Ce mercredi, une fois n’est pas coutume, la justice française ne va pas traiter un des nombreux dossiers judiciaires brûlants du moment, mais effectuer un grand bond dans le temps. Le Tribunal de grande instance de Paris, en effet, se prononce sur la légitimité de la procédure contestant un texte vieux… de 67 ans, presque jour pour jour. Ce texte, c’est l’ordonnance prise le 16 janvier 1945 par le gouvernement provisoire issu de la Résistance. Signée Charles de Gaulle et Pierre Mendès France, elle nationalisa Renault: transforma ce groupe alors privé en régie nationale – sans lui accorder la moindre compensation financière –, pour le sanctionner d’avoir collaboré avec l’Allemagne nazie.
Au printemps dernier, sept petits-enfants de Louis Renault (1877-1944) ont attaqué l’Etat en justice. Ils ont fait usage de la procédure dite de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Depuis la révision constitutionnelle de 2008, ce mécanisme permet à tout justiciable de questionner la constitutionnalité d’une décision ou d’une loi, devant les instances suprêmes. Or, la famille Renault estime avoir été «spoliée et déshonorée» par la mesure de 1945. A ses yeux illégitime et illégal, ce texte n’aurait été qu’«une voie de fait» à son encontre.
Sur le fond, les plaignants assurent que leur ancêtre n’a collaboré ni d’initiative, ni de gaieté de cœur avec l’occupant. Selon une petite-fille de Louis Renault, pendant la guerre, les usines de son aïeul «ont travaillé sous la contrainte» avec les Allemands. Il ne s’agissait donc que d’une «collaboration passive».
Sur la forme, la nationalisation-confiscation de 1945 aurait enfreint deux principes fondamentaux du droit. D’une part, la personnalité des peines. Car, Louis Renault étant décédé en détention en 1944, ce n’est pas lui mais ses descendants qui ont été lésés par la nationalisation de son groupe. D’autre part, la présomption d’innocence et les droits de la défense. Car la sanction infligée à l’industriel l’a été sans qu’au préalable, il ait été jugé en bonne et due forme, et encore moins condamné.
Le tribunal de Paris dira s’il trouve a priori cette QPC suffisamment fondée pour l’envoyer à la Cour de cassation, qui décidera ensuite de la transmettre, ou non, au Conseil constitutionnel, ce dernier tranchant en ultime ressort. Mais les magistrats parisiens peuvent aussi bien se déclarer incompétents, ou juger l’affaire prescrite.
En 1961, alors donc que la procédure de QPC n’existait pas, le Conseil d’Etat avait rejeté, pour vice de forme, une requête identique en réparation de préjudice, introduite par les héritiers Renault.
En décembre dernier, lors d’une audience houleuse au tribunal, les opposants à la démarche de la famille Renault (associations de résistants, fédération des déportés, etc.) l’avaient qualifiée de «réécriture de l’Histoire» et de «révisionnisme».
Ils se basent sur les travaux d’historiens – qualifiés d’«idéologues» par les héritiers Renault – pour soutenir que, «contrairement à Peugeot et Citroën, l’entreprise Renault n’a apporté aucune aide à la Résistance, ni n’a demandé à ses ouvriers de saboter» l’outil de production. Au contraire, le groupe «a collaboré avec un élan et un enthousiasme exceptionnels» avec les nazis.