Fernand Picard

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

 

On pouvait lui dire… non

J’ai raconté dans “l’Épopée de Renault ” (1) comment, en octrobre 1940, par des conversations avec Edmond Serre, nous étions arrivés à établir le cahier des charges de la voiture économique qui, la guerre terminée, devait devenir la 4 ch, et comment l’étude en fut faite à l’insu de Louis Renault qui s’en tenait au programme d’avant-guerre pour les voitures particulières : pas d’autre petite voiture que la Juvaquatre en lui ajoutant un châssis, une nouvelle carrosserie pour la Primaquatre, et une commande hydraulique pour les freins de tous les modèles.
L’avant-projet terminé, nous avions commandé au modelage bois une maquette du moteur et de la bielle afin de nous assurer, avant de lancer le moteur en fabri¬cation, que la réduction des dimensions par rapport à nos réalisations habituelles ne nous faisait pas commettre d’erreurs.
Un matin du printemps 1941, nous nous trouvâmes, en passant à l’atelier d’études comme chaque jour, en présence de ces deux maquettes que Tricoche, le chef d’atelier, avait fait déposer dans une partie isolée de l’atelier. Nous les examinions avec soin lorsque Tricoche, suivant un code convenu, siffla entre ses dents, et nous aperçumes un peu en retrait Louis Renault, les mains dans les poches de son veston, les pouces à l’extérieur, suivant une attitude qui lui était familière, qui nous regardait… C’était la première fois depuis l’Occupation qu’il revenait à l’atelier d’études, contrairement à ses, habitudes d’avant-guerre où il n’était pas de semaine sans y venir. Serre rougit, comme un enfant pris en faute, et bredouilla quelques mots. Le patron nous bouscula pour approcher. Sans une parole, il tourna autour de l’objet de notre examen… Puis sortant les mains des ses poches, il se mit à le caresser avec concentration, comme il l’aurait fait d’une oeuvre d’art. Jamais je n’ai tant vu ses mains, ses grosses mains, que ce jour-là. Avec Serre nous nous regardions, inquiets de sa réaction… “C’est beau. Qu’est-ce que c’est ?”.
Serre embarrassé, lui expliqua :
—    “Comme Picard avait du temps de libre, il a dessiné ce petit moteur à culbuteurs pour la Juvaquatre, ou éventuellement pour une petite voiture à moteur arrière, si vous décidiez qu’on en fasse une. Nous avons fait cette maquette pour avoir une idée de l’objet. Mais nous ne pouvons aller plus loin. Nous n’en avons pas le droit, le traité d’armistice nous l’interdit“.
Ces mots déclenchèrent la réaction qu’il en attendait. Louis Renault ouvrit alors les yeux qu’il tenait mi-clos, pendant que ses mains parcouraient les formes de notre engin. Un éclair y passa.
—    “Pas le droit ? Le traité d’armistice, je m’en fous“. Se tournant vers moi, il ajouta :
—    “Faites trois moteurs, et celui-là dans mon bureau“.
Il prit alors dans sa main la maquette de la bielle et m’interrogea du regard.
—    “Cette bielle, où nous avons remplacé les deux boulons ajustés qui serrent le chapeau sur le corps par deux goujons venant de forge avec le corps, est semblable à celle du moteur V 8 Ford. Elle a l’avantage de présenter un moindre encombrement dans sa trajectoire, donc de réduire les dimensions du carter en coupe transversale. Mais elle coûte un peu plus cher à fabriquer à cause de l’acier et de l’usinage“.
—    “Bon, continuez”.
Il prit la maquette de la bielle, la mit dans sa poche et nous laissa.
Le lendemain, il me demandait dans son bureau. Quand j’y entrai, il avait dans les mains la maquette de la bielle qu’il avait emportée la veille et s’amusait à mettre en place le chapeau sur les goujons. Sans me dire un mot, il me fit signe de lui expliquer pourquoi j’avais choisi cette solution, plutôt que celle de la bielle classique avec un chapeau fixé sur le corps par deux boulons ajustés, et rondelle et écrou.
Je repris mon explication de la veille, avec plus de détails. L’air très fatigué, il m’écoutait avec attention, les yeux mi-clos.
Après avoir remarqué que cette solution avait été brevetée par Esnault-Pelleterie en 1906 et était donc dans le domaine public, je lui montrai que Ford avait adopté cette solution sur son moteur V 8 parce qu’elle permettait de réduire la largeur de la bielle, donc de raccourcir sérieusement la longueur du moteur et ainsi d’éliminer les complications dues aux vibrations en torsion du vilebrequin. Pour le moteur 4 ch, nous avions l’avantage de réduire les dimensions du carter en largeur et de l’alléger, ce qui était très important si on décidait de placer le moteur à l’arrière…
Il avait tiqué lorsque j’avais prononcé le nom d’Esnault-Pelleterie, ce qui m’avait surpris. Concurrence d’inventeurs ? Léon Salves, à qui j’en parlai, m’expliqua que le patron en voulait à cet inventeur de grande classe de l’avoir, après la guerre de 1914, attaqué en contrefaçon à propos du “manche à balai” qu’il avait monté – comme tous les constructeurs d’avion de l’époque – sur les avions qu’il avait construits pendant les hostilités.
J’insistai sur le point qui me paraissait capital, que cette bielle coûterait plus cher à fabriquer que la bielle classique, mais que cette différence serait compensée par la réduction des dimensions du carter en largeur et de son poids..
Il avait de la peine à parler, à articuler les mots :
—    “C’est parfait – bonne solution – meilleure solution – 6 pièces au lieu de 10. Il faut les faire toutes comme ça – Juva, Prima, Viva, toutes, vous m’entendez toutes“.
Ceci rentrait dans sa conception de la construction mécanique que moins il y avait dans un ensemble de pièces élémentaires, meilleure était la solution.
Ce n’était pas la mienne, plus globale, qui était que seul le compromis entre la fonction, la sécurité, la légèreté et le prix de revient donnait la solution idéale. Je ne le sentais pas – vu son état de fatigue – en mesure de suivre mon raisonnement et, connaissant sa hantise des prix de revient élevés, je me concentrai sur cet argument, m’efforçant de lui démontrer pourquoi cette bielle coûtait plus cher que la solution classique.
—    “Non, M. Renault, il n’y a que dans le cas de ce petit moteur qu’on ne perdra pas d’argent. Pour tous les autres cela va coûter plus cher. Je ne le ferai pas“.
—    “Qu’est-ce que ça peut vous foutre. C’est pas vous qui payez !“.
Il l’avait déjà dit à d’autres avant moi, en d’autres occasions.
J’étais tellement convaincu que je lui détaillai les raisons de mon refus.
—    “Nous sommes obligés de faire le corps de bielle en acier allié au nickel-chrome traité, au lieu d’acier demi-dur ordinaire. La forge doit se faire en deux fois : le chapeau et le corps de la bielle, au lieu d’une fois. L’usinage d’une telle pièce avec des goujons venant de forge impose l’emploi de fraises creuses, au lieu que les boulons sont usinés au tour automatique, beaucoup plus de temps et de soins… pour obtenir un plan de joint correct alors que dans la solution classique on l’usine par brochage. Ici, on compense ; dans les moteurs existants toute la dépense supplémentaire serait dans le prix final“.
Fatigué, il ne s’accrochait pas. Il me fit signe de me retirer.
J’allai aussitôt raconter à Auguste Riolfo ce qui venait de se passer. Il sourit, il connaissait bien le patron, il avait en diverses occasions eu des accrochages sérieux avec lui.
—    “Ne t’en fais pas. Du moment qu’il ne t’a pas viré sur le champ, tu n’as rien à craindre. Il ne t’en reparlera pas. Il va bouder. S’il t’en reparle, tiens bon“.
Il m’en a reparlé, et chaque fois je lui ai dit non et répété mes arguments. Dix fois peut-être jusqu’en février 1944, où nous verrons comment tout cela s’est terminé. A la fin, c’était devenu entre nous une espèce de jeu. Il m’accueillait en levant l’index et le majeur de la main droite, ce qui n’avait rien à voir avec le V de la victoire de Churchill mais voulait dire bielle à goujons. Je lui répondais non de la tête, et nous parlions du sujet pour lequel il m’avait appelé, sans revenir sur l’affaire.
J’appris un jour, par Pierre Debos, qu’il lui avait demandé ce que coûterait une bielle à goujons Juva par rapport à la bielle existante… et il avait eu la confirmation de l’exactitude de mon raisonnement.
Le 1 er février 1944, Louis Renault me fit appeler dans son bureau. Quand j’y entrai, la discussion était très vive. Sur le bureau, devant le patron, un projecteur de camion était déposé. Edmond Serre était assis devant la table, le Patron à sa place habituelle. Debout, Jean Louis derrière M. Renault, et Jean Roy, chef du bureau des études des outillages de tôlerie, à l’extrémité du bureau, le dos tourné vers la fenêtre.
Roy expliquait que ce n’était pas de gaieté de coeur qu’il avait dessiné le réflecteur du projecteur, sur quoi portait la discussion. Ici, un mot de technique s’impose.
D’habitude, les réflecteurs des projecteurs sont en forme d’ogive, leur courbure étant parabolique pour que la lumière émise par la lampe placée au foyer de la parabole soit réfléchie suivant un faisceau parallèle, ce qui donne le pinceau de lumière qui éclaire la route en profondeur. Normalement, cette ogive est obtenue par emboutissage d’une tôle d’acier de haute qualité, qui est ensuite argentée par vaporisation. Du fait de la baisse de qualité des tôles à emboutir, il était devenu impossible d’obtenir les formes habituelles même en augmentant le nombre des passes d’emboutissage, la tôle craquait sous le poinçon.
Roy expliquait :
—    “Devant ces difficultés, je suis allé voir M. Serre et je lui ai demandé ce que je devais faire “. Il m’a répondu : “Il n’y a pas de question, faites l’embouti maximum possible avec la qualité de tôle qui nous est livrée. Nous n’avons qu’un seul client qui prend toute notre production. Il nous ordonne de noircir les glaces en ne laissant qu’une fenêtre de 40 millimètres de long sur 5 de large. Le rendement du réflecteur n’a plus aucune importance“.
—    “C’est ce que j’ai fait, et voilà tout ce que j’ai pu obtenir“.
Au lieu d’un casque, le réflecteur avait la forme d’un canotier, à peine plus haut que celui de Maurice Chevalier.
M. Renault n’était pas convaincu et continuait à gronder.
—    “Vous serez maître-ouvrier“.
—    “Non, M. Renault. Je suis chef du Bureau d’études d’outillage tôlerie et je n’accepte pas d’autre situation. J’ai fait ce qu’on m’a commandé, je n’ai commis aucune faute professionnelle justifiant une quelconque sanction“.
Serre restait muet et pinçait les lèvres. Jean Louis intervient :
—    “M. Renault, Roy est un de vos meilleurs ingénieurs. Vous l’avez envoyé, en 1938, en stage plusieurs mois aux Etats-Unis, chez Budd, pour compléter sa formation d’emboutisseur. Il ne mérite aucune sanction. Il a exécuté avec compétence l’ordre qui lui a été donné. Nous n’avons rien à lui reprocher“.
Alors, Louis Renault se tournant vers moi – qui n’avais rien à faire dans cette bagarre, et qu’il n’avait appelé que comme témoin :
—    “Lui, quand on lui demande de faire une connerie, il dit non !“.
Personne, sauf Serre, ne comprit à quelle lutte de trois ans le Patron faisait allusion : l’histoire toujours recommencée de la bielle à goujons du moteur 4 chevaux.
Mais Louis Renault s’entêtait dans son intention de rétrograder Roy dans la position de maître-ouvrier – qui était à l’époque son idée fixe. Effrayé par le désastreux compte d’exploitation, conséquence de l’arrêt presque total de la production et du pourcentage énorme du personnel au mois qui en résultait par rapport à la main-d’oeuvre ouvrière, il voulait que l’on rétrogradât en personnel à l’heure le maximum possible du personnel au mois, chefs d’atelier, contremaîtres, chefs d’équipe…
La solution ne fut pas trouvée. Roy fut congédié, malgré les interventions et l’insistance de Jean Louis. On le plaça en position d’attente aux usines Chausson (2).
Louis Renault était de plus en plus autoritaire et inhumain.
L’aphasie dont il souffrait l’isolait de plus en plus de tous ceux qui l’entouraient. Il ne tolérait plus aucune explication ni aucune remarque. Par moment, nous nous demandions s’il avait encore toute sa raison, tant il manquait de mesure dans ses réactions.

A la fin de février, le prototype du tracteur agricole 304 E fut transporté à Herqueville pour être essayé sur les terres du domaine. Le samedi 26, M. Serre demanda à Boeuf, qui était le chef d’études des tracteurs agricoles, de le rejoindre à Herqueville pour assister aux essais en présence de Louis Renault.
Le lundi matin, Edmond Serre à son arrivée m’aborda avec un air navré :
—    “M. Renault a mis Boeuf à la porte…”.
—    “Mais que s’est-il passé ? le tracteur a donné des ennuis ?“.
—    “Non, Boeuf a conduit le tracteur attelé à une charrue avec beaucoup d’adresse, traçant des sillons d’une rectitude parfaite. Au moment où il allait descendre du tracteur, M. Renault lui dit : “C’est bien. Je vous prends comme conducteur de tracteur”. Comme Boeuf lui répondait, sans aucune arrogance : “Mais M. Renault, je suis ingénieur au bureau d’études”, le patron lui a dit “Acceptez-vous, oui ou non ?”, et comme Boeuf lui répondait – Non – il lui a dit qu’il ne faisait plus partie du personnel“.
Quelques jours plus tard, un matin – Edmond Serre n’était pas encore arrivé à l’usine – le patron me fit appeler.
En arrivant dans son bureau, je le trouvai furieux. Il n’avait encore enlevé ni son chapeau ni son pardessus. Il jeta sur son bureau, devant moi, un trousseau d’une dizaine de clefs de serrures de voiture, en criant :
—    “Je le fous à la porte...”.
Comprenant qu’il s’agissait ou du directeur des achats d’équipements, Alouis, ou de Barthaud, chef d’études des carrosseries, je pris leur défense.
—    “M. Renault, nous n’avons pas le choix. Il n’y a qu’un seul fabricant de clefs en France, “Ronis”, et nous n’avons aucune réclamation sur la qualité de sa production“.
Il continuait à crier :
—    “Je le fous à la porte“…

Alors, prenant le trousseau de clefs, je lui proposai d’aller voir avec lui ce qui se passait.
Il m’expliqua, avec beaucoup de difficultés, qu’il était sorti la veille au soir après dîner avec sa Juvaquatre, qu’au moment de la reprendre pour rentrer chez lui – très juste pour le couvre-feu – il n’avait pas pu ouvrir la porte et qu’il avait été obligé de briser la glace avec un pavé trouvé à proximité, pour ne pas risquer d’être arrêté en route.
Me prenant par le bras, il m’emmena vers sa voiture qui était arrêtée au long du perron de l’entrée du bâtiment de la Direction. Très calmement, je pris successivement l’une après l’autre les clefs, jusqu’à ce que je trouve celle qui, sans forcer, ouvrait la porte.
— “Voilà, M. Renault, vous n’aviez pas eu la patience de chercher la bonne clef“.
Sa colère était tombée. Avec l’air d’un enfant pris en faute, sans un mot il me prit le bras comme il le faisait à ses visites du soir, s’appuyant sur moi pour monter les escaliers, et il me conduisit jusqu’à la porte de son bureau.
Il avait à sa disposition au garage cinq ou six voitures, chaque voiture ayant une clef différente.
Rock, responsable de l’entretien des voitures du garage, fit changer à la suite de cet incident les serrures pour qu’une même clef puisse ouvrir les portes de toutes les voitures.
Alouis ne s’est jamais douté que malgré sa grande valeur, sa stricte honnêteté, sa grande connaissance des fournisseurs, et la maîtrise qu’il avait dans sa tâche combien difficile – surtout depuis 1940 – d’approvisionner les usines, il avait échappé ce jour-là à un licenciement sans appel après vingt ans de bons et loyaux services.
Tout ceci montre que, contrairement à la légende qui veut que Louis Renault n’acceptait aucune contradiction et congédiait sur-le-champ ceux qui lui résistaient, on pouvait lui dire – non -. Bien d’autres que moi le firent et n’en virent que leur position renforcée auprès de lui. Mais il fallait être sûr de soi, de la justesse de ses affirmations, et pouvoir les appuyer non par des raisonnements mais par des faits indiscutables. Il avait horreur des débats théoriques, des contradictions systématiques et des discussions oiseuses.

(1) Editions Albin Michel – 1976 (Note de l’auteur). Il faut se montrer très circonspect avec les témoignages de Fernand Picard qui ont varié dans le temps, notamment entre la rédaction de son journal clandestin, effectuée au moment des faits, et ses écrits ultérieurs dans lesquels il se met constamment en vedette (note du rédacteur).

(2) Dès le début de 1945, M. Renault disparu, Roy futréintégré aux usines Renault dans le même emploi où il resta jusqu’à l’âge de la retraite.

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