Nous n’avons rien à lui reprocher“.
Alors, Louis Renault se tournant vers moi – qui n’avais rien à faire dans cette bagarre, et qu’il n’avait appelé que comme témoin :
—    “Lui, quand on lui demande de faire une connerie, il dit non !“.
Personne, sauf Serre, ne comprit à quelle lutte de trois ans le Patron faisait allusion : l’histoire toujours recommencée de la bielle à goujons du moteur 4 chevaux.
Mais Louis Renault s’entêtait dans son intention de rétrograder Roy dans la position de maître-ouvrier – qui était à l’époque son idée fixe. Effrayé par le désastreux compte d’exploitation, conséquence de l’arrêt presque total de la production et du pourcentage énorme du personnel au mois qui en résultait par rapport à la main-d’oeuvre ouvrière, il voulait que l’on rétrogradât en personnel à l’heure le maximum possible du personnel au mois, chefs d’atelier, contremaîtres, chefs d’équipe…
La solution ne fut pas trouvée. Roy fut congédié, malgré les interventions et l’insistance de Jean Louis. On le plaça en position d’attente aux usines Chausson (2).
Louis Renault était de plus en plus autoritaire et inhumain.
L’aphasie dont il souffrait l’isolait de plus en plus de tous ceux qui l’entouraient. Il ne tolérait plus aucune explication ni aucune remarque. Par moment, nous nous demandions s’il avait encore toute sa raison, tant il manquait de mesure dans ses réactions.

A la fin de février, le prototype du tracteur agricole 304 E fut transporté à Herqueville pour être essayé sur les terres du domaine. Le samedi 26, M. Serre demanda à Boeuf, qui était le chef d’études des tracteurs agricoles, de le rejoindre à Herqueville pour assister aux essais en présence de Louis Renault.
Le lundi matin, Edmond Serre à son arrivée m’aborda avec un air navré :
—    “M. Renault a mis Boeuf à la porte…”.
—    “Mais que s’est-il passé ? le tracteur a donné des ennuis ?“.
—    “Non, Boeuf a conduit le tracteur attelé à une charrue avec beaucoup d’adresse, traçant des sillons d’une rectitude parfaite. Au moment où il allait descendre du tracteur, M. Renault lui dit : “C’est bien. Je vous prends comme conducteur de tracteur”. Comme Boeuf lui répondait, sans aucune arrogance : “Mais M. Renault, je suis ingénieur au bureau d’études”, le patron lui a dit “Acceptez-vous, oui ou non ?”, et comme Boeuf lui répondait – Non – il lui a dit qu’il ne faisait plus partie du personnel“.
Quelques jours plus tard, un matin – Edmond Serre n’était pas encore arrivé à l’usine – le patron me fit appeler.
En arrivant dans son bureau, je le trouvai furieux. Il n’avait encore enlevé ni son chapeau ni son pardessus. Il jeta sur son bureau, devant moi, un trousseau d’une dizaine de clefs de serrures de voiture, en criant :
—    “Je le fous à la porte...”.
Comprenant qu’il s’agissait ou du directeur des achats d’équipements, Alouis, ou de Barthaud, chef d’études des carrosseries, je pris leur défense.
—    “M. Renault, nous n’avons pas le choix. Il n’y a qu’un seul fabricant de clefs en France, “Ronis”, et nous n’avons aucune réclamation sur la qualité de sa production“.
Il continuait à crier :
—    “Je le fous à la porte“…

Alors, prenant le trousseau de clefs, je lui proposai d’aller voir avec lui ce qui se passait.
Il m’expliqua, avec beaucoup de difficultés, qu’il était sorti la veille au soir après dîner avec sa Juvaquatre, qu’au moment de la reprendre pour rentrer chez lui – très juste pour le couvre-feu – il n’avait pas pu ouvrir la porte et qu’il avait été obligé de briser la glace avec un pavé trouvé à proximité, pour ne pas risquer d’être arrêté en route.
Me prenant par le bras, il m’emmena vers sa voiture qui était arrêtée au long du perron de l’entrée du bâtiment de la Direction. Très calmement, je pris successivement l’une après l’autre les clefs, jusqu’à ce que je trouve celle qui, sans forcer, ouvrait la porte.
— “Voilà, M. Renault, vous n’aviez pas eu la patience de chercher la bonne clef“.
Sa colère était tombée. Avec l’air d’un enfant pris en faute, sans un mot il me prit le bras comme il le faisait à ses visites du soir, s’appuyant sur moi pour monter les escaliers, et il me conduisit jusqu’à la porte de son bureau.
Il avait à sa disposition au garage cinq ou six voitures, chaque voiture ayant une clef différente.
Rock, responsable de l’entretien des voitures du garage, fit changer à la suite de cet incident les serrures pour qu’une même clef puisse ouvrir les portes de toutes les voitures.
Alouis ne s’est jamais douté que malgré sa grande valeur, sa stricte honnêteté, sa grande connaissance des fournisseurs, et la maîtrise qu’il avait dans sa tâche combien difficile – surtout depuis 1940 – d’approvisionner les usines, il avait échappé ce jour-là à un licenciement sans appel après vingt ans de bons et loyaux services.
Tout ceci montre que, contrairement à la légende qui veut que Louis Renault n’acceptait aucune contradiction et congédiait sur-le-champ ceux qui lui résistaient, on pouvait lui dire – non -. Bien d’autres que moi le firent et n’en virent que leur position renforcée auprès de lui. Mais il fallait être sûr de soi, de la justesse de ses affirmations, et pouvoir les appuyer non par des raisonnements mais par des faits indiscutables. Il avait horreur des débats théoriques, des contradictions systématiques et des discussions oiseuses.

(1) Editions Albin Michel – 1976 (Note de l’auteur). Il faut se montrer très circonspect avec les témoignages de Fernand Picard qui ont varié dans le temps, notamment entre la rédaction de son journal clandestin, effectuée au moment des faits, et ses écrits ultérieurs dans lesquels il se met constamment en vedette (note du rédacteur).

(2) Dès le début de 1945, M. Renault disparu, Roy futréintégré aux usines Renault dans le même emploi où il resta jusqu’à l’âge de la retraite.

Entretien avec Eugène de Sèze, 9 juin 1997

Source : entretien entre Eugène de Sèze et Laurent Dingli, 9 juin 1997

 

Eugène de Sèze (1905-1998) était chargé  des questions financières aux usines Renault sous la direction de M. Lions. Recruté par François Lehideux dans les années trente, il épousa Marie-Thérèse de Peyrecave, l’une des filles de René de Peyrecave, administrateur délégué des usines Renault et P-DG de l’entreprise sous l’Occupation allemande.

 

Laurent Dingli : Arrivait-il à Louis Renault d’évoquer avec vous ses souvenirs de la Grande Guerre ?

Eugène de Sèze : Louis Renault a parlé de son souvenir effroyable de la Grande Guerre pendant l’Occupation lors d’un déjeuner, avenue Foch. Il a parlé des difficultés à faire accepter ses idées sur les chars. Il y avait aussi les difficultés de l’après-guerre, le problème de l’impôt sur les bénéfices de la Première Guerre mondiale, problème qui n’était pas encore complètement liquidé quand j’ai quitté l’usine en 1973 ! Après la guerre 14-18, il était passé par une crise de trésorerie difficile.

LD : Même s’il n’avait pas d’engagement connu, comment définiriez-vous sa sensibilité politique ?

Louis Renault était un pacifiste de gauche ; je ne l’ai jamais entendu faire l’éloge que de deux politiciens, Aristide Briand, grand ennemi de l’extrême droite en France, et d’Albert Thomas. Il y avait beaucoup de l’homme de gauche chez lui. En parlant avec Monsieur Renault, on s’apercevait qu’il n’était nullement un homme de tradition, le monde commençait avec lui, les références à un passé plus ou moins lointain étaient inexistantes pour lui. Aristide Briand était paraît-il locataire à Herqueville ; il aimait beaucoup la chasse, m’a-t-on dit, et chassait avec un tout petit calibre, un calibre de 24, un fusil de poupée car physiquement il n’était pas très costaud… Louis Renault était profondément républicain ; il avait la tripe républicaine ; laïc, il est anticlérical non-violent, les curés on s’en fout ! la barbe ! qu’ils nous lâchent le coude ! Une référence à l’Eglise et il haussait les épaules. Louis Renault était un homme de gauche dans son rejet du passé, non pas bien sûr qu’il veuille le socialisme, mais un pacifiste (Le dernier mot de la phrase est incompréhensible, ndr). La Fouchardière écrivait dans L’Œuvre, journal radical-socialiste, plus socialiste que radical. Louis Renault y était abonné ; en politique étrangère L’Œuvre suivait la ligne briandiste. Dans L’Œuvre, on voyait un magistrat, un général et un curé, les trois têtes de turc de La Fouchardière et Louis Renault avait peut-être cela sous les yeux tous les jours. La Fouchardière était un pamphlétaire faussement bonasse, très véhément, très amusant.

LD : Quelles étaient les conditions de travail à l’usine ?

E de S : L’hygiène n’était pas une préoccupation essentielle de M. Renault. M. Renault était persuadé, et à juste titre, qu’il payait bien. C’était une usine à hauts salaires et il pensait, de la sorte, avoir satisfait à l’essentiel des préoccupations ouvrières ; il avait raison indiscutablement, les gens se battaient pour travailler chez Renault. Ayant fait ce geste-là qui coûtait cher – songez qu’il y avait près de 40.000 personnes – il pensait sans doute que le reste était accessoire. Les toilettes étaient dégueulasses ; les vestiaires, etc. étaient rudimentaires. Toutefois, il a fait beaucoup de choses sur le plan social, comme la Mutuelle qui coûtait très cher à M. Renault, et qui fonctionne toujours ; Louis Renault lui a fait don des locaux qu’elle occupe, ça n’a l’air de rien, mais c’était tout de même un grand immeuble dans Billancourt. Les gens qui administraient la Mutuelle me disaient que Louis Renault s’y intéressait beaucoup. Avant la création de la sécurité sociale, les gens obtenaient ainsi des remboursements de médicaments et, d’autre part, des indemnités en cas d’arrêt de travail, c’est-à-dire exactement les préoccupations de la sécurité sociale. Etant, et de loin, un des plus grands entrepreneurs de la région parisienne, ayant créé cette Mutuelle, ne pas lésiner sur les effectifs et payer les gens correctement, que les autres en fassent autant !

LD : Il revenait souvent à sa marotte, les jardins ouvriers…

E de S : Ce projet a pris corps pendant la guerre (1914-1918, ndr). Il ne correspond plus à rien maintenant ; il y a quelques retraités fanatiques qui font pousser des radis mais c’est peu de choses.

LD : Sur le plan industriel, que pensez-vous de sa volonté de conserver une grande diversité de fabrications pendant la crise, comme le ferroviaire et l’aviation ?

E de S : Cela touche à un grand altruisme de M. Renault. Il pensait qu’en accumulant les difficultés (techniques), il contribuerait à les résoudre mais surtout il faisait acquérir des compétences dont la collectivité dans son ensemble bénéficierait.

LD : Et la concentration ?

E de S : Louis Renault faisait des roulements à bille, des carburateurs, des pneus et projetait même de faire du verre, il avait embauché pour cela un certain Monsieur Chabert, mais la guerre a éclaté.  Cela représentait un altruisme analogue à la fabrication de produits dont la vente était difficile. Les avions et les autorails ne sont que la partie visible de l’iceberg. Il prenait la place d’un fournisseur. Il voulait fixer des objectifs ambitieux de façon à accumuler les connaissances et les compétences. Les machines-outils ont été par contre un échec, cela passionnait pourtant Louis Renault, cela demandait un travail de haute précision, non pas qu’il n’a pas su mais il a trouvé là ses limites. Neuville, un ancien officier-mécano de la Marine, le soutenait dans ces préoccupations-là. M. Louis Renault ne se préoccupait pas beaucoup de l’impact financier tout en voulant disposer d’une trésorerie très large. Mais la comptabilité était chez Renault très rudimentaire. A mon avis, les deux départements Automotrices et Aviation ne coûtaient pas beaucoup plus cher que la Formule 1 que Louis Schweitzer vient d’abandonner – et cela avait le même impact publicitaire. Nous assistons en quelque sorte aujourd’hui à la renaissance de cette volonté de diversification. En annonçant l’arrêt de la Formule 1, Renault a annoncé en même temps la création d’un service chargé de faire des moteurs d’aviation : ils reviennent à Louis Renault. Il a accumulé tellement de connaissances en matière de moteurs qu’ils essaient de faire de nouveaux types.

LD : Et l’abandon de la coupe Deutsch ?

E de S : Les morts d’Hélène Boucher et de Ludovic Arrachart avaient certainement joué. N’oubliez pas qu’il avait freiné les courses après le décès de son frère Marcel et que son neveu Jean s’était tué en avion.

LD : M. Lehideux affirme qu’il y avait chez Renault un esprit d’identification à la Nation.

E de S : Disons une tentative de superposition entre les deux images. Louis Renault s’intéressait à l’aéronautique mais ne maîtrisait pas la question. Il avait racheté Caudron pour placer ses moteurs… Quant à Bloch et Bréguet, ils étaient des maîtres corrupteurs étonnants et faisaient de mauvais avions par-dessus le marché.

LD : Avez-vous connu le général Niessel qui fit un bref passage chez Renault ?

E de S : Il avait représenté le commandement français en Russie pendant les hostilités (1914-1918), il siégeait à l’état-major tsariste. J’ai l’impression de me souvenir d’une nullité.

LD : Certains affirment qu’il y aurait eu des sabotages à l’usine pendant la drôle de guerre

E de S : Je peux dire que les sabotages ont été fréquents aux usines Renault entre la déclaration de guerre et le début de l’occupation [i]. Sabotages sur lesquels on a fait des enquêtes et qui ont cessé quand les Allemands étaient sur place. Les sabotages ont repris par la suite mais prudemment. La direction n’a pas cherché à accélérer la production car elle aurait donné raison au camp allemand qui voulait déplacer les usines.

LD : Monsieur Lehideux incrimine souvent les méthodes de Duvernoy qui surveillait le personnel.

E de S : Duvernoy ? Un salaud, mais qui connaissait son métier. C’était un flic, il avait des mouchards. De Peyrecave avait aussi demandé le départ de Duvernoy mais celui-ci ne partait pas. Duvernoy était franc-maçon c’est pourquoi Lehideux et de Peyrecave ne pouvaient s’en débarrasser. Riolfo, ancien officier-mécano, était franc-maçon. C’était une génération spéciale, on pouvait défendre les valeurs républicaines et être allergique aux étrangers.

LD : A ce propos, j’ai trouvé une note de Louis Renault dans laquelle – je cite de mémoire – il conseille d’éviter le recrutement d’étrangers dans l’usine d’Hagondange pour préférer la main-d’œuvre locale.

E de S : Louis Renault voulait éviter d’avoir à faire des logements pour les ouvriers d’Hagondange, d’où l’emploi de Lorrains. La fonderie était presque entièrement algérienne et un peu la forge, c’est-à-dire les travaux les plus durs.

LD : Quel était l’état d’esprit lors de la remise en route de l’usine du Mans en 1939 ?

E de S : Il voulait surtout faire payer l’Etat.

LD : Et le rôle de Louis Renault sous l’Occupation ?

E de S : Louis Renault n’a tenu aucun compte des accords et de l’arbitrage rendus à Vichy par Pétain, suivant lesquels de Peyrecave s’occuperait des affaires sociales, etc. Louis Renault s’est beaucoup investi dans la reconstruction de l’usine après le (bombardement du) 3 mars 1942 ; il faisait lui-même des plans et dessins pour reconstruire tel bâtiment, c’était un chef exécutant. Dans la période précédant le bombardement, Louis Renault donnait l’impression d’un homme désorienté qui se demandait ce qu’il foutait-là mais qui tenait à être au courant de tout. Il ne s’occupait pas des relations avec l’occupant et n’aimait pas ça du tout. Louis Renault n’aimait pas les choses qui étaient sans applications immédiates.

LD : Quelle était son attitude face aux prélèvements de main-d’œuvre ?

E de S : Monsieur Renault était violemment contre le S.T.O.. Si les hommes s’en vont, les machines ne tournent plus, si elles ne tournent plus, les Allemands vont les enlever… C’était l’idée fixe de M. Renault. Il y avait deux écoles au sein de l’autorité allemande à Paris ; celle favorable à un déplacement pur et simple des usines Renault et celle favorable au maintien sur place.

LD : Quel fut le rôle de Christiane Renault ?

E de S : Elle s’est installée à l’usine dès le départ de François Lehideux, mais cela n’a pas duré car Louis Renault ne le supportait pas. L’amant de Christiane Renault, Drieu La Rochelle était un ancien combattant fanatique. Je l’ai rencontré vers 1932-1933 par l’intermédiaire d’Emmanuel de Sieyès, auteur de pièces jouées au Vieux Colombier. Drieu était obsédé par la guerre.

LD : Les usines Renault ont-elles été mêlées à l’aryanisation des entreprises ?

E de S : Je n’ai jamais entendu parler de cela chez Renault. Et je n’ai jamais entendu Monsieur Renault dire quoi que ce soit sur les Juifs.

LD : Quel était l’état de santé de Louis Renault pendant l’Occupation ?

E de S : Pendant les déjeuners avenue Foch, il se détendait et souffrait moins d’aphasie. Mais la situation de son bureau était dramatique. Il cherchait fébrilement des petits bouts de papiers sur lesquels il avait noté des phrases, faute de pouvoir parler. En août 1944, quand on essayait de le cacher, il allait très mal en raison de son aphasie, mais son intégrité intellectuelle restait totale, c’était son impuissance à s’exprimer qui le rendait fou furieux. Au moment de son arrestation, il était parfaitement lucide, mais coupé du monde par l’aphasie. Il existe un cas analogue célèbre, celui de Ravel qu’il connaissait peut-être… Et Ravel composait ! La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la Grande Nöe [ii].

LD : Vous vous êtes donc occupé de Louis Renault avant son arrestation comme son fondé de pouvoir, Pierre Rochefort.

E de S : Rochefort, un homme que je me permets de considérer comme tout à fait méprisable ; la frousse ! il a été ignoble, refusant les notes que nous lui demandions pour établir l’innocence de Monsieur Renault, en disant sans pudeur : “Je ne veux pas aller en prison à la place de Monsieur Renault. Je ne veux pas de difficultés“. A comparer avec l’attitude de MM. Duc et Fuchs. Duc avait été directeur administrateur et financier de Renault avant l’entrée de François Lehideux aux usines. Louis Renault l’avait mis sur la touche assez brutalement. J’ai vu Duc et Louis [iii] à ce moment-là (automne 1944). M. Duc s’est comporté comme un seigneur. J’ai fait ces démarches de concert avec M. Louis ; mon beau-père (René de Peyrecave, ndr) était en prison. C’était M. Louis, qui avait de l’affection et du respect pour Louis Renault, qui s’est chargé de tout cela.

LD : Comment s’est passé l’épuration ?

E de S : J’ai échappé à des sanctions délirantes portées par des gens qui voulaient prendre ma place. J’ai été sauvé par Picard [iv]. Coindeau le patron de Bézier, a été épuré parce qu’il couchait avec la secrétaire de Monsieur Serre ; il était très admirateur de l’Allemagne mais n’avait rien fait. Il a été foutu à la porte par la vengeance d’un cocu… Il y avait plein d’histoires comme ça. Je ne me suis jamais vraiment senti menacé ; je n’étais pas attaquable. Monnier, qui a été épuré, était un crétin, un virtuose de l’estampage ; il ne pouvait pas se retenir de montrer aux Allemands ce qu’il savait faire. Il faisait des hélices d’avion, etc. Louis a sauvé la mise de beaucoup de gens.

LD : Et René de Peyrecave ?

E de S : En 1914-1918, René de Peyrecave avait été un homme de confiance de Pétain ; cela marque un homme ; il y avait une sorte de lien féodal entre les deux hommes. Il a cru à la Révolution nationale au début.

LD : Avez-vous assisté à la fin de Louis Renault ?

E de S : Je suis entré dans la clinique comme dans un moulin ; j’ai trouvé là Monsieur Hubert qui m’a transmis les paroles de Monsieur Renault, Hubert était un assez bon traducteur de sa pensée. Monsieur Renault haletait, je l’ai vu vivant 5 minutes, puis passer de vie à trépas ; il paraît que du monde est venu après.

 

 

[i]. Les archives que nous avons consultées depuis lors n’en ont pas conservé de traces.

[ii]. Propriété de Robert de Longcamp en Normandie.

[iii]. Jean Louis, directeur général des usines Renault.

[iv]. On peut se demander d’ailleurs si le témoignage d’Eugène de Sèze n’est pas influencé sur certains points par celui de Fernand Picard.

Rodolphe Ersnt-Metzmaier

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

Entré à l’usine en 1913, j’ai tout de suite été affecté comme projeteur à la section d’études des poids lourds sous les ordres d’un chef de section nommé Baerwanger. Je voyais souvent venir au bureau un monsieur vêtu d’un complet veston de bonne coupe et d’un chapeau melon et qui, souvent, parlait et criait très fort. On me dit lors que c’était M. Renault.

Simple projeteur et n’ayant pas encore la mission de faire une étude personnelle, je n’avais pas l’occasion de voir le Patron s’arrêter à ma place.

Ce n’est que vers le mois de mai 1914 qu’on me confia l’étude d’un tracteur 45 chevaux déjà existant. C’est à partir de ce moment que j’eus assez souvent la visite de M. Renault. Il regardait mes desseins et y apportait au besoin des modifications découlant d’une expérience que je n’avais pas encore, mais toujours il m’expliquait très clairement leur pourquoi.

J’ai pu alors constaté combien était juste son sens inné de la mécanique avec, toutefois, un dédain profond des calculs.

Un jour, après une longue discussion technique avec le chef d’études des moteurs Presel, il partit avec M. Serre (directeur général des études) en lui disant : “Il m’embête celui-là avec son PD2”. Moi-même j’eus un jour à discuter avec lui au sujet d’un essieu de camion qu’il jugeait trop lourd. Après avoir accepté à son corps défendant le résultat de mes calculs, il dit en partant à M. Serre: “Faut pas l’écouter celui-là, vous lui demandez une automobile, il va vous sortir une locomotive” ! Ce qui ne nous a pas empêchés de toujours bien nous entendre.

A la mobilisation, en 1914, je partis rejoindre le 36e régiment d’Infanterie à Caen. Mon chef de section, M. Baerwanger, étant insoumis en Allemagne, son pays d’origine, s’engagea dans la Légion étrangère.

Blessé en septembre 1914 sur la Marne, j’ai été évacué sur mon dépôt à Caen et, après plusieurs visites médicales, classé service auxiliaire. A la demande des Usines Renault, j’ai été affecté à ces usines où j’ai repris mon service en novembre 1914. J’appris alors que M. Baerwanger avait été tué tout au début des hostilités. Je le remplaçai à la tête de la section poids lourds avec quelques dessinateurs qui, pour diverses raisons, n’étaient pas aux armées.

Je repris l’étude du tracteur 22 ch. et, à partir de ce moment, je vis assez souvent M. Renault d’autant plus que j’avais été chargé de quelques autres études. J’écoutais toujours avec intérêt ses indications jusqu’au jour où une de ses propositions me parut contre-indiquée ; je me permis de lui dire : “Ah non, ça ne va pas” – “Comment ça ne va pas ? Je vais vous faire voir, moi, que ça va”. Cela dit, sur un ton plutôt vif. Il reprit alors ses explications mais en modifiant sans en avoir l’air le passage contesté. Après son départ, M. Serre, qui avait assisté à l’entretien, me dit: “Vous savez, il ne faut pas répondre comme cela à M. Renault, il n’aime pas ça” et moi de dire: “Alors, que faire quand on voit que ça ne va pas ?” – “Dans ce cas… dem… vous” !

Je me le tins pour dit et répondais invariablement : “Oui, Monsieur” à ses initiatives, ce qui n’était pas du tout de la flatterie car elles étaient toujours absolument valables.

Pourtant, un beau jour, devant une proposition que je jugeais inadéquate, je restai silencieux. Alors : “Vous n’avez pas compris ?” – “Excusez-moi, Monsieur, mais je ne vois pas très bien ce qui va se passer dans tel cas” – “Eh bien… non ça ne va pas !”. Et il me refit une proposition cette fois très valable.

Après plusieurs incidents du même genre, il avait très bien compris que lorsque je me taisais c’est que je trouvais que quelque chose n’allait pas ; il se tournait alors vers moi : “Qu’est-ce qu’il y a encore qui ne va pas ?”

Par la suite, nous étions arrivés à discuter technique sans que je sois obligé de rester muet avant chaque objection mais je m’apercevais bien que lorsque celles-ci devenaient nombreuses son état nerveux augmentait.

Il me souvient, en particulier, d’un jour, en 1932, alors que notre discussion durait depuis plus d’une heure au sujet de l’étude d’un essieu moteur d’antirail, je le voyais devenir de plus en plus nerveux. Enfin, il me suggéra une idée très valable et je lui dis: “Ah oui, monsieur, ça, ça va”. Il se lève alors d’un bond et me dit: “Vous êtes content, hein ?” et, ce disant, m’envoie un formidable coup de poing dans l’épaule et s’en va. Ce coup de poing a été pour moi un grand signe d’amitié.

Le bureau d’études était manifestement son lieu de prédilection. Au cours d’études importantes, il nous arrivait souvent de le voir trois ou quatre fois par jour. Avec lui, les discussion techniques étaient toujours très enrichissantes car il y avait toujours quelque chose d’uitile à en tirer. C’était un travailleur acharné et aussi exigeant pour lui-même que pour les autres, il n’admettait pas la négligence ou l’indifférence. L’usine donnait l’impression d’une grande famille où tout le monde tirait le même collier.

Grand travailleur lui-même, il admettait qu’on puisse se tromper à condition de reconnaître sa faute et de mettre tout en service pour la corriger. Je n’en veux pour exemple que l’histoire d’une certaine voiture dont le mécanisme était bruyant. Malgré le changement à grands frais des machines-outils, le bruit ne disparaissait pas.

Un jour, l’ingénieur d’études du mécanisme vint trouver le patron et lui dit :“Monsieur, toute l’histoire est de ma faute, j’ai trouvé une erreur dans mon calcul des réglages” – “Alors qu’est-ce que vous attendez pour arrêter la fabrication et changer les dessins ?” – “C’est fait, monsieur” – “Bon, je vous remercie”.

Il ne fallait pas non plus prendre au tragique certaines remontrances un peu brutales. Un jour, en colère, M. Renault dit à un chef de service, monsieur X: “F… moi le camp, je ne veux plus vous voir”. Monsieur X va alors se faire régler et rentre chez lui.

Le lendemain matin, le patron fait appeler monsieur X, on lui dit qu’il n’a pas paru à l’usine : “Allez le chercher chez lui”. Monsieur X revient donc et va trouver le patron: “Alors, on ne travaille pas aujourd’hui ?” – “Monsieur, après ce que vous m’avez dit hier, je me suis considéré comme licencié” – “Comment ! si je vous eng… c’est que je m’intéresse à vous, je n’en prendrais pas la peine si vous ne m’intéressiez pas, allez reprendre votre travail” !

Toujours très droit dans les discussions d’affaires, il n’admettait pas certains usages, en particulier les “pots de vin”. Un jour, où je me trouvais avec M. Serre dans son bureau, entre un chef de service commercial lui annonçant la nécessité d’une affaire, tout en ajoutant: “Il serait peut-être bon de graisser un peu”. – “C’est ça, envoyez-lui un trousseau d’huile de ricin” !

Toutefois, M. Renault avait une certaine timidité surtout quand il s’agissait de parler en public. Un jour, alors que nous avions organisé une petite réunion en son honneur, il arrive et, très ému, dit au bout d’un certain temps: “Mes chers amis… je suis très heureux d’être ici…réuni autour de vous…”.

En dehors de nos rapports techniques, nous avons eu quelquefois des entrevues au sujet de questions personnelles et j’ai pu constater qu’il était en tout un homme de parole, droit et juste, tenant bien ses promesses.

C’était surtout un travailleur acharné, s’intéressant quelquefois à des questions qu’il savait non rentables financièrement mais dont la réussite marquait un progrès technique constituant en quelque sorte un “drapeau” pour l’usine.

C’est pendant la période 1916-1918 que j’eus vraiment le bonheur de travailler pour ainsi dire continuellement avec M. Renault, c’était au sujet de l’étude et de la mise au point du fameux char FT dit “char de la Victoire” dont il m’avait fait l’honneur d’assurer l’étude.

Je rappelle ci-après quelques souvenirs concernant la genèse et la réalisation du char.

Depuis 1915, nous savions que les Anglais préparaient quelque chose et nous avions déjà connaissance de l’existence d’un tracteur à chenilles Holt qu’on avait fait venir à l’usine, et dont j’avais été chargé de relever toutes le spièces de façon à s’inspirer de sa contsruction, capable de transporter le canon Filloux dont nous avions déjà connaissance.

Ouvrons donc une petite parenthèse ici pour parler du canon Filloux auquel on nous avait proposé la collaboration déjà en été 1915 et dont Renault devait fabriquer tout, sauf le tube et le frein. Il était naturellement question d’employer de l’acier moulé car on ne pouvait pas se permettre de faire des matrices de forge. J’ai moi-même étudié le train roulant avant et arrière et mon collègue Kaik a étudié l’appareil de pointage.

L’ensemble donnait quelque chose de très compact et on peut dire dès maintenant que c’est le 24 avril 1917 que le premier coup de canon a été tiré par cet appareil qu’on appelait le canon Filloux GPF, c’est-à-dire grande puissance Filloux.

C’est au colonel Estienne que revient l’honneur d’avoir pensé le premier à doter notre armée d’une artillerie ou plutôt d’une arme nouvelle constituée par des chars d’assaut. Nous savions déjà que les Anglais construisaient un gros char qu’ils appelaient “tank” pour la raison que les pièces de blindage étaient livrés aux constructeurs sous la désignation de tank (c’est-à-dire de réservoir) pour éviter d’attirer l’attention des espions éventuels. Ces engins avaient pour effet de remonter le moral des soldats qui les baptisaient “crème de menthe”. Disons tout de suite que le colonel Estienne était allergique à l’appellation “tank” et qu’il ne connaissait que “char d’assaut”.

Le 1er décembre 1915, le colonel Estienne écrit au général Joffre pour lui proposer de faire des chars d’assaut, en lui disant qu’il pense à Renault pour les construire.

Le 20 décembre 1915, une première demande est faite à Renault ; Estienne veut un char de 12 tonnes, de même que le commandant Ferus ; Renault trouve ce char trop lourd. Après cette première entrevue, Estienne s’en retourne.

Le 26 décembre 1915 a lieu une entrevue entre Estienne et Pétain qui assure à Estienne qu’il aura un an pour préparer une arme nouvelle, ce qui satisfait pleinement ce dernier.

Le 18 janvier 1916, le colonel Estienne est reçu par Joffre. Estienne pense faire construire un char par Brille du Creusot, un char de 13, 5 tonnes avec un canon de 75 court et deux mitrailleuses. Il propose une commande de 400 chars ; Le Creusot livre 100 chars le 25 août.

A ce moment-là naît une rivalité entre les hommes du front et ceux de l’arrière ; le colonel Rimailho, affilié à Saint-Chamond et faisant partie en quelque sorte des gens de l’arrière, propose ce que l’on pourrait appeler le char de l’administration. Saint-Chamond et Schneider s’opposent donc dans la guerre. Saint-Chamond fait un char de 23 tonnes avec canon de 75 et quatre mitrailleuses.

Le char Schneider comme celui de Saint-Chamond sont gênés par leur avant en porte-à-faux qui les empêche de franchir des tranchées et qui fait que, lorsque le char pique du nez dans une tranchée, il ne peut plus s’en sortir.

Nous arrivons maintenant à un beau dimanche de 1916. Je rappelle qu’à ce moment-là on prenait parfaitement la guerre au sérieux et on travaillait dimanches et fêtes. Ce jour-là on devait peut-être quitter un peu plus tôt et j’avais reçu des billets pour aller voir à la Porte Saint-Martin “La Flambée”. Au milieu de l’après-midi, vers trois heures et demie, nous avons la visite au Bureau d’études de messieurs Renault et Serre avec le colonel Estienne qui pense tout de même encore à un char plus important. M. Renault lui objecte qu’il ne peut sortir un moteur assez puissant en si peu de temps. On discute tout l’après-midi jusqu’à 8 heures du soir et c’est le colonel Estienne qui n’était pas tout à fait convaincu de faire un char léger, qui tenait en somme un peu tête à Renault ; mais on s’est séparé à 8 heures du soir, chacun restant à peu près sur ses positions. Du coup, entre parenthèses, je fais observer que, au lieu d’aller voir jouer “La Flambée”, c’était ma soirée qui l’était, flambée !…

A la suite de cette visite, M. Renault nous donne l’odre de préparer 12 avant-projets. Les 10 premiers cocnernaient des chars relativement lourds du type Estienne, le 11è était relatif au char léger juste pour deux personnes, un conducteur et un tireur avec un canon de 75 court ou une mitrailleuse. Le 12è était relatif à un camion sur chenilles dont j’ai déjà parlé plus haut, dérivé du tracteur Holt à 3 chariots au lieu de 2, pour transporter le canon Filloux.

Devant l’indécision des militaires, M. Renault dit :“Ils n’en veulent pas, je m’en fous, j’en fais un, ils nous allouent généreusement trois mois pour sortir un prototype”.

En octobre 1916, le colonel Estienne demande au général Mourret de voir le projet de char léger. Mourret ne bouge même pas, ça ne l’intéressait pas. Au bout de quelques semaines arrive une commande de camions à chenilles. Renault, qui s’atttendait à une commande de chars, est furieux, mais continue quand même l’étude et la construction du prototype de char. Le 13 décembre 1916, Renault reçoit la commande de… un… char. Le 30 décembre 1916, une maquette en bois est présentée aux gens de l’arrière dont Mourret faisait partie. Ce dernier trouve la solution Renault pas au point : centre de gravité un peu trop à l’arrière ; il trouve aussi le char trop léger, il prétend qu’il n’est pas habitable, qu’au bout de 10 minutes de tir les occupants seraient asphyxiés. Il avait tout simplement oublié que le ventilateur de refroidissement du radiateur aspirait son air directement dans le compartiment avant où se trouvaient les deux occupants de sorte que l’air de ce compartiement était renouvelé en quelques secondes. Là-dessus, Renault continue tout de même la construction du prototype dont les essais ont lieu vers la fin janvier 1917.

Ici, je rappelle un épisode assez amusant. M. Renault m’avait demandé de faire en sorte que le char soit le plus léger possible et par conséquent de faire des organes très légers ; ainsi, en particulier, il m’avait donné comme consigne de faire pour le dossier du siège du conducteur une simple sangle.

Fin janvier 1917, le prototype sort, M. Renault monte dedans et l’essaie ; il arrive en face d’un tas de copeaux, face à l’atelier qui s’appelait, déjà à ce moment-là, l’Artillerie et lui prend fantaisie de monter sur ce tas de copeaux avec le char.

L’appareil commence donc l’ascension du tas de copeaux en se dressant presque à la verticale ; du coup, M. Renault bascule en arrière, casse le dossier du siège trop léger et tombe à la renverse les quatre fers en l’air dans le char. Nous nous attendions à nous faire “enguirlander” à sa sortie mais pas du tout. M. Renault a trouvé le moyen de se remettre d’aplomb et de regagner son poste de commande, car le char, qui avait continué imperturbablement sa course, était descendu bien tranquillement de l’autre côté.

En sortant du char, M. Renault me prend à part et me dit : “Tout de même, mon vieux, il faudra me faire quelque chose de plus solide, vous me ferez un dossier articulé en tôle emboutie”. A la suite de cet essai et de quelques petites mises au point, le 22 février ont lieu des essais sur la berge de la Seine où M. Renault a bien failli entrer dans l’eau avec le char et n’a pu s’arrêter qu’à la dernière minute par suite d’un mauvais réglage de l’embrayage.

Petit à petit on a apporté au char une série de petites modifications et de perfectionnements, par exemple l’adjonction d’une queue à l’arrière pour lui permettre de franchir des tranchées relativement larges.

Les modifications successives ont porté principalement sur la commande du ventilateur. Les premiers chars étaient munis d’une chaîne en cuir constituée de maillons articulés ; ceci ne tenait pas très bien ; on a successivement essayé des courroies plates et finalement on est arrivé à une courroie trapézoïdale en caoutchouc entoilé qui a donné de très bons résultats.

L’administration militaire avait créé une formation appelée D.M.A.P. qui se réunissait en conseil tous les 8 ou 15 jours et à laquelle assistait mon adjoint, M. Conques, chargé spécialement de la partie administrative de l’affaire. Au cours de ces conseils, bien des opinions étaient émises au sujet de modifications et de perfectionnements, mais surtout il paraît qu’on ne s’y ennuyait pas. Trè souvent, M. Conques nous rapportait quelques anecdotes et quelques plaisanteries, en particulier quelques maximes qui n’ont évidemment rien à voir avec la mécanique mais qui montrent un peu dans quelle atmosphère de bonne humeur se passaient ces réunions.

Mes souvenirs ne sont plus très exacts en ce qui cocnerne la signification du sigle D.M.A.P. dont on désignait cette commission, mais ces quatre lettres étaient souvent traduites humoristiquement par “Démolition du matériel, abrutissement du personnel”.

En conclusion, nous pouvons dire que, malgré les obstacles soulevés par les commissions administratives, c’est M. Renault qui a eu raison d’insister dans son idée de char léger, fabriqué en très grand nombre.

L’avenir l’a d’ailleurs prouvé car, malgré certaines réelles petites imperfections, le char a fait du bon travail, ce qui lui a valu, comme chacun sait, le surnom de “Char de la Victoire”.

Pendant toute la guerre, le personnel de l’usine avait bien compris l’importance de l’idée de M. Renault de faire un petit char en grande quantité (il y en eut plusieurs milliers de réalisés) et lorsqu’au 11 novembre 1918 l’Armistice fut sonné, une vague d’enthousiasme souleva le personnel et, de plusieurs ateliers, sans qu’il y eu la moindre concertation, sortirent des troupes d’ouvriers qui, frappant sur des bidons et faisant un tintamarre épouvantable, vinrent faire une ovation au Patron qui, très ému, leur dit du haut de son bureau: “Merci, mes amis, c’est vous qui avez gagné la guerre” ! Il est bien connu que c’est l’entrée en action des chars FT avec leur efficacité et leur effet de surprise qui a provoqué la chute définitive des armées allemandes.

Si le général Estienne a été le créateur de l’armée blindée, c’est M. Renault qui par son idée géniale de faire un char léger en grande quantité a été un des artisans de la victoire au même titre qu’un général qui par sa stratégie aurait forcé la victoire.

Enfin, je dirai pour en terminer avec le char FT que, lorsque le 11 novembre 1918 l’armistice fut signé, nous nous trouvions à la tête d’un stock très important d’organes pour le char. Sur demande de M. Renault et pour utiliser au maximum ces organes nous avons d’abord confectionné un tracteur très puissant qui a été livré à la ferme de M. Renault, à Herqueville, et qui faisait tous les gros travaux : dessouchages, dépannages, etc., et que les gens de la ferme avaient baptisé “Clémenceau” car c’était “l’homme de la situation”.

Par la suite, toujours avec les mêmes organes en stock nous avons fait des tracteurs agricoles plus légers, des chars forestiers, des chars alpins et même des chars de traction de péniches.

A partir de 1920 commence une nouvelle période de grande activité où il m’a encore été donné de travailler directement avec Louis Renault. Il s’agit de la série d’études de matériel ferroviaire.

A cette époque, certaines lignes de chemin de fer étaient en déficit, le nombre de leurs voyageurs ne couvrait plus les frais très lourds d’exploitation occasionnés par les locomotives à vapeur.

L’idée se fit jour d’adapter le moteur d’automobile à la traction ferroviaire.

Plusieurs constructeurs avaient déjà essayé des automotrices légères en adaptant des châssis de poids lourds au roulement sur rails. Cette nouveauté intéressa naturellement M. Renault qui me chargea de l’étude de ces automotrices qui prirent par la suite le nom d’autorails. Nos premiers engins furent des locomotives à voie étroite pour carrières et mines. C’est ainsi que nous avons sorti les petites locomotives du train du Jardin d’acclimatation et par la suite des autorails 18 – 25 – 40 chevaux à essieux fixes et à boggies qui furent l’objet d’études très intéressantes au point de vue de tenue de voie.

  1. Renault s’intéressait particulièrement aux transmissions mécaniques.

Dès les années 1930, presque tous les constructeurs envisageaient l’emploi, pour leurs changements de vitesses, de synchroniseurs (petits dispositifs d’embrayage partiel ayant pour but d’amener en synchronisme les engrenages des différentes vitesses).

Il existait alors, à l’usine, un gros moteur Diesel de 800 ch. construit par mon collègue Prieur et que M. Renault désirait employer à équiper un locotracteur. Un moteur de cette taille exigeait l’emploi d’une transmission très volumineuse et lourde pour laquelle il était nécessaire de réaliser un système de synchronisation tout à fait exact et puissant si l’on voulait éviter des catastrophes lors des changements de vitesses.

Donc un soir de 1931, alors que j’étais rentré chez moi, à Billancourt, et que j’étais en train de dîner, on vint me chercher de la part de M. Renault qui me demandait à son bureau. Je quitte donc tout et j’arrive chez M. Renault. C’est là qu’il nous fit part, à M. Serre et à moi, d’un projet de synchroniseur à grande puissance utilisant des trains planétaires, en nombre égal à celui des rapports de vitesses, et qu’il suffisait de freiner à tour de rôle pour amener les vitesses en synchronisation.

Je revois encore notre patron faire le croquis, en tirant la langue comme un élève bien appliqué, croquis s’expliquant lui-même.

Il a été fait un essai de ce système simplement sur une partie d’engrenages très volumineux en se servant d’un différentiel de voiture en guise de planétaire.

L’apparition des Diesels rapides et légers, dont j’ai eu l’honneur d’étudier et de sortir un modèle 6 cylindres 110 ch, a rendu illusoire l’emploi du gros moteur 800 ch mentionné plus haut.

J’ai toujours conservé très précieusement le croquis qui a été réalisé au début des études qu’il m’a été donné de faire ultérieurement et qui ont abouti à l’emploi, sur quelques locomotives à moteur Diesel et à turbines à gaz, d’un système de synchronisation exécutant, tout simplement, la manoeuvre automatique du double débrayage, contrôlée par un comparateur sphérique que beaucoup ont connu sous le nom de “Bouboule”.

Devant le besoin de moteurs de plus en plus puissants, M. Renault créa d’abord le moteur Diesel à grande vitesse de 150 ch 6 cylindres dont j’étudiai et sortis le prototype. Il fit ensuite étudier et réaliser les moteurs 300 ch 12 cylindres et 500 ch 16 cylindres. Le 300 ch équipe une grande série d’autorails dont certains, les ABJ, exécutés à plusieurs centaines d’exemplaires circulent encore.

Le début de la guerre de 1940 marqua la fin de ma collaboration directe avec M. Renault dont la santé était devenue précaire. Il eut bientôt beaucoup de mal à s’exprimer.

Il me souvient qu’après la cessation de la guerre, avant les tristes événements que l’on sait, il était venu nous voir avenue Foch où mes bureaux avaient été transférés. Je le vois encore, debout à la porte de notre local, cherchant ses mots et n’arrivant à dire que “Travaillez… Travaillez”. Cette entrevue fut la dernière et c’est toujours avec une profonde tristesse que j’y pense tout en me remémorant les bons moments de notre collaboration et en lui grandant une grande reconnaissance pour les bons conseils qu’il m’a donnés.

 

Auguste Riolfo

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

Début avril 1930, j’étais présenté à M. Renault par M. Roques alors chef des fonderies. Accueil plutôt bourru qui finissait par ces mots de M. Renault :
– “Je cherche quelqu’un pour le service des essais et je le veux pour la fin du mois. Si ce n’est pas possible, faites le savoir à M. Roques”.
Je pus quitter la Société des automobiles Delage pour le 1er mai et rentrer chez Renault.
Seul M. Samuel Guillelmon avait été prévenu de mon engagement. Je me présentai à l’atelier des essais n° 153 et, comme il n’y avait qu’un mini bureau pour deux personnes, M. Renault ne voulant pas de grands bureaux dans les ateliers, je fus envoyé au 3e étage, à la documentation ; à moi de trouver une table et une chaise.
M. Renault me demanda d’essayer les différents modèles de voitures et je commençai par la Nervastella, qui était boudée de la clientèle à cause d’un manque total de reprises. L’essai que j’en fis me confirma ce défaut.
A la documentation, j’étudiai la notice descriptive de cette voiture. Je fus surpris par le réglage de la distribution, nullement adapté à cette voiture, assez lourde pour un moteur de cylindrée 4,2 I. J’avais beaucoup appris chez Delage la technique du moteur (7 ans d’outillage et chef des études). Je fis alors fabriquer un arbre à cames avec un croisement de quelques degrés et un retard fermeture admission de 35° tenant compte du régime maximal du moteur : 3 200 à 3 500 tr/min. Le résultat sur voiture fut indiscutable et comme M. Boullaire avait été informé par des indiscrétions, il me demanda de disposer de la Nervastella avec moteur modifié pour aller à Herqueville le dimanche. Il la fit d’ailleurs essayer à M. Renault qui me convoqua dans son bureau le lundi matin. Ce fut ma première conversation avec lui et je dus lui expliquer comment j’avais obtenu cette amélioration. Il me demanda si j’avais un deuxième arbre à cames et, sur ma réponse affirmative, il donna des instructions pour le faire monter sur sa Nervastella personnelle. Le samedi suivant, il l’utilisa pour aller à Herqueville. Le lundi, il fit appeler M. Serre lui reprochant de n’avoir pas su choisir un réglage convenable de distribution pour le moteur Nerva et il lui donna ordre de passer aussitôt en série mon arbre à cames. J’ai su après que lui-même avait donné des instructions au B.E. de copier l’essentiel d’un moteur Chrysler qu’il avait fait venir des U.S.A.
Ainsi, il montra dans cette question qu’il n’était pas aussi autocrate qu’on le disait et, montrant qu’il prenait confiance en moi, il me demanda de solutionner le refroidissement du moteur Nerva qui était aussi défectueux.
Je fis des essais préliminaires au banc, puis j’appliquai les solutions sur la voiture du 153. Quand je fus satisfait, je mis M. Renault au courant qui me demanda alors d’essayer la voiture dans la montée du puy de Dôme.
Je partis avec l’ingénieur Sturm du 153. En cours de route, j’accidentai la voiture et fis un tonneau alors que nous roulions à 130 km/h. Nous dûmes rentrer par le train.
Le lendemain matin, je me présentai à M. Renault pour lui expliquer la manoeuvre que j’avais dû faire pour éviter une collision et lui dis que j’étais décidé à repartir s’il voulait bien me confier une voiture. Il fit appeler M. Serre et lui dit de me donner satisfaction. Il me recommanda de rouler moins vite sur la route ; seul le résultat de la montée du puy de Dôme l’intéressait.
Le refroidissement fut satisfaisant et M. Renault me mit en rapport avec le bureau d’études pour appliquer en série les modifications que j’avais mises au point. Il montrait ainsi son sens pragmatique.
A l’atelier, on me disait que le moteur de la Vivasix coulait toujours la 5e bielle dès que l’on faisait 2 tours de piste à Montlhéry à la vitesse maximale. Ce moteur n’avait pas le graissage sous pression mais par bagues, lesquelles recueillaient les fuites des tourillons pour les emmener aux bielles. J’installai sur une table un vilebrequin et son carter et j’alimentai la canalisation de graissage avec un ancien bidon de 5 litres rempli de gas-oil et placé à 2 mètres environ au-dessus de la table. Je constatai alors que les fuites du palier alimentant la 5e bielle étaient bien moins importantes que celles des autres paliers. Retirant le vilebrequin, je constatai que le jet de gas-oil sortant par le trou de ce palier avait 3 à 4 cm de haut alors que les autres étaient plus du double. Je fis cet essai après la fin de la journée quand arriva M. Renault. Je dus lui expliquer le but de cet essai. Il parut satisfait, me prit par le bras et m’amena jusqu’à l’atelier de l’artillerie qu’il voulait visiter. En cours de route, il me confia qu’il avait discuté avec le chef de service des moteurs de cette question et que, d’après lui, cela provenait d’un débit insuffisant de la pompe à huile.
Le lendemain matin, il me confronta avec le responsable des moteurs à qui j’exposai les résultats de mes essais et je demandai de faire modifier l’alimentation du palier que j’incriminais, puis d’aller tester une voiture à moteur modifié, sur la piste de Montlhéry. M. Renault voulait aussi modifier la hauteur des pignons de la pompe à huile, mais je m’y refusai.
La voiture à moteur modifié fut essayée sur plusieurs tours de piste à Montlhéry, sans incident.
J’annonçai le résultat à M. Renault qui me dit : “Faites modifier 20 moteurs et j’aurai alors la certitude que c’est la bonne solution”. Encore une fois, il était inspiré par son pragmatisme. Mais, au 5e moteur modifié et les résultats étant concluants, M. Renault décida la mise en série de ma modification. Il me donna alors la responsabilité du service des essais, en remplacement de M. Benoist qui fut muté au service “produits chimiques”. Et, pour asseoir mon autorité auprès de son état-major, il indiqua ma nomination lors d’une réunion journalière en ajoutant : “Le petit de chez Delage (il ne pouvait se rappeler mon nom) a bien amélioré nos moteurs ; veuillez satisfaire ses demandes”.
A partir de ce moment, j’étais souvent convoqué avec l’état-major, même lorsque aucune question discutée en réunion n’intéressait mon travail. Mais, M. Renault aimait avoir dans son bureau ses grands chefs de service : commerçants, techniciens, administratifs, etc. Ces fréquents contacts me firent vite comprendre le génie de M. Renault qui avait toujours raison quand il concluait une discussion.
Souvent, il m’appelait après 18 heures à l’atelier Tricoche où, en compagnie de M. Serre, il commentait les études nouvelles en réalisation. Un soir, il me dit : “Je voudrais adopter le graissage sous pression sur tous nos moteurs”. Je lui répondis que les moteurs Delage, plus rapides que les nôtres, fonctionnaient très bien avec ce système de graissage. Il eut un air sceptique et me dit : “Eh bien, commencez à modifier le moteur de la Monasix” (petit 6 cylindres qui équipait aussi la Monastella très appréciée par Mme Renault).
Avec quelques difficultés, j’arrivai à obtenir un moteur modifié suivant mes directives. Essayé au banc, il fonctionna normalement.
M. Renault me demanda de le faire monter sur une Monastella, puis de tourner pendant 6 heures à Montlhéry, à la vitesse maximale, et sous le contrôle d’un agent de l’Automobile-club.
L’essai terminé et satisfaisant, j’en informai M. Renault qui me dit : “C’est bien”, puis me fit remettre une prime par M. Guillelmon.
Il fit appliquer ensuite ce graissage en série.
Ce qui surprend, c’est qu’un génie de la mécanique comme était M. Renault n’ait jamais pensé à poser ce problème à son bureau d’études. Était-ce un manque de confiance, car il n’aurait pas pu imposer sa solution comme il avait l’habitude de le faire ?
M. Renault me demandait quelquefois d’aller le samedi à Herqueville pour lui faire essayer soit un nouvel organe, boîte, direction, suspension, soit une nouvelle voiture. Il conduisait alors lui-même et j’ai toujours été étonné par son adresse et la rapidité de ses réflexes. Tout en conduisant, il sortait la langue qui allait de droite à gauche. L’essai terminé, nous faisions le tour de la propriété, il me parlait familièrement me donnant le bras ou posant sa main droite sur mon épaule. Puis, je fus invité à déjeuner en compagnie de Mme Renault et de Jean-Louis. M. Renault mangeait vite mais assez peu.
Quand je prenais congé, le valet de chambre me remettait toujours un colis contenant volaille, beurre et parfois du cidre de la ferme qui était supérieur.
Le bureau de M. Renault à Herqueville était assez simple comme mobilier et pas grand. Pendant que nous discutions, M. Renault se passait, à sec sur ses joues, un rasoir Gillette et je n’ai jamais pu en connaître la raison.
A l’époque de la chasse, le lundi, M. Renault faisait remettre à ses principaux chefs de service au moins deux pièces de gibier (faisan, lièvre, lapin).
Deux fois, j’ai été invité à ces chasses et M. Renault exultait quand je ratais un gibier et qu’il le tuait ensuite. M. Renault était un excellent tireur. A Herqueville, ce n’était plus l’autocrate de Billancourt ; il était familier, généreux et vous manifestait beaucoup de considération.
Un samedi, j’y étais allé pour lui faire essayer la nouvelle voiture Primastella. L’essai terminé, vers 11 h 30, M. Renault me demanda si je restais pour le déjeuner. “Je préfère rentrer de suite, lui dis-je, car j’ai promis à mes quatre enfants de les emmener l’après-midi en forêt de Fontainebleau”. “Bien, me dit-il, on va vous remettre un petit colis (comme d’habitude) et vous partirez ensuite”.
Quelques minutes après, Mme Renault passe et me dit : “Puisque vous rentrez à Paris, voulez-vous emmener mon professeur de natation qui va être prêt dans un moment ?”. J’attendis encore un quart d’heure quand passa M. Renault qui me demanda si son valet de chambre ne m’avait pas remis le colis. Je lui fis part de la demande de Mme Renault. Il se mit en colère, exigea que je parte aussitôt et s’exclama “Le professeur de natation rentrera par le train !”. Encore une marque de considération envers l’un de ses collaborateurs.
En 1938, avant le Salon de l’auto, la direction commerciale avait convoqué les principaux agents pour qu’ils exposent leurs doléances. M. Renault présidait la réunion. La plainte unanime fut la très mauvaise qualité du freinage et on vanta les Citroën qui déjà étaient équipées des freins Lockeed. M. Renault dit qu’il ne comprenait pas car les freins de sa Nerva fonctionnaient très bien et il quitta la réunion.
Le lendemain, il me convoqua dans son bureau pour me demander mon avis. Je confirmai les griefs de nos agents et lui dis que, chaque semaine, son chauffeur Joseph me conduisait sa Nerva au 153 pour la vérification du freinage. J’insistai sur la seule bonne solution qui était d’adopter la transmission Lockeed. Il se fâcha et, poliment, m’accompagna jusqu’à la porte de son bureau.
Pendant quelques jours, je ne fus plus convoqué aux réunions de son état-major et je pensais être tombé en disgrâce. Puis tout redevint comme avant.
Quelque temps après, je fus convoqué seul. Je fus reçu avec un sourire et M. Renault me dit : “J’ai traité avec Lockeed et je tenais à vous en informer le premier”.
La guerre, déclarée en septembre 1939, empêcha d’exposer au Salon nos voitures équipées de ce freinage, mais nous roulions déjà avec la Primaquatre et la Juvaquatre ainsi modifiées.
Pendant l’Occupation, j’eus beaucoup moins de contacts avec M. Renault. Seule, la section moteurs d’aviation de l’atelier 153 avait encore une activité et j’avais alors affaire avec M. de Peyrecave.
Mais, après mon arrestation par la Gestapo en mai 1943, M. Renault, malgré tous ses soucis et l’aphasie qui le minait, montra beaucoup de sollicitude à mon égard, ainsi qu’envers les autres personnes arrêtées en même temps que moi.
Quand nous fûmes libérés, après 53 jours au Cherche-Midi, je fus convoqué rue des Saussaies et le chef de la Gestapo me dit : “Nous vous libérons à la suite des démarches pressantes de M. Renault, mais vous serez surveillé” (1).
J’ajouterai qu’une pétition signée par tous les chefs de service de l’usine de Billancourt (fabrication, commercial, administratif) avait été remise au commissaire allemand prince von Urach, mais elle n’avait eu aucun effet.
Dans ce cas encore, M. Renault montrait toute la considération qu’il avait pour ses collaborateurs.

(1) Il faudra tout de même attendre près de 35 ans pour qu’Auguste Riolfo, ancien résistant, membre de l’O.C.M., fasse ce témoignage capital (note du rédacteur).