Archives mensuelles : novembre 2015

USINES RENAULT Situation au 15 Janvier 1940

Source : Archives de la préfecture de police (APP) BA 2136

ORGANISATION

DU TRAVAIL

Les Usines Renault de Boulogne occupaient, avant la mobilisation un personnel de 33.000 ouvriers, techniciens et employés.

Au cours de la période allant du 20 août au 20 Septembre, environ 14.000 d’entre eux ont été rappelés sous les drapeaux, ce qui a ramené à 19.000 le chiffre global des effectifs de la firme.

Ces départs nombreux, conjugués avec la nécessité d’adapter la production de l’Usine aux besoins nouveaux de la Défense Nationale, ont provoqué une désorganisation des ateliers et, de ce fait, le rendement en général a très sensiblement diminué dans les premières semaines de la guerre.

Cependant, à l’heure actuelle, le travail est redevenu tout à fait normal dans les ateliers qui, avant la guerre, étaient déjà affectés à une production pour l’armée (chars de combat, automitrailleuses).

Par ailleurs, la production générale des usines Renault s’est sensiblement améliorée ; elle sera, sans doute pleinement satisfaisante dans un très court délai, lorsque sera terminé, d’une part, l’installation de l’outillage nécessaire aux nouvelles fabrications de guerre, et, d’autre part, le recrutement du personnel complémentaire.

Déjà un assez grand nombre d’éléments ont été rappelés des armées et la Direction a procédé à un certain nombre d’embauchages. A la date du 15 Janvier courant, l’effectif des Usines Renault était de 26.000 se répartissant ainsi :

– Techniciens : 2.360

– Employés : 2.250

– Ouvriers : 21.390

Le tableau ci-après donne approximativement la répartition du personnel ouvrier dans les 38 secteurs de l’usine.

N° des secteurs Désignation Effectifs moyens y compris

les absents- chiffres arrondis

Secteur 1 Forges 1000
2 Fonderies, fer et fonte 900
3 Outillage, tôlerie, produits chimiques, modelage métallique 600
4 Tôlerie 650
5 Serrures, emboutissage à chaud 650
6 Entretien, service électrique 740
7 Emboutissage à froid 140
7 bis Fabrications spéciales (chars) 320
8 Fonderies métaux fins – Etirage 400
9 Pièces de rechange, modelage bois 620
10 Usinage montage moteurs 450
11 Usinage cylindres et vilebrequins 500
12 Usinage pièces moteurs 800
13 Taillages pignons 700
14 Cémentation, taillage, boîtes de vitesses 500
15 Roulements à bille, dynastarts 600
16 Outillage central 900
17 Outillage central 900
18 Décolletage – Usinage hors-série 800
18 bis Usinage hors-série – ouate 130
19 Décolletage 1200
20 Artillerie – Usinage montage série 700
21 Artillerie 600
22 Montage carrosserie 600
23 Sellerie, confection, divers 350
23 bis Peinture 400
24 Camions, automotrices 500
25 Tôlerie, emboutissage tôlerie 400
26 Tôlerie 400
27 Service des bois 900
27 bis Carton, caoutchouc, blanchisserie 180
28 Charpente en fer, maçonnerie, gare, etc. 1000
29 Réparation M.P.R. essais, démonstrations 400
29 bis Réparations V.I. 250
29 ter Livraisons, camionnage 100
30 Carrosserie, Usine O 200
31 Divers Usine O 1000

SITUATION POLITIQUE DU

PERSONNEL OUVRIER.

L’importante concentration d’ouvriers aux Usines Renault a toujours incité les groupements politiques et corporatifs à faire des efforts considérables pour y développer respectivement leur influence. C’est qu’en effet, la métallurgie est considérée dans le mouvement ouvrier comme l’une des branches essentielles et, dans la métallurgie de la Région Parisienne, les Usines Renault de Boulogne constituent le secteur le plus important.

Avant la grève générale du 30 Novembre 1938, les communistes, régulièrement inscrits aux cellules Renault étaient au nombre de 6.500 environ. L’échec de la grève amena une baisse sensible des effectifs qui, en août 1939, étaient réduits à 3500 adhérents inscrits. Aujourd’hui, on compte, disséminés dans les ateliers, environ 1200 éléments restés fidèles à la IIIème Internationale.

Les ateliers les plus gagnés par les communistes sont les suivants. Ils comportent une proportion de 50% au maximum, à 30% de militants, et peuvent être rangés dans l’ordre décroissant suivant :

1°) – Roulement à billes,

2°) – Tôlerie,

3°) – Outillage central,

4°) – Décolletage,

5°) – Artillerie,

6°) – Entretien,

7°) – Charpente.

Il y a lieu de noter que les ateliers de nickelage et de chromage qui étaient composés presque uniquement d’éléments communistes très actifs, ont été supprimés. La Direction, pour se séparer d’ouvriers trop remuants, a confié à d’autres firmes les travaux de nickelage et de chromage.

L’influence communiste aux Usines Renault est, par rapport à l’avant-guerre, en régression certaine. Il est évident que les licenciements massifs des ouvriers qui avaient pris une part active aux incidents de Novembre 1938, le contrôle de l’embauchage et, plus récemment, la dissolution du Parti Communiste, l’arrestation d’un certain nombre de militants, en bref, l’ensemble des mesures prises contre le mouvement révolutionnaire, ont porté un coup très dur à la propagande moscoutaire.

Le Parti Socialiste (S.F.I.O.) avait, en 1936, constitué aux Usines Renault des Amicales, mais les adhésions n’avaient pas été très nombreuses. Elles pouvaient être chiffrées à 5 à 600 à la veille de la guerre. Depuis la mobilisation, aucune activité politique socialiste ne s’est manifestée.

Le Parti Populaire Français (P.P.F.) avait organisé, depuis 1935, un très gros effort de propagande dans les Usines Renault et avait créé des « groupes » réunissant un millier d’adhérents. La guerre a désorganisé ces groupes. A l’heure actuelle, on peut estimer à 200 le nombre des adhérents régulièrement inscrits. L’action très active du P.P.F. peut être considérée comme rayonnant, en outre, sur environ 1000 sympathisants.

Le Parti Social Français (P.S.F.) avait fondé, aux Usines Renault, un Syndicat Professionnel, qui avait recueilli environ 1500 adhésions. Actuellement, ce Syndicat compte environ 200 membres et peut s’appuyer, en outre, sur un millier de sympathisants.

A noter qu’un Syndicat Chrétien comptait 5 à 600 membres réduits, par suite de la guerre à 250.

En dehors de ces divers groupements, la grande masse ouvrière n’affiche, à l’heure actuelle, aucune sympathie politique.

PROPAGANDE COMMUNISTE.

C’est sur elle que les éléments ayant appartenu à l’ex-Parti Communiste et qui sont restés à l’usine tentent actuellement de porter leurs efforts de propagande. Leurs moyens d’action sont bien connus : tracts, papillons collés sur les murs, mots d’ordre transmis de bouche à oreille.

Le contenu de la propagande et de l’agitation communistes présentés (sic) vise aux objectifs suivants :

– a) discréditer le Gouvernement Daladier, le Parlement, les institutions d’Etat et les buts de guerre affirmés par le Gouvernement.

L’accent est mis sur le « caractère capitaliste » de la guerre. C’est ce qui ressort d’un examen attentif des « slogans » qui reviennent le plus souvent dans les tracts et papillons de propagande. Exemple : Daladier, Chamberlain sont les agents des gros capitalistes et des marchands de canons : « C’est à leur profit que vous faites la guerre ». « Daladier, c’est la dictature de la ploutocratie ».

Cette campagne s’accompagne du leitmotiv suivant : « Le Parti Communiste vit plus que jamais » ; « Vive la liberté et la paix immédiate ».

La lutte des communistes contre la répression qui leur porte des coups très durs, s’oriente surtout vers l’apologie de leurs chefs et de leur courage. Exemple : « Nous luttons seuls contre tous » ; « On nous arrête nos militants parce qu’ils sont vos meilleurs défenseurs et qu’ils luttent pour la paix ».

– b) Défendre l’U.R.S.S. et sa politique.

Après l’agression de la Pologne, celle de la Finlande a incontestablement porté un nouveau coup au prestige de l’U.R.S.S. parmi les ouvriers, mais ce qui touche le plus durement ces derniers, surtout ceux qui ont été influencés directement par la doctrine communiste, c’est la défaite de l’armée rouge.

Il ne faut pas oublier que les ouvriers communistes ou sympathisants étaient fermement convaincus de la force matérielle et technique de l’armée rouge qu’on leur avait tant prônée et que, d’autre part, la croyance dans la foi du soldat rouge qui devait être meilleur combattant que d’autres, parce qu’il se bat pour « son » état prolétarien, pour « son » régime socialiste, était profondément ancrée dans leur esprit. La déception et la désillusion sont très fortes.

Les communistes endurcis réagissent en proclamant que toutes les nouvelles publiées en France sur la guerre en Finlande sont fausses et qu’en plus, c’est volontairement que Staline ne veut pas avancer plus vite « car, disent-ils, l’U.R.S.S. ne veut pas envahir complètement la Finlande et l’annexer, mais l’obliger à accepter les revendications russes qui sont légitimes et modestes ».

D’autre part, les communistes tentent d’accréditer l’astuce suivante : Il n’y a pas de guerre entre l’U.R.S.S.et la Finlande. En réalité, ce sont les capitalistes de France, d’Angleterre et d’Amérique qui font la guerre contre l’U.R.S.S. par l’intermédiaire de la Finlande.

– c) réagir contre l’apathie qui caractérise l’état d’esprit des ouvriers.

Pour cela, les communistes font de gros efforts de propagande individuelle pour expliquer aux ouvriers qu’ils ne doivent pas rester passifs. Ils mettent à profit le moindre incident : retard des moyens de transport, froid, retenues sur les salaires, hausse de certains produits alimentaires pour pousser les travailleurs à protester.

Ils tentent aussi d’étendre le système à l’aide aux femmes de mobilisés, secours en nature et en espèces, etc…

– d) Discréditer tous les efforts des militants modérés qui tentent de regrouper et d’organiser les ouvriers en dehors de l’influence communiste.

Cette action des éléments communistes est surtout visible dans la campagne acharnée qu’ils mènent contre les socialistes et les syndicalistes anti-communistes. Toute une campagne de dénigration (sic) systématique, d’injures, de calomnies, est réalisée contre ces militants.

Pour la propagande auprès des femmes, on utilise surtout des éléments de leur sexe. On estime, en effet, que l’action de celles-ci est plus difficile à déceler et dans les circonstances actuelles, plus efficace que celle des hommes. Elle s’exerce surtout en dehors de l’usine, dans les magasins, les transports en commun, c’est-à-dire au cours des actes normaux de la vie journalière.

Un autre effort a été entrepris par les éléments de tendance communiste dans le cadre du Décret du 10 Novembre 1939 qui prévoit la création de délégués désignés par le syndicat le plus représentatif. Pour obtenir leur désignation aux postes de délégués, les communistes s’efforcent de prendre progressivement le contrôle de la section « Renault » du « Syndicat des Métaux de la Région Parisienne », récemment créé par la C.G.T. pour remplacer l’ancienne « Union Syndicale des Travailleurs de la Métallurgie » dissoute.

Ils espèrent que leur action de noyautage sera facilitée par l’indifférence des éléments ouvriers modérés à l’égard de la chose syndicale. Les communistes rappellent le nombre croissant des abstentions aux dernières élections de délégués chez Renault :

– 6% en Juin 1936 ;

– 13% en Juillet 1938 ;

– 27% en Décembre 1938 ;

– 33% en Juillet 1939 ;

Il est à noter à ce sujet, que l’initiative prise par la Direction de la C.G.T. de créer un Syndicat des Métaux destiné à remplacer les anciennes organisations syndicales et d’où seront exclus les dirigeants à tendance communiste, ne peut se réaliser qu’assez lentement.

Actuellement, ce nouveau groupement comporte trente sections syndicales d’usines groupant 4000 cotisants, dont 350 pour les usines Renault. C’est, évidemment, très insuffisant mais le travail de réorganisation se poursuit activement et peut, dans un délai rapproché, donner des résultats plus substantiels.

PERSPECTIVES COMMUNISTES

Regrouper leurs forces, les réorganiser, comblés les vides causés par la répression, éduquer les cadres et en réformer, tel semble être le premier groupe de préoccupations des dirigeants communistes.

La structure ancienne de la cellule étant impossible à maintenir actuellement, il s’agit de multiplier les petits groupes de travail (deux responsables et un agent de liaison) qui peuvent plus facilement échapper à la répression.

Les militants de base qui peuvent encore faire à l’usine un certain travail clandestin, ont reçu du secrétariat de l’Internationale, l’ordre de se « camoufler » davantage. La consigne, le mot d’ordre, est de durer et tout en entretenant une certaine agitation de surface, de préserver les éléments indispensables au Parti, pour faire face à des événements plus décisifs, à un mécontentement éventuel plus grand dans les masses populaires.

La conjugaison des événements militaires sur le front (offensive allemande ou en tout cas, plus grande activité militaire) avec un travail de désagrégation intérieur du moral, telles sont les perspectives que se fixent les dirigeants communistes.

Pratiquement, les éléments avertis de l’activité communiste s’attendent à une tentative préparée de longue haleine pour le 1er Mai 1940. Quelle forme revêtira cet objectif d’action ? Rien n’est encore arrêté à ce sujet mais il paraît probable que l’Internationale s’attachera à connaître ce jour-là, le degré de cristallisation du mécontentement qu’elle s’applique à susciter dans les usines.

Déjà, le Syndicat des Métaux de la Région Parisienne, qui vient de se reconstituer sur une base anticommuniste, a perçu dans certaines usines et notamment chez Renault des signes de cette préparation. Ses dirigeants qui gardent encore là-dessus le secret le plus rigoureux pour laisser les communistes se démasquer le plus possible, suivent avec vigilance les efforts des moscoutaires sur ce point particulier, de manière à déterminer en temps opportun les mesures de riposte nécessaire.

Pour l’instant, la portée de la propagande faite aux Usines Renault par les éléments de tendance communiste est assez limitée. Nombreux sont les éléments qui hésitent à s’y associer, par crainte des mesures de répression. Mais il n’est pas douteux que les efforts déployés par les éléments moscoutaires dans l’exploitation, pour leur propagande, des moindres sujets de mécontentement, sont susceptibles de leur donner des résultats et, à la faveur des circonstances favorables, l’influence communiste peut, de nouveau, se faire sentir très sensiblement dans un avenir prochain.

ATTITUDE DE LA DIRECTION

Cette situation a retenu toute l’attention de la Direction des Usines Renault qui voudrait éviter de fournir aux éléments communistes des motifs d’agitation. Elle entend accentuer ses relations avec son personnel et réaliser les améliorations d’hygiène et des conditions de travail jugées nécessaires.

C’est dans cet état d’esprit qu’elle fait un effort financier en faveur de ses ouvriers mobilisés, et qu’elle s’efforce d’employer à l’usine, les femmes de ses derniers.

Il y a lieu de souligner que, depuis le début de la guerre, le travail dans différents ateliers de l’usine Renault, n’a été troublé par aucune manifestation ou initiative de caractère politique ou revendicatif. La Direction estime que la baisse du rendement qu’elle a pu constater dans plusieurs cas, n’est nullement imputable à une mauvaise volonté quelconque de la part des ouvriers, mais qu’elle est rigoureusement le résultat de la réorganisation de l’Usine.

Elle indique que si tous les ouvriers font 60 heures, jusqu’à présent un certain nombre n’avaient ni l’ouvrage, ni les pièces nécessaires pour travailler normalement durant ce temps.

Mais les mesures de réorganisation commencent à porter leurs fruits et dès que l’approvisionnement de l’usine en matières premières sera régulier, ce qui paraît imminent, la Direction pense que le rendement normal sera atteint.

Entretien Renault-Hitler du 21 février 1935

Source : Bundesarchiv R43 II 1439

Présentation du document

Louis Renault et Adolf Hitler en 1935

Louis Renault et Adolf Hitler en 1935

A la fin des années 1990, après de minutieuses recherches dans les archives allemandes, le professeur Patrick Fridenson a retrouvé la trace du compte-rendu de l’entretien entre Louis Renault et Adolf Hitler daté du jeudi 21 février 1935 (1). Proposée par l’ambassadeur de France à Berlin, André François-Poncet, la rencontre eut lieu à la Chancellerie du Reich et dura sans doute deux heures. Nous publions ici le texte original en allemand et la traduction que nous devons à l’amabilité de Jacky Robert Ehrhardt.

C’est la seule fois que l’industriel eut une longue discussion avec le chancelier du Reich. Les deux autres rencontres ne durèrent en effet que quelques minutes, Hitler effectuant une visite protocolaire du stand Renault à l’occasion des salons de l’automobile de Berlin de février 1938 et février 1939.

Il faut retracer brièvement le contexte de cette première entrevue. La pensée de Louis Renault n’a alors rien de très original. En se fondant sur le précédent de la Grande Guerre, il est convaincu que les rivalités économiques et le jeu des alliances sont les causes principales des conflits. En tant qu’industriel, il pense pouvoir influer sur les premières, en dissipant la défiance et les “malentendus” qui séparent la France et l’Allemagne. Les espoirs de Louis Renault coïncident alors avec les grandes orientations diplomatiques des démocraties européennes. Dix-huit jours seulement avant la rencontre Renault-Hitler, le 3 février 1935, la France et l’Angleterre soumettaient au chancelier du Reich un nouveau plan comportant “un pacte oriental de non-agression et d’assistance mutuelle” auquel devaient participer la Pologne, les Etats baltes, l’URSS, la Tchécoslovaquie, la France et l’Allemagne.

Dans l’analyse qu’il a faite de ce texte, Patrick Fridenson a commis deux contresens. Le premier en affirmant que Louis Renault aurait nourri une hostilité à l’égard des Anglo-saxons depuis la crise mondiale. J’ai montré au contraire que le désir de soutenir la concurrence américaine (le terme d’ « hostilité » est ici tout à fait inapproprié) remontait à la fin de la Première guerre mondiale et avait été maintes fois affirmé tout au long des années vingt (2). Quant à l’Angleterre, les critiques de Louis Renault s’appliquaient à la diplomatie britannique qui ne manquait pas d’ambigüités, notamment en matière de désarmement (3). Mais lors de l’entretien à la chancellerie, il n’évoque que le problème des exportations automobiles, sans jamais traiter des questions diplomatiques. Il avoue d’ailleurs ne pas s’intéresser à la politique. Le deuxième contresens est dû, non pas à un manque de recherches du professeur Patrick Fridenson, mais à une documentation lacunaire, les archives privées n’étant pas encore accessibles à cette date : Louis Renault aurait été partisan d’une Europe dominée par le couple franco-allemand. Or les nombreux textes que j’ai publiés l’année suivante indiquent qu’il souhaitait une Europe égalitaire, ouverte à tous, sans aucune référence politique et religieuse, une fédération dans laquelle l’URSS de Staline aurait la même place que l’Allemagne de Hitler. La fédération économique des pays d’Europe, écrit-il le 21 mars 1936, doit être « faite en dehors de toute idée de nation ; dans un but purement humanitaire et social ; que tous les partis y adhèrent sans esprit de lutte, de passion politique ou religieuse » (4). Encore une fois, l’objectif de Louis Renault n’est pas de privilégier un pays sur un autre, mais d’éviter une nouvelle guerre. Il faut donc se méfier du déterminisme qui voudrait expliquer l’attitude présumée de l’industriel pendant l’Occupation par des pensées qui ne furent pas les siennes dans les années trente. Rappelons enfin qu’au début de 1935, Hitler n’est pas perçu comme le grand criminel que l’Europe découvrira quelques années plus tard avec effroi. Beaucoup de dirigeants européens, comme Léon Blum en 1936, étaient convaincus que le chancelier allemand voulait sincèrement la paix, ce qui nous paraît bien entendu ahurissant avec le recul du temps. Mais en février 1935, l’Allemagne n’a pas encore (ouvertement) réarmé. Le plébiscite du 13 janvier sur la Sarre semble indiquer que les voies de la négociation et de l’autodétermination l’emportent sur le recours à la force. Louis Renault profita toutefois de son séjour à Berlin pour faire espionner les fabrications militaires du Reich (en matière d’aéronautique et de fabrication d’obus), transmettant aussitôt les informations recueillies aux services compétents de la Défense nationale (5).

(1) P. Fridenson, « Première rencontre de Louis Renault avec Hitler », Renault Histoire n°11, juin 1999, pp. 8-18.

(2) Voir les notes 42 et 47 de ma Réponse à l’historienne Annie Lacroix-Riz… (cliquer sur l’intitulé pour lire l’article)

(3) L. Dingli, Louis Renault, Paris, 2000, p. 295.

(4) Note de Louis Renault du 21 mars 1936. APR. (Cliquer su l’intitulé pour lire l’archive)

(5) V. Denain à Louis Renault, 12 mars 1935. AR 91AQ 30 et Etude sur la fabrication des obus, 1935. APR.

Louis Renault à Raymond Poincaré le 8 décembre 1928

Source : Renault Histoire

Vous savez combien, de tout temps, les questions économiques m’ont intéressé. Au cours d’un nouveau voyage que j’ai fait aux Etats-Unis en juin dernier, j’ai été très fortement impressionné par le prodigieux développement de l’industrie et de la production de ce pays, et j’en suis revenu persuadé de la nécessité de prendre garde devant le danger que peuvent représenter pour notre pays cette formidable prospérité et ces énormes possibilités d’expansion mondiale.

Je sais quelle dette de reconnaissance nous avons envers vous et combien le magnifique redressement financier réalisé par vous a contribué au rétablissement économique de notre pays. Aussi, malgré les questions si importantes qui vous absorbent et le peu de temps dont vous disposez, je serais très heureux si vous pouviez parcourir la courte note que je vous adresse et où j’ai essayé de résumer mes idées sur la nécessité d’un programme d’intensification et de protection de la production française (…)

Louis Renault à Raoul Dautry le 10 décembre 1935

Source : Renault Histoire

Les félicitations si cordialement amicales que vous avez bien voulu m’adresser m’ont profondément touché et je tiens à vous en remercier très vivement, ainsi que des promesses si précieuses que vous y avez ajoutées, de continuer à aider notre industrie.

J’ai été très heureux de pouvoir montrer que des Français étaient capables, une fois de plus, dans notre domaine comme dans beaucoup d’autres, de venir en tête du progrès, non seulement pour la conception mais aussi pour la réalisation des idées les plus nouvelles.

Nous avons eu la même récompense pour nos avions légers avec moteurs de moyenne puissance. Malgré les déboires et les difficultés inévitables des débuts, nous avons réalisé d’importants progrès.

Je ne sais si vous l’avez appris ; je viens de faire tourner plus de deux cent cinquante heures sans arrêt notre nouveau moteur de 300 CV ayant voulu m’imposer cette épreuve, près de quatre fois plus longue que celle de l’essai de soixante-dix heures que vous nous demandez, et cela afin d’être certain de livrer un matériel parfait. Je n’ai pas besoin de vous dire combien de telles méthodes de fabrication sont onéreuses pour nous.

Aussi, j’espère que de leur côté, les pouvoirs publics comprendront qu’il est nécessaire de nous aider pour que nous puissions continuer notre oeuvre. Je suis absolument navré, et très inquiet, de voir la production automobile des Etats-Unis doublée depuis un an, celle de l’Angleterre également, celle de l’Allemagne triplée, tandis que celle de la France à diminué de près d’un tiers. Allons-nous voir un jour disparaître chez nous l’industrie automobile, comme cela est arrivé en Belgique et en Suisse ? Nous ne pouvons plus exporter, tant nos charges sont lourdes…

Louis Renault

Louis Renault à Paul Doumer le 8 décembre 1928

Au déjeuner du groupe parlementaire de l’automobile du mois de juin dernier, j’ai eu l’occasion de faire connaître mes impressions sur les Etats-Unis, où je venais de passer quelques semaines. J’ai indiqué notamment combien il me paraissait utile d’envisager la création, à l’étranger, d’offices français de documentation industrielle, dans le but d’orienter davantage notre pays vers l’étude des questions économiques et de réunir toute la documentation nécessaire. J’ai réuni mes idées à ce sujet dans une courte note que je me permets de vous adresser. Je serais très heureux s’il vous était possible d’y jeter un coup d’oeil et si elle pouvait retenir votre attention.

Albert Thomas à Louis Renault le 4 septembre 1929

Source : Renault Histoire

J’ai beaucoup pensé à notre échange de vues sur le problème américain. J’y ai d’autant plus pensé que certains Américains à l’heure actuelle sont un peu polémiques avec moi et se plaignent de ce que nous nous méfions de leur impérialisme économique. Ce que vous m’aviez dit avait, sur ce point, précisé mes impressions. Ils deviennent d’ailleurs d’une susceptibilité étrange et veulent que nous nous laissions manger sans crier. Plus que jamais des méthodes d’organisation industrielle et un sain esprit de production sont indispensables (…)