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L’Humanité, par Hénavent, 18 août 1930

huma_18_8_30L’histoire d’un bagne

LA TRADITION REVOLUTIONNAIRE

DES EXPLOITES

DU « SEIGNEUR DE BILLANCOURT »

De 1914 à 1919 – Grèves en pleine guerre

Comment Renault frustra ses ouvrières

VII

Les travailleurs de chez Renault ont une tradition de lutte révolutionnaire, que nous avons commencé à retracer.

La première lutte d’ensemble qu’ils eurent à mener c’est la lutte contre le système Taylor, en décembre 1912.

Nous en avons déjà parlé au cours de nos articles précédents.

Cette grève dura deux jours. Les 4000 exploités que comptait l’usine sortirent unanimement (1). Des réunions furent organisées par le syndicat, des comités furent formés dans chaque atelier, et la pression ouvrière fut si forte que Renault dut reculer, ne put appliquer le système de Taylor (2) et dut reconnaître les délégués d’atelier.

Mais, en février 1913, les ouvriers doivent à nouveau engager la lutte. Elle dura six semaines. Là aussi le patron dut reculer, et seule la misère empêcha les ouvriers d’obtenir une victoire complète.

Nous avons signalé, au début de cette enquête, comment la direction procédait au nettoyage de ses ateliers « contaminés » par l’esprit de lutte de classe, en renvoyant chaque année un nombre important d’ouvriers.

Malgré cela, l’action continuait à l’intérieur de l’entreprise.

Vint 1914, la guerre et le départ de tous les hommes valides (sauf naturellement ceux qui, pistonnés, avaient trouvé la combine pour rester à l’arrière).

Renault pouvait, cette fois, se croire débarrassé à tout jamais du mouvement ouvrier. Et, maître chez lui, il voulut appliquer sa politique de diminution des salaires (3).

A la fin de l’année 1915, il essaya de diminuer les ouvriers de son atelier de tronçonnage d’obus (3). Ceux-ci résistèrent à l’attaque patronale, mais furent battus. Pas pour longtemps. En automne 1917, la propagande minoritaire contre la politique d’union sacrée pratiquée par le parti socialiste et la C.G.T. remuait les foules.

Celles-ci commençaient à comprendre les véritables raisons de la guerre impérialiste. Dans les usines métallurgiques de la région parisienne les ouvriers commençaient à protester. La Révolution russe avait montré aux ouvriers une route nouvelle, la route de l’émancipation. Malgré l’absence de nouvelles exactes sur le mouvement russe, une impression se dégageait : la Révolution, c’est la fin de la guerre, c’est la Paix !

Et la « Paix » apparaissait aux yeux des ouvriers comme une chose merveilleuse, comme la fin de leurs souffrances, de leur peine.

Chez Renault, des militants hardis, enthousiasmés par cette Révolution russe, diffusaient les mots d’ordre révolutionnaires. La situation était favorable. En quelques semaines, l’usine de Billancourt devint le centre de la résistance prolétarienne à la guerre.

Partout on la considérait comme l’ « usine rouge » de la région parisienne.

Quelques militants avaient réussi à s’imposer à la direction (4) ; maître du mouvement, ils collaborent avec le syndicat des métaux à élargir le champ d’action de la propagande minoritaire, contre l’union sacrée et la guerre impérialiste.

Mai 1918 – L’effervescence contre la guerre grandit dans les usines. L’atmosphère est pleine de fièvre, on sent la bataille proche.

Le prolétariat parisien des usines métallurgiques a les yeux tournés vers l’ « usine rouge ». C’est Renault et Salmson qui doivent donner le signal de l’entrée en lutte.

Un lundi de mai, le 13, à 9 heures du matin, ce signal attendu est lancé. En masse les ouvriers de chez Renault et ceux de chez Salmson sortent (des) usines.

Ce fut une traînée de poudre. Immédiatement le bruit circule : « Renault et Salmson sont sortis !».

A midi, la réponse des autres usines est énergique. Les 200.000 métallos parisiens quittent leurs bagnes et descendent dans la rue.

Le mouvement s’élargit. Il gagne rapidement la province ; les centres industriels de Bourges et de la Loire sont complètement paralysés.

La première grande grève d’ensemble contre la guerre, le premier mouvement du prolétariat français avait de l’envergure. Son objectif : obtenir du gouvernement qu’il indique ses buts de guerre et amener par une action internationale la fin de celle-ci.

La lutte dura huit jours, jusqu’au mardi de la Pentecôte, mais durant ces huit jours les capitalistes sentirent passer sur leur dos le frisson de la peur, de la peur du mouvement révolutionnaire.

Au cours de ce mouvement, des meetings monstres furent organisés sur les terrains de Bagatelle.

La place Nationale, gardée par la flicaille, par des cavaliers, des fantassins coloniaux, fut le théâtre de grosses bagarres. Les ouvriers et les ouvrières arrêtés étaient entraînés dans l’usine ; derrière les portes closes, les brutes gouvernementales et patronales les frappèrent sauvagement.

Le gouvernement du « Tigre » (5) frappa les délégués d’atelier mobilisés, il donna l’ordre de les faire arrêter et de les envoyer à nouveau au front.

Plus de cent cinquante ouvriers, combattants révolutionnaires, furent ainsi pris et envoyés au camp de Châlons, où ils furent versés dans des unités combattantes (6).

L’un d’entre eux, l’un des chefs du mouvement, refusa d’obéir à ce qu’il appelait une « illégalité de la bourgeoisie ». Il fut déféré au conseil de guerre et condamné à plusieurs années de prison.

Ce ne fut qu’en mai 1919, à la suite de nombreuses protestations, que la classe ouvrière arracha sa libération.

1919 – La guerre est finie. Les chefs de famille sont toujours soldats, mais les mères, les femmes arrachées du foyer pour la production de guerre, les femmes dont le salaire faisait vivre toute la famille, sont licenciées en masse. Celles qui étaient employées dans les établissements d’Etat reçoivent 300 francs d’indemnité de licenciement. Celles qui travaillaient dans l’industrie privée ne reçoivent rien.

Elles protestent, et un vaste mouvement de masse se développe. Des manifestations grandioses ont lieu. A la suite d’un meeting, par petits groupes, elles envahissent un jour le ministère de l’armement, réclamant de quoi vivre, après avoir produit de quoi tuer.

Celles de Renault sont au premier rang dans la bataille ; les usines de Billancourt sont toujours les « usines rouges » !

Après consultation d’industriels, parmi lesquels le « seigneur de Billancourt », le ministre invite les patrons à payer une indemnité de licenciement de 250 francs.

Alors, Renault employa contre ses ouvrières une méthode de patron cynique, féroce. Pas une ouvrière ne fut licenciée pour production de guerre. Ainsi il n’eut pas à verser d’indemnité (7).

Mais… elles furent renvoyées brutalement et leur renvoi fut appelé le « départ volontaire ».

Le tour était joué.

C’est ainsi que se libéra de ses ouvrières, devenues inutiles, le patriote et philanthrope Renault, l’ami du socialiste Albert Thomas.

En juin 1919, les usines Renault « sortent » à nouveau pour une question de salaire, avec les usines Citroën et Frank. Déjà, depuis mai, différentes grosses boîtes de la métallurgie luttaient. Le mouvement dura jusqu’au 29 juin 1919 où les syndicats, après des pourparlers officieux avec les industriels, firent accepter la reprise.

Déjà, au cours de cette grève, un fort mouvement révolutionnaire se manifesta. Un comité d’action avait été formé dans la région de Saint-Denis. Ses membres parcouraient les assemblées de grévistes, les meetings, posaient les problèmes de la grève politique. Il fallut tout l’effort des bonzes réformistes pour enrayer et liquider le mouvement.

C’est ainsi que se termina la deuxième phase des luttes des ouvriers de Renault.

Ce n’était pas fini.

(A suivre)

HENAVENT

(1). Nous avons vu en note du numéro de l’Humanité datée du 14 août 1930 que cette affirmation est inexacte.

(2) Autre inexactitude. Voir idem.

(3) Les salaires avaient en réalité augmenté au cours de cette période, ce qui était d’ailleurs une nécessité étant donné l’inflation. Rappelons que les ouvriers employés dans les industries métallurgiques de la région parisienne étaient parmi les mieux payés de France. D’après la documentation dont nous disposons, une diminution de salaires toucha trois ouvriers tronçonneurs mais, précisait alors le ministère de l’Armement, même avec cette diminution, le salaire de ces trois ouvriers restaient supérieur aux taux maximum de la rémunération des manoeuvres pour les marchés passés par l’Etat (0.70 et 0.80 frs/heure contre 1.15 et 1.20/heure). A M. Le Guery, 19 août 1915. AN 94 AP 141

(4) Le rédacteur oublie opportunément de rappeler que la représentation ouvrière avait été instituée, un an plus tôt, grâce à la collaboration de Louis Renault et du ministre socialiste Albert Thomas, qualifié immanquablement de “social-chauvin” dans les colonnes de L’Humanité.

(5) Georges Clémenceau.

(6) En réalité, les principaux militants révolutionnaires des usines Renault furent rappelés aux armées, non pas dans des unités combattantes, mais à la 6ème section du COA de Châlons-sur-Marne. La décision touchait quatorze délégués sur les cent trente quatre que comptait l’usine. La plupart furent réaffectés dans des usines comme la Compagnie générale française des tramways de Nancy, les aciéries de Micheville, ou Châtillon-Commentry (Le ministre de l’Armement au commissaire général de la sûreté nationale, 20 juin 1918. A.N. F7 13367). A Châlons, les militants révolutionnaires furent suspectés  de continuer leur propagande pacifiste, en effectuant la tournée des marchands de vin (Heckenmeyer à Merrheim, 7 juin 1918. Idem). Ils reprirent leur activité syndicale aux usines de Billancourt après l’armistice. Dès juillet 1919, l’un d’eux, Michel Bagot, appella les ouvriers à se mettre en grève “car si le mouvement ne réussissait pas, les bourgeois et les capitalistes seraient heureux et se croiraient vainqueurs de la classe ouvrière” (Réunion des mécaniciens de Renault. A.N. F7 13367). Les autorités françaises étaient particulièrement nerveuses car la grève touchait les usines de guerre alors que les préparatifs de la grande offensive allemande étaient connus.

(7) Dans l’état actuel des sources, rien ne vient étayer cette assertion.

Le Monde Thermal , par H. Lacombe, février 1930

thermaleCause et effet de l’évolution de nos mœurs

(1898-1930)

1

Entre ces deux dates s’inscrit une révolution profonde des habitudes sociales et populaires, à la fois engendrée et servie par l’automobile, instrument d’évolution et de progrès.

Dans l’homme, aiguillonné par la nécessité du travail toujours plus rapide, un besoin de détente s’est fait sentir ; une soif de grand air, d’intermittences de liberté, une volonté de retremper au contact de la nature ses nerfs surmenés, se sont impérieusement emparés de lui.

Cette aspiration a eu un écho dans le gouvernement même, quand M. Mallarmé, Sous-Secrétaire d’Etat aux Travaux Publics, montra, dans son discours à l’occasion de l’ouverture de la session du Conseil supérieur du Tourisme, le 20 décembre dernier, l’obligation de « faciliter au peuple l’accès au tourisme ». En l’orientant « sur les beautés naturelles il ressentira plus de santé physique, plus de calme moral, plus de liberté, plus de joie de vivre. Nous devons concourir à les lui donner ». A ceux qui sont encore exclus de ces délassements, un projet de loi prépare l’institution d’un congé annuel payé.

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Les cars “Pullmann” Renault, 40 CV, six cylindres, du service de luxe Boulogne-Paris-Nice, desservent très régulièrement dans les deux sens cet itinéraire. Les voici photographiés au moment de leur rencontre, à Armeau (Yonne)

Quand viennent les jours d’été, sur le rideau fermé de maintes boutiques, luxueuses ou modestes, l’œil est maintenant frappé par un avis significatif : « Fermé du 15 août au 15 septembre ».

Partout dans les gares, une foule disparate se précipite vers les machines haletantes des grands rapides qui se succèdent, toutes classes remplies d’enthousiastes voyageurs. Beaucoup d’entre eux, arrivés au point terminus du rail, prendront place dans des automobiles vastes et puissantes, construites pour les transports en commun et aptes à franchir, d’une marche rapide et sûr, les routes de montagnes au tracé le plus hasardeux.

Et que dire de ceux qui, plus favorisés, – moins de la fortune que des circonstances, puisque nous y trouvons nombre de petits industriels et commerçant utilisant, pour leur plaisir, l’instrument du travail, – peuvent aller et venir à leur guise dans une automobile individuelle ?

Petite ou grande, automobile, c’est bien toi la reine du tourisme ; c’est bien toi l’outil perfectionné qui assure la mise en valeur rationnelle et pratique de ce capital naturel, que les sites, les monuments historiques, les souvenirs mêmes attachés à nos vieilles provinces ont éparpillés aux quatre coins de la France.

Autant de titres qui placent l’automobile au premier rang des préoccupations d’une revue comme la nôtre.

Seule, l’automobile donne au voyageur la pleine sensation d’affranchissement et de liberté. Il s’arrête selon sa fantaisie, séduit par un coin plus pittoresque ; il s’attarde à loisir, pour entrer en communion plus intime avec la nature, pour courir à l’aventure dans les ruelles charmantes d’un petit village ; il repart quand bon lui semble, sans être esclave d’un horaire impérieux ou d’un itinéraire immuable.

Il a le sentiment d’une puissance centuplée : celle de la voiture ; il la fait sienne. Un léger coup de volant, de frein, d’accélérateur, lui donne l’impression totale de force, d’adresse, de vitesse.

Agrandir sa personnalité par de telles possibilités d’action, voilà déjà une explication suffisante aux efforts faits par chacun pour accéder, souvent aux prix de privations sans nombre, à ce délicat objet de suprême convoitise.

A de telles sollicitations sont venus s’ajouter les effets de la guerre, insufflant aux survivants une sorte de vitalité frénétique.

Après les souffrances, les larmes, les hommes ont éprouvé intensément un besoin de bien-être ; ils ont aspiré à vivre, à jouir. Jouir, c’est manifester librement son activité en dehors de celle qui est réglée par les nécessités matérielles. Jouir, c’est connaître le jeu harmonieux de ses possibilités intellectuelles et physiques, sans être limité par les moyens et par le temps. Jouir, c’est éprouver ses sens et leur donner de nouvelles facultés d’expansion.

Sous l’effet de saisissants exemples d’instabilité de la valeur monétaire, devant l’insécurité des placements à longue échéance, le souci d’économiser pour les vieux jours s’est ralenti. Le moyen d’assurer l’avenir a été demandé à des formules nouvelles d’assurances et de retraites.

« Gagner beaucoup pour dépenser beaucoup », tel est le puissant axiome générateur d’activité et de progrès communément adopté. Sa réalisation comporte la nécessité de produire le maximum dans le minimum de temps, avec le minimum d’efforts. L’AUTO, instrument de précision et de vitesse, apparaît, par essence même,  comme un « gagne-temps ».

Mais combien de labeurs, de soins, d’efforts ont été prodigués ! Il est devenu nécessaire, urgent, d’outiller, de perfectionner, de compléter notre industrie. Dans un tel travail d’enfantement, elle apparaît vraiment nationale par le mérite de ses inventeurs, de ses metteurs au point ; par le génie de ses perfectionnements. Nationale aussi parce que toutes les matières premières indispensables à son usage sortent du sol français.

Ici point de repos ; par une loi d’action et réaction mutuelles, à mesure que le progrès perfectionne, les exigences nouvelles augmentent et réclament des perfectionnements nouveaux. Engrenage et mouvement qui assurent la continuation du labeur national, l’intensité de vie, de production, de prospérité.

Car l’industrie automobile intéresse également, par la diversité de ses applications, la plupart des manifestations des activités humaines. Les progrès qui ont été réalisés dans la structure du moteur ont servi tour à tour la circulation routière, la motoculture, l’aviation, les besoins journaliers par la substitution de la mécanique à la main-d’œuvre et jusqu’à la défense nationale par ses tanks, forteresses mouvantes, et ses chars d’assaut.

Dans le domaine de la terre, au temps où « pâturage et labourage étaient les deux mamelles qui nourrissaient la France », les procédés primitifs dont usait l’agriculture mobilisait (sic) aux champs la majeure partie de la population. Maintenant l’industrie lui a fourni l’apport de son machinisme perfectionné, d’où accroissement de production et augmentation des loisirs.

Un tracteur Renault R.K. au travail

Un tracteur Renault R.K. au travail

Rare aujourd’hui apparaît la charrue tirée par des bœufs magnifiques dont, malgré leur force, le travail reste superficiel ; c’est la défonceuse jamais lasse, conduite par un seul homme, qui profondément éventre le sol.

Dans le domaine de l’air, l’avion apparaît lui aussi comme une machine à gagner du temps, et contribue en conséquence à l’accroissement de la production.

Cet enchaînement logique, qui commande aux questions économiques et sociales, n’est malheureusement pas connu de tous. Le Français, qui est resté longtemps petit bourgeois ou petit propriétaire, n’a pas accepté volontiers la prépondérance de l’industrie. Mais, peu à peu, l’automobile a rempli sa mission éducative. Le public instruit par l’usage habituel de la voiture, a été amené à réfléchir, à étudier : d’abord pour faire un choix entre des modèles différents, ensuite pour se trouver apte à en tirer le meilleur rendement. La curiosité a fait place à une critique avertie, qui ne s’occupe plus seulement des caractères extérieurs, mais tient également compte de la valeur intrinsèque d’un moteur et de ses véritables possibilités.

Du spectacle de ce progrès, de son usage, naît et peu à peu se développe le sentiment de l’orientation économique du pays. Et celle-ci est fonction de l’intérêt porté par la masse à toutes les questions de production. Il faut, pour reprendre l’expression d’un de nos plus grands constructeurs, « que le problème de l’intensification de notre production nationale, arrive à passionner tous les esprits ».

Pour créer et entretenir cette mentalité populaire, cette ascension de la masse vers le progrès, il faut une élite.

Nous avons d’excellents techniciens. Mais s’ils possèdent en général une puissance créatrice, un génie d’invention et de réalisation aussi poussés qu’à l’étranger, ils manquent trop souvent de documentation comparative, et les grandes idées générales sur les éléments constitutifs de la force économique d’un pays leur font défaut.

Le devoir des dirigeants est la recherche et la découverte des voies et moyens propres à combler une si importante lacune.

thermale_3Le présent et le passé

C’est une vérité indiscutée que le Français vit trop chez lui.

S’il est vrai que l’industrie française a souvent devancé les industries étrangères, il serait singulièrement déplacé de mettre un point d’honneur à méconnaître la valeur de nos voisins, et, le cas échéant, leur supériorité. De telles pensées seraient aussi éloignées de la saine compréhension de l’intérêt national, que l’engouement maladif de certains snobs pour ce qui est fabriqué au-delà de nos frontières.

Dans le domaine de l’art, des institutions d’Etat offrent aux jeunes hommes les mieux doués la facilité de compléter leur formation par la contemplation des plus purs chefs-d’œuvre, dans les lieux même où leur prestigieux amoncellement crée une ambiance lumineuse, un rayonnement de beauté. Dans un tel milieu leur âme s’exalte, l’inspiration s’anime et se développe.

Alors, à l’artiste apte à les découvrir, certains secrets se livrent, qui feront revivre en ses œuvres les émouvants reflets des productions géniales dont il lui a été donné de s’imprégner à loisir.

Pourquoi semblables institutions n’existeraient-elles pas dans l’ordre industriel ? Nos jeunes ingénieurs sont, par d’autres qualités, les égaux de nos artistes ; eux aussi, à la contemplation des œuvres des autres, ils sauraient perfectionner leur propre talent.

Sans doute de telles pensées hantaient l’esprit élevé, doublé d’un sens pratique réalisateur, qui caractérisait la personnalité de M. Barety, si heureusement placé à la tête de notre enseignement technique. Nul doute que son successeur, si M. Barety s’en va, n’en soit animé à son tour.

La moto-pompe Renault. 4 lances peuvent être armées ; leur débit horaire atteint 40/60m3.

La moto-pompe Renault. 4 lances peuvent être armées ; leur débit horaire atteint 40/60m3.

Une initiative gouvernementale suffisait sans nul doute à déclencher parmi nos grands industriels un mouvement de générosité susceptible d’atteindre aux plus complètes réalisations. Nous en connaissons, et non des moindres, tout prêts à répondre à cet appel.

Car, ne nous y trompons pas : cette industrie automobile, notamment, dont les saisissants progrès jalonnent avec tant de précision l’évolution de nos mœurs, compte des intelligences vastes et profondes, des âmes hautes, des énergies tenaces, qui ont su consacrer leur existence à la marche vers le progrès, avec une foi d’apôtre, et le plus indéniable désintéressement.

Dans un prochain article, nous illustrerons, par quelques exemples, cette glorieuse constatation.

H. Lacombe

 

Record, par Pierre Lazareff et Lazare Roger, 4 octobre 1930

Record, par Pierre Lazareff et Lazare Roger, 4 octobre 1930

Un constructeur :

Louis Renault

caricature_renault_1Louis Renault décourage la chronique. Non seulement il n’a jamais consenti à accorder une interview – même à des journalistes amis – mais il s’est gardé de toute vie publique retentissante et sa vie privée même n’a jamais fourni quelques éléments à la curiosité générale.

Louis Renault, à dire vrai, n’a pas beaucoup de temps de parler. Il ne cesse de travailler, et comment éprouverait-il le besoin de parler de projets qu’il réalise aussitôt ? Tourné constamment vers l’avenir, il n’éprouve pas non plus le besoin de se raconter. Sa vie, pourtant, est un des plus beaux exemples d’énergie qu’on puisse trouver dans l’histoire romanesque du temps moderne.

Il serait vain d’aller demander au héros de cette épopée mécanique d’en retracer lui-même les phases. Dans le bureau, vaste, et sobre de son usine, penché sur sa table à dessein, nous le trouverions préoccupé par la mise au point d’une invention nouvelle. Sur sa table de travail, les lettres et les rapports s’entassent. Pourtant, toute son histoire parle sur les murs, en photos, en épures, en lavis, en dessins. Voici un modeste hangar, une coupe de moteur, le premier taxi, le premier tank… Pourquoi dérober alors quelques précieux moments à son labeur de progrès ?

Cet esprit éminent et hardi a, le premier, compris l’excellence des méthodes industrielles américaines… et le danger aussi, qu’il y aurait à les adopter sans les adapter.

Ce grand sportif a conservé un visage et un aspect très jeune. Il a une volonté obstinée et des principes dont il ne veut pas démordre. Il parle rarement, et souvent avec violence, car déjà sa pensée est action. Très travailleur, persévérant, il va droit au but, toujours.

Il a su s’entourer de collaborateurs précieux qui l’affectionnent comme il les affectionne. Pour lui, son industrie est toute sa vie et il s’est bien gardé des vaines luttes politiques.

Dès qu’il a commencé à livrer des voitures à des clients, il a voulu donner à ces clients le maximum de confort et de sécurité. C’est une des principales raisons de sa réussite que cette conscience. Et c’est pour la satisfaire que tous les matériaux qui servent à établir et à équiper une voiture ont été, dès le début, fondus, forgés, arrangés chez lui-même.

On voit encore aujourd’hui, dans les immenses usines Renault, devant le bâtiment de la direction, l’humble remise de jardinier où Louis Renault eut son premier atelier.

C’est dans ces quelques mètres carrés, mal abrités, encombrés de pelles et de rateaux qu’un maigre jeune homme, aux cheveux roux, grand pour son âge, penchait un visage énergique et crispé sur un établi de serrurier et essayait de construire de toutes pièces d’après un plan mûrement réfléchi et dessiné avec soin une automobile capable de rendre à ceux qui l’emploieraient de véritables services.

Du matin au soir, il travaillait là. Il avait convaincu de l’utilité de sa tâche ses deux frères aînés qui se décidèrent à l’aider. Plus tard, dès qu’il sentit toute proche la réalisation de son rêve, il s’adjoignit encore deux ouvriers. Le hangar étant trop petit pour les abriter tous les cinq, trois d’entre eux travaillaient dehors sur la pelouse

Et en 1896 – alors que Louis Renault atteignait ses 18 ans – il construisit de ses mains sa première voiture. Or, regardez-là, examinez-là bien, cette première voiture, elle contient déjà toutes les caractéristiques du Salon 1930.

Nul plus que Louis Renault ne doit donc sa réussite à ses qualités profondes et à son énergie. Peu d’ascensions romanesques sont d’un plus bel exemple. Quand ses collaborateurs fêtèrent ses trente ans d’automobilisme, Louis Renault sentit les larmes lui venir aux yeux, puis il fut bientôt secoué de sanglots. Car cet autoritaire, cet individualiste, ce grand modeste est un sensible…

On peut chercher parmi les magnats et les célébrités d’Amérique arrivés grâce à la seule richesse de leur personnalité, un nom à opposer à celui de Louis Renault. On n’en trouvera sans doute pas qui ait fait autant pour l’intérêt général avec une aussi grande probité individuelle.

Pierre Lazareff et Lazare Roger