Le Front Populaire, A nous la vie, par Jean-François Delassus

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Manifestation du Rassemblement Populaire au 14 juillet : la tribune officielle : M.M. Léon Blum, Delbos, Daladier, Thorez, Salengro, Spinasse, Violette, Cot etc… : [photographie de presse] / Agence Meurisse © BNF (recadrée)

Si le sujet a souvent été traité [i], il est loin cependant d’être épuisé.

Avec une belle ambition, Jean-François Delassus a tenté d’analyser dans « Le Front populaire, A nous la vie » les facteurs sociaux, économiques et politiques qui ont accompagné cette étape cruciale de notre histoire, en se fixant pour cadre chronologique, la crise et la montée des fascismes d’une part, l’occupation et la Libération de l’autre.

Ce travail, assez complet, ne fait pas, à quelques réserves près, l’impasse sur des sujets délicats, comme la politique ambiguë menée par le Parti communiste. D’une manière générale, le rapport des forces politiques et le contexte sont assez bien rendus.

Il n’en va pas de même, malheureusement, des relations entre le patronat et les ouvriers, relations qui donnent lieu à une vision manichéenne, assez fréquente dans ce type de réalisation télévisée. Le pire concerne l’évocation du rôle de Louis Renault – lui seul étant mentionné, comme c’est souvent le cas, tant le constructeur demeure le repoussoir collectif de cette période. Considéré comme le parangon du patron égoïste, il constitue en quelque sorte l’exact négatif de l’homme de gauche – politicien, ouvrier ou syndicaliste – qui est par essence généreux, sympathique et progressiste [ii]. Non seulement le portrait ne donne ni dans l’originalité ni dans la nuance, mais il devient proprement consternant lorsqu’il s’agit de décrire l’attitude sociale de Louis Renault au cours des années trente. Jean-François Delassus affirme ainsi à propos des ouvriers :

« Les voitures qu’ils fabriquent ne sont pas pour eux. Aux Etats-Unis, le patron de Ford voulait que chacun de ses ouvriers puisse s’offrir une automobile. En France, Renault ne voit en ses salariés que des outils, pas des consommateurs, alors il les sous-paye ».

Extrait du documentaire de Jean-François Delassus, Le Front Populaire, A nous la vie, 34”

Commentaire d’autant plus absurde que les usines Renault étaient une entreprise de hauts salaires aux emplois recherchés [iii]. Consternant aussi dans la mesure où Louis Renault, loin de considérer ses ouvriers comme des « outils », défendit des mesures sociales originales dès la Grande Guerre, soit près de vingt ans avant l’avènement du Front populaire… L’industriel, qui avait créé une grande coopérative ouvrière et institué des délégués ouvriers avec le ministre socialiste Albert Thomas, précisa notamment le 6 septembre 1918 :

« J’avais demandé que tous les patrons qui n’assumaient pas la nourriture et le logement de leurs ouvriers soient frappés d’un impôt spécial, destiné à l’amélioration du bien-être ouvrier et à la réalisation de tous les problèmes sociaux » [iv].

En 1936, d’après Gabriel Sarradon l’un de ses collaborateurs chargé des relations extérieures, « Son imagination lui fit trouver bon nombre d’améliorations du sort des ouvriers, avec l’aide de l’Etat. L’économie politique n’était pas son fort, mais il eut à ce moment des idées qui furent appliquées beaucoup plus tard. Je cite au hasard, carnet d’épargne dont l’intérêt de 6%, ce qui était considérable en 1936, serait servi moitié par l’Etat, moitié par l’entreprise, épargne en vue de l’achat d’une voiture, d’une maison, dans les mêmes conditions » [v].

Louis Renault écrivit le 22 juin 1936, après la signature des accords Matignon et la fin de la grève à Billancourt :

« Le travail a repris :

1) Les travailleurs ont fait reconnaître, officiellement, leurs organisations syndicales ;

2) l’existence légale de délégués pour pouvoir présenter leur légitimes revendications à leurs dirigeants, porter devant les organisations syndicales ouvrières et patronales, les différends qui, en cas de désaccord, doivent être réglés pour le maintien du travail ;

3) les congés payés ;

4) la réduction des heures de travail pour absorber le chômage et, de ce fait, créer plus de loisirs ;

5) l’établissement d’un contrat collectif servant de base, dans chaque région, aux salaires de base ;

7) l’augmentation immédiate du taux des heures de travail.

Tout ceci représente et doit conduire à un mieux général, qui doit permettre de régler tout conflit à l’amiable, à la condition que, de part et d’autre, il n’existe plus ni haines, ni passions, qu’il y ait un amour et un respect du travail de part et d’autre, et qu’il se dégage un seul idéal : celui de mieux faire pour un prix de vente moindre, sans exiger un effort anormal du travailleur. Le meilleur produit à un prix moindre permet d’être accessible à un plus grand nombre de travailleurs (…) »[vi].

Les usines Renault, il est vrai, enregistrèrent d’importants retards sur le plan social au cours des années trente, essentiellement en matière d’hygiène et de sécurité (comme la Régie nationale en connaîtra dans ce domaine après 1945). Louis Renault n’a pas su anticiper certaines réformes nécessaires de 1936 et n’a pas compris, avant cette date, le caractère indispensable des congés payés. Il était favorable à une réduction du temps de travail ; mais il estimait que celle-ci devait résulter d’une amélioration de la production et ne devait pas être imposée de manière brutale par les pouvoirs publics. En 1937, chez Renault, la plupart des ateliers ne font d’ailleurs pas 40 heures, mais 35 heures hebdomadaires [vii]. A ce titre, l’analyse que fait Jean-François Delassus des méthodes de travail de l’industrie est à la fois succincte et très orientée. S’il est juste de rappeler le caractère pénible et répétitif de la rationalisation du travail, source de maladies professionnelles et de déshumanisation pour l’ouvrier (rationalisation à laquelle les socialistes s’étaient ralliés pendant la Grande Guerre et dont l’Union soviétique allait faire un véritable modèle dans sa version locale), s’il était donc juste de rappeler ce que Charlie Chaplin avait habilement caricaturé dans Les Temps modernes, il l’eût été tout autant de remarquer que l’organisation scientifique du travail, assortie au perfectionnement de l’outillage, avaient permis de réduire le temps de travail, d’augmenter la production et les salaires.

Ci-dessus: Les ouvriers de l’Usine Renault en grève, sont massés sur le pont Seguin : [photographie de presse] / Agence Meurisse © BNF

Annie Fourcaut a résumé les avantages et les inconvénients du travail féminin dans les grandes entreprises automobiles au cours de cette période : durée « plus courte (huit heures) que dans les petites entreprises ou dans le textile, salaire plus élevé… moindre discrimination entre hommes et femmes, conséquence de la guerre et de la taylorisation… ». Cependant, les grandes usines présentaient des contraintes : « dépendance extrême envers la maîtrise – qui peut prendre pour les femmes l’aspect de l’oppression sexuelle, fatigue particulière engendrée par le système Taylor, longueur des huit heures ininterrompues » [viii].

Billancourt enregistrait donc des carences en matière sociale au cours des années trente. Pour autant, Louis Renault, qui fut l’un des pères des allocations familiales en France, prit souvent des mesures avant-gardistes ; dès le début du 20ème siècle, les usines Renault offraient des prestations proches de celles que fournira, bien plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, le régime général de la sécurité sociale… Enfin, l’industriel accueillit avec optimisme les réformes de 1936, même s’il savait pertinemment qu’elles seraient une source d’inflation. Nous sommes loin de la légende noire que certains historiens et documentalistes continuent de diffuser par ignorance, paresse ou militantisme.

En conclusion, Jean-François Delassus, qui disposait d’une importante documentation, aurait pu faire une œuvre plus intéressante et plus novatrice, s’il avait enrichi de quelques nuances sa vision de la lutte des classes et s’il ne s’était contenté, après tant d’autres, d’alimenter la légende noire du « sinistre forban » de Billancourt, pour reprendre une expression chère à L’Humanité des années trente.

Le Front Populaire, A nous la vie, par Jean-François Delassus, diffusé le 5 juillet 2011 sur France 2.

[i]. La chaîne France 5 diffusait récemment un documentaire sur l’été 1936

[ii]. La répression, c’est la droite ; la promesse d’un monde meilleur, c’est forcément la gauche. La réalité est bien plus complexe, les grandes grèves de mineurs furent réprimées par le socialiste Aristide Briand, des réformes sociales furent aussi engagées par des cabinets de droite, tandis que la coopération entre le socialiste Albert Thomas et Louis Renault permit d’introduire d’importantes innovations dans les grandes usines…

[iii]. Renault payait mieux ses ouvriers que Citroën dans les années vingt. Si la crise de 1929 entraîna des baisses variables (15% en moyenne), les salaires remontèrent en 1935. P. Fridenson, Histoire des Usines Renault, t. I, Paris, 1972, 1998, pp. 189

[iv]. Note du 6 septembre 1918. A.P.R.

[v]. G. Sarradon, dans Témoignages, SHGR.

[vi]. Cité par G. Hatry, Louis Renault, patron absolu, Paris, 1982, p. 288.

[vii]. P. Fridenson, op. cit.

[viii]. A. Fourcaut, Femmes à l’usine. Ouvrières et surintendantes dans les entreprises françaises de l’entre-deux-guerres, Paris, 1982, p. 100.

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