Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « La direction des usines Renault : les prodromes de la rupture », louisrenault.com, juin 2017. Mise en ligne le 15 juin 2017. Dernière mise à jour le 15 juin 2017.
Après une vingtaine d’années de recherches succédant aux nombreux travaux publiés par mes prédécesseurs, il est très encourageant de pouvoir encore exhumer des documents de premier plan sur l’organisation de la direction des usines Renault. Ce fut le cas l’année dernière avec deux découvertes majeures. La première a été faite aux archives de la société d’Histoire du groupe Renault (désormais Renault-Histoire) grâce à deux de ses responsables et animateurs, Jean Bral et Marcel Haegelen auxquels j’adresse tous mes remerciements. Il s’agit d’un document manuscrit non signé et non daté intitulé « Conversation du 22 septembre 1937 avec M. L. R. ». Jean Bral pense que ce texte, adressé à François Lehideux, probablement à l’issue de l’entretien mentionné en titre, fut rédigé par le fondé de pouvoir de Louis Renault, Pierre Rochefort qui aurait donc servi d’intermédiaire. C’est tout à fait probable étant donné le sens du texte. Mais l’écriture est, sans conteste, celle de l’épouse de l’industriel, Christiane Renault, qui rédigeait parfois sous la dictée de son mari.
Quoi qu’il en soit, ce document revêt une importance particulière. En effet, jusqu’alors, personne n’avait imaginé que la rupture entre Louis Renault et François Lehideux avait été si précoce et si violente. Le fait que le patron de Billancourt menace d’abandonner son entreprise révèle la profondeur du désaccord qui l’oppose alors à son neveu par alliance. Certes, il faudra attendre deux ans et demi pour que le conflit atteigne son paroxysme. Mais l’essentiel de ce qui allait motiver la rupture finale – l’appel aux financements extérieurs et la manière de diriger l’entreprise –, était déjà clairement exprimé dans ce texte.
1937 est l’année où Renault connaît de graves difficultés de trésorerie et l’on doit toujours avoir à l’esprit cette situation lorsqu’on lit le premier de ces documents. Les réformes résultant des grèves de 1936, des lois sociales du Front populaires et des conventions collectives (augmentation des salaires, réduction du temps de travail à 40 heures, congés payés, etc.) provoquèrent une augmentation importante des prix de revient que Renault ne répercuta que partiellement sur les prix de vente à l’instar des ses concurrents les plus proches. Mais pour différentes raisons, la firme au losange résista moins bien en 1937 que Citroën ou Peugeot, entre autres parce que la plus grande diversité de ses fabrications l’obligeait à entretenir davantage d’ouvriers professionnels. Or la loi des 40 heures et les nationalisations accentuèrent le manque de spécialistes dont souffrait l’industrie française. Déjà handicapée par rapport à l’Allemagne en raison de sa démographie, la France se révéla incapable de stimuler suffisamment la formation professionnelle, carence d’autant plus grave que le IIIème Reich faisait peser des menaces croissantes sur la sécurité européenne, contraignant ainsi l’Angleterre et la France a effectuer un effort sans précédent en matière d’armement. Les difficultés de Renault sont aussi dues au manque de modernisation du département aéronautique de l’entreprise et ce, malgré l’effet stimulant qu’eut le Front populaire dans ce domaine.
Face à une telle crise, François Lehideux, diplômé de Sciences Politiques et fils de banquier, préconise de faire appel à l’emprunt, un recours dont Louis Renault, qui n’a pas oublié les leçons de l’après-guerre, et jaloux de son indépendance, ne veut pas entendre parler. S’il faut effectuer un apport de fonds pour sauver l‘entreprise, ce sera par financement interne. Pas question d’émettre des obligations. Le fondateur est d’autant plus méfiant qu’il voit son autorité ouvertement bafouée par François Lehideux.
Suivant Louis Renault, deux réformes majeures devraient permettre de lutter contre les pertes de l’année 1937 : une meilleure organisation interne de l’entreprise et une diminution des effectifs. C’est surtout dans le département aviation et, plus précisément, au niveau du bureau d’études, que le constructeur juge les licenciements indispensables. Les premiers concernés ne seraient donc ni les OS ni les OP mais les dessinateurs. Cela revient à remettre en cause implicitement une politique industrielle qui a trop souvent privilégié les études onéreuses de prototypes au détriment d’une production rationalisée. On notera enfin que l’incertitude liée aux marchés publics fut davantage ressentie en matière de construction aéronautique que dans le domaine automobile (secteur qui inclut le matériel blindé).
Ce document inédit confirme et nuance donc l’analyse effectuée par Patrick Fridenson il y a quarante-cinq ans : Si François Lehideux comptait effectivement débaucher une partie du personnel que la direction estimait en surnombre pour des raisons diverses (application des lois sociales, aléas des commandes de l’armée de l’Air, défauts d’organisation de l’entreprise, etc.), Louis Renault nourrissait les mêmes intentions. La seule différence est que le fondateur aurait voulu effectuer ces licenciements par « petites touches », afin de « diluer » l’opération dans le temps, plutôt que de réaliser un débauchage massif comme celui qui interviendra très opportunément à l’issue de la grève du 24 novembre 1938[1]. Notons à ce sujet qu’un certain nombre de militants communistes et leaders du mouvement appartenaient justement au département aviation, tel Henri Dupont, délégué ouvrier de l’usine FF et adjoint de Marceau Vigny[2].
Nous avons trouvé le second document dans les papiers Raoul Dautry, aux Archives nationales et, plus précisément, dans la partie du fonds qui concerne son activité à la tête du ministère de l’Armement. Le texte est agrafé à une feuille de présentation qui fait office de chemise et sur laquelle est noté : Lettre adressée à M. Lehideux, le 27 octobre 1939. Le document n’est pas signé mais sa lecture ne laisse pas le moindre doute sur sa paternité : il a été écrit ou dicté par Louis Renault en personne. Il est accompagné d’un texte explicatif et détaillé de quatre pages daté du 25 octobre qui évoque la réorganisation de la direction des usines Renault. On pourrait donc penser qu’il s’agit là, en quelque sorte, et à deux ans d’intervalle, d’une réponse au conflit de l’automne 1937. Et c’est bien le cas en effet. La présence de ce document au milieu de dossiers qui concernent des missions d’achat de l’Armement à l’étranger (Italie, Suisse, etc.) peut surprendre et c’est sans doute en raison de cette place incongrue qu’il est resté inédit pendant soixante-dix-sept ans.
Le texte confirme que Renault avait limité les pouvoirs de son neveu aux seules questions financières, ainsi qu’il le rappela lui-même en avril 1940, dans une lettre capitale trouvée en 2011 (papiers Rochefort). Là encore, il faut dire un mot du contexte. Depuis la fin du mois d’août 1939, précédant de quelques jours la mobilisation générale, François Lehideux avait rejoint son régiment stationné en Lorraine. Suivant la version que l’administrateur-délégué donnera plus tard des évènements, Louis Renault, meurtri par un départ qu’il aurait vécu comme une trahison, aurait supplié son neveu de rentrer à Billancourt. La réalité, on le verra, était bien différente : Louis Renault profita en fait du départ de Lehideux aux Armées pour réorganiser la direction de l’usine et limiter les prérogatives de son neveu aux seules questions financières. Cette réorganisation, engagée dès la crise de 1937, fut alors complétée et utilisée par Louis Renault, non sans matoiserie, pour faire accepter à Lehideux ce qui était en réalité une diminution de ses pouvoirs. Ce fut très probablement pour signifier la décision du patron que René de Peyrecave alla rencontrer François Lehideux en Lorraine. En effet, la version donnée par le neveu, suivant laquelle René de Peyrecave était porteur d’une lettre qu’il n’aurait finalement pas remise à son destinataire, n’est absolument pas crédible. Même Emmanuel Chadeau, pourtant très peu critique à l’égard des témoignages de Lehideux et toujours prompt à extrapoler, n’a pu totalement avaliser une telle affirmation[3]. En réalité, Lehideux connaissait très bien les intentions de son oncle par alliance depuis la fin octobre. Or c’est à partir de cette date que les attaques contre Louis Renault sur son prétendu manque d’entrain à l’égard de la défense nationale atteignirent leur paroxysme. Le 8 novembre, Renault dut même écrire une lettre au président du Conseil pour se justifier.
Ces deux documents complètent ainsi les découvertes récentes faites dans les archives privées. J’avais pu préciser à cette occasion les causes réelles de la rupture définitive intervenue entre Renault et Lehideux au début de l’Occupation. L’analyse des papiers Rochefort et Guillelmon, le recoupement avec d’autres sources analysées quinze ans plus tôt, avaient permis de remettre en cause la version des événements donnée par François Lehideux, seul protagoniste survivant de cet affrontement. Le jeune diplômé de Sciences Po n’était pas entré à Billancourt en 1930 à la demande de son oncle par alliance, comme il l’affirma sa vie durant, mais sur ses propres instances. Il ne fut pas davantage le patron social et réformateur qu’il prétendit être. Bien au contraire, il se signala par une gestion souvent brouillonne, parfois calamiteuse sur le plan industriel[4] et particulièrement agressive sur les plans politique et social, son passage à l’usine se traduisant non seulement par un militantisme très actif en faveur des mouvements de droite et d’extrême droite mais aussi par une judiciarisation des conflits sociaux[5]. A aucun moment, Renault ne le supplia de devenir son dauphin et d’être le mentor de son fils unique, Jean-Louis. Bien au contraire, il ne fit que restreindre ses prérogatives jusqu’à les limiter aux questions financières. Lehideux ne quitta pas davantage Renault de son propre chef en raison d’un différent sur la fabrication de chars pour les Allemands, en juillet-août 1940, fable qui devait lui conférer une auréole de vichysto-résistant ; en réalité, il fut chassé « comme un malpropre » de l’usine suivant la déposition de son propre secrétaire devant le juge d’instruction à la Libération. Dès le 22 juillet 1940, avant même de rentrer à Paris, Louis Renault demanda à François Lehideux de quitter ses fonctions au sein de l’entreprise. Cette décision, ignorée pendant près de 75 ans, explique la contre-offensive que lança François Lehideux dès juillet 1940 pour discréditer l’action de Louis Renault, opportunément accusé de vouloir céder aux exigences des Allemands et de revenir sur les acquis sociaux de 1936 : le fait qu’un patron de combat comme François Lehideux s’érige ainsi en défenseur du défunt Front populaire ne manque pas de sel. Ce qui est surprenant, ce n’est pas que l’ancien ministre de Vichy ait pu travestir à ce point la vérité, c’est qu’il eut tant d’oreilles complaisantes pour accréditer ses affirmations. Au-delà de la dimension humaine, ces conflits récurrents au sein de la direction des usines Renault, constituèrent certainement un handicap très lourd pour la firme au losange à un moment crucial de son histoire, handicap inconnu de ses plus proches concurrentes telles que Citroën et Peugeot.
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « La direction des usines Renault : les prodromes de la rupture », louisrenault.com, juin 2017. Mise en ligne le 15 juin 2017. Dernière mise à jour le 15 juin 2017.
Pour compléter cet article, voir Laurent Dingli “Rejet de l’extrême droite et choix industriels. Une lettre inédite de Louis Renault à François Lehideux (13 avril 1940)”, louisrenault.com, janvier 2014 et Idem, “L’élimination de François Lehideux des usines Renault, juillet 1940”, louisrenault.com, février 2012 [cliquez sur les intitulés pour lire les articles].
[1]. P. Fridenson, Histoire des usines Renault, Paris, Seuil, 1972.
[2]. L. Dingli, Entreprises dans la tourmente, Renault, Peugeot (1936-1940), Presses universitaires François Rabelais, Tours, [à paraître début] 2018.
[3]. E. Chadeau, Louis Renault, Paris, Plon, 1998, p. 172.
[4]. Voir aussi le bilan de son passage chez Ford après la Libération dans T. Imlay, M. Horn, The Politics of industrial collaboration during World War II, Ford France, Vichy and Nazi Germany, Cambridge University Press, Cambridge, 2014.
[5]. Voir L. Dingli, op. cit., à paraître (début 2018).
Document n° 1 : Conversation du 22 septembre 1937 avec Mr Louis Renault [Source : Renault-Histoire (ARGR) 2 SC Z 1 6]. Document aimablement communiqué par Jean Bral.
Document n° 2 : Louis Renault à François Lehideux, 27 octobre 1939 et texte annexe du 25 octobre 1939 (Source : AN 307 AP 112).
NB : Toute utilisation et reproduction de ce texte, extrait d’archives privées (Fonds Raoul Dautry), est strictement interdite sans une autorisation préalable des Archives nationales (Je remercie Mmes Caroline Piketty et Virginie Grégoire des AN de m’avoir indiqué les démarches à suivre)