1929
Sur le plan industriel, Renault entre dans la crise avec des atouts certains : une intégration qu’il ne cesse de développer depuis la Grande Guerre, une assise financière solide, la diversification de ses fabrications, les commandes de l’Etat, et enfin la création d’installations ultra-modernes sur l’île Seguin. Dix années d’un travail colossal ont été nécessaires pour assurer le remblaiement de l’île (1923-1933), créer des ponts, enfoncer des pieux de 10 mètres de profondeur avec des massifs en ciment pour asseoir les fondations, mais aussi aménager des rues, une centrale électrique, des bâtiments gigantesques avec deux chaînes principales entièrement mécaniques de 220 mètres de longueur… L’inauguration officielle a lieu le jeudi 28 novembre 1929 devant une centaine de journalistes de la presse sportive et aéronautique.
Usine de Billancourt – vue aérienne © SHGR
Renault enregistre une progression sensible de sa production alors même que l’industrie automobile française est en déclin, passant du second au cinquième rang de la production mondiale. Il existe 90 constructeurs français en 1929 contre 28 en 1935. De nouveaux modèles comme la Celtaquatre permettent de résister à l’introduction de la très innovante Traction Avant de Citroën tandis que Renault progresse en matière de véhicules industriels malgré la régression générale du secteur et l’apparition de son concurrent de Javel sur le marché. Louis Renault se bat en outre avec une vivacité accrue pour défendre les exportations dans un contexte particulièrement difficile.
En matière économique et financière, il se prononce pour une relance par la consommation et une dévaluation qui servirait de prime à l’exportation, se démarquant ainsi des conceptions traditionnelles (le dogme du franc fort). Accaparé par son œuvre industrielle, Louis Renault refuse par ailleurs de devenir régent de la Banque de France, institution qui défend alors des positions orthodoxes sur la monnaie. Il dénonce aussi âprement la spéculation qui est depuis longtemps l’une de ses bêtes noires, comme tout ce qui lui paraît improductif et stérile.
A l’instar des autres constructeurs, Louis Renault s’oriente vers une baisse du prix de l’automobile – tout en différant la création d’une voiture populaire – politique de baisse des prix qu’il s’efforce d’appliquer aux autres secteurs industriels comme le ferroviaire. En 1933, il veut orienter le ministre des Travaux publics vers la construction, en très grandes séries, de petites automotrices capables de transporter une trentaine de personnes. L’industriel se met aussitôt à l’ouvrage, créant en quelques semaines des ateliers sur l’île Seguin, améliorant l’outillage et le rendement. Renault est le seul constructeur à étudier des moteurs de traction sans aucune licence étrangère. Il fabrique les meilleurs moteurs du monde dans la catégorie 265 et 300 cv. Sept modèles de la marque sont présents sur tous les réseaux français, mais aussi en Espagne, en Tunisie, en Indochine, bientôt en Algérie… C’est en toute logique qu’Edouard Daladier sollicite ses conseils pour renflouer les chemins de fer, lesquels enregistrent un déficit chronique, tandis que Léon Blum lui promet son soutien en 1936.
En matière d’aviation, Louis Renault fait l’impossible pour sauver de la faillite la célèbre compagnie Aéropostale, essayant de convaincre banquiers et responsables politiques de fournir un nouvel effort, mais en vain. Il participe ultérieurement au capital de la première compagnie nationale, Air France, et contribue au lancement d’Air Bleu. En 1933, il achète la société de construction aéronautique Caudron qui fait encore briller les ailes françaises et s’illustre lors de la coupe Deutsch de la Meurthe grâce au génie de l’ingénieur Marcel Riffard et à l’audace des pilotes d’essai dont les noms sont entrés dans la légende : Ludovic Arrachart, Raymond Delmotte, Maryse Hilsz, Maryse Bastié ou encore Hélène Boucher qui se tue sur l’aérodrome de Guyancourt à l’âge de 26 ans.
Hélène Boucher vers 1934 © APR/SHGR
Les usines Renault, ce sont avant tout plus de trente mille personnes qui mettent leur force de travail et leur capacité au service d’un développement industriel exceptionnel. Chefs de service, employés, ingénieurs, agents de maîtrise, ouvriers professionnels, manœuvres… Depuis la Grande Guerre et la modernisation des méthodes de travail, le nombre de ces derniers n’a fait qu’augmenter ; pour ces milliers d’hommes et de femmes sans qualification, il n’y a pas de sécurité de l’emploi et peu d’espérance d’ascension sociale ; certains d’entre eux effectuent en outre des travaux particulièrement pénibles et dangereux, comme les ouvriers (en majorité étrangers) employés à la fonderie. Et le travail dans certains ateliers n’est pas une sinécure comme en témoigne R. Linhart : « Je découvrais cette autre routine de l’usine : être constamment exposé à l’agression des objets, tous ces contacts désagréables, irritants, dangereux, avec les matériaux les plus divers : tôles coupantes, ferrailles poussiéreuses, caoutchoucs, mazouts, surfaces graisseuses, échardes, produits chimiques qui vous attaquent la peau et vous brûlent les bronches. On s’habitue souvent, on ne s’immunise jamais… ». Un ajusteur-outilleur de Citroën a décrit l’atmosphère des grandes entreprises automobiles : « Plus encore que l’insistance des chefs, l’énorme tam-tam des machines accélérait nos gestes, tendait notre volonté d’être rapides (…) J’arrivais au bout de mon rôle, du travail des gestes sociaux, fini, étourdi de fatigue. En poussant la porte de la chambre, l’amour, la vraie vie commençait, celle où je trouvais des raisons de supporter l’usine. J’étais sorti de la solitude ». Témoignage auquel fait écho celui d’une stagiaire de Renault en 1919 : « On est trop fatigué, trop las, trop abruti pour avoir la force de calculer, combiner même un plaisir ou un projet. Une jouissance brève, immédiate, et puis dormir, c’est tout ce que le corps demande … ».
Renault, c’est enfin une équipe dirigeante de qualité. Il y a tout d’abord les anciens collaborateurs, entrés à l’usine avant 1920 : Serre, Hugé, Guillelmon, Grillot… Ces hommes travaillent sans organigramme et assurent les diverses responsabilités qui leur sont imposées suivant les nécessités de la production. Il y a toutefois des champs d’intervention privilégiés : l’aviation est le domaine du juriste Paul Hugé ; le bureau d’études celui de Charles-Edmond Serre ; le département commercial est sous le contrôle de Samuel Guillelmon. Viennent ensuite les parents dont les compétences sont assez inégales : les Boullaire, les Lefèvre-Pontalis et enfin, l’un des derniers venus, François Lehideux, neveu par alliance de Louis Renault, un jeune homme très brillant et particulièrement ambitieux. Il faut encore citer René de Peyrecave, futur P-DG des usines Renault, un aristocrate d’origine gasconne, pilote émérite de la Grande Guerre, qui s’était illustré après l’Armistice dans la navigation commerciale du Rhin.
Comme la plupart des grandes entreprises automobiles, Renault parvient à surmonter la crise de 1929, en recourant à des baisses d’effectifs ponctuelles, au chômage partiel et à des réductions de salaires. Sa gestion prudente lui permettra en outre d’éviter la faillite retentissante de Citroën qui se révélera dramatique sur le plan social : deux lock-out en 1933 et environ 50% du personnel renvoyé lors de la réorganisation de l’entreprise par Michelin.
Timbre du syndicat des Métaux (Voiture et Aviation) 1926 – Archives Nationales F7/13780
L’entre-deux-guerres, nous l’avons dit, marque un ralentissement des œuvres sociales dont le maillage reste toutefois important. A cela, il existe plusieurs explications. Au lendemain des hostilités, alors que le marché connaît une importante contraction et que les commandes de l’Etat baissent de manière brutale, Louis Renault s’engage à maintenir l’effectif des usines et à lutter contre le chômage. Il est certain qu’entre 1918 et 1939, il s’est concentré sur la résorption des différentes crises et sur la modernisation de son outil industriel au détriment de nouvelles mesures sociales. Mais les crises n’expliquent pas tout. Alors qu’il avait soutenu d’importantes innovations pendant la Grande Guerre – il existait alors neuf associations chez Renault contre une seule chez Citroën – le patron de Billancourt est profondément découragé par la politisation croissante des luttes sociales et notamment par les grèves de 1918, 1919 et 1920. Le projet d’une grande cité ouvrière d’un million de mètres carrés, qui devait être établie près du Petit Clamart et reliée par autobus à l’usine, fut définitivement abandonné en 1920, Louis Renault étant « dégoûté » par la nouvelle grève, suivant l’aveu d’un employé. Ces conflits éclatent sur fond de rupture entre les courants réformistes et révolutionnaires du Parti Socialiste, la création du Parti Communiste (1920) et du syndicat qui lui est affilié, la C.G.T.U. (1922). Si, du côté ouvrier, les revendications corporatistes ne disparaissent jamais (elles se concentrent essentiellement sur les salaires et, dans une moindre mesure sur la réduction du temps de travail, souvent au détriment des questions d’hygiène et de sécurité), l’aspect purement politique et révolutionnaire du militantisme syndical contribue à radicaliser l’affrontement au sein des usines dans lesquelles le parti communiste est encore très peu implanté. Car il faut bien garder à l’esprit la violence des luttes sociales de cette période. D’une part, un patronat qui a trop facilement recours au lock-out pour se débarrasser des grévistes et dont l’argumentation se limite souvent à la thèse du complot communiste pour éviter de se remettre en cause ; de l’autre, un jeune parti, le PCF, et l’un de ses bras armés, le syndicat des Métaux (affilié à la C.G.T.U.) dont l’objectif est d’adopter le modèle soviétique, de détruire la classe patronale et le régime capitaliste, ce qui ne l’empêche pas de défendre des projets d’avant-garde comme l’établissement des congés payés. Pour le patronat, il est difficile de dialoguer avec un adversaire qui souhaite ouvertement sa destruction et conçoit les rapports sociaux en termes de guerre entre deux ennemis irréconciliables.
Funérailles des 8 victimes de l’explosion du Central électrique des usines Renault : M. Louis Renault dans le cortège, à la sortie de l’église / Agence Mondial © BNF (de droite à gauche : François Lehideux, Samuel Guillelmon et Louis Renault).
Renault est une entreprise de hauts salaires (dans les années vingt, les ouvriers professionnels y sont payés davantage que chez Citroën qui, cependant, rétribue mieux les « manœuvres spécialisés », nous dirions aujourd’hui les O.S.). En matière d’hygiène et de sécurité, Renault est, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, en retard sur Peugeot, comme en témoigne un compte-rendu du directeur de la firme sochalienne, Ernest Mattern, lors d’une visite à Billancourt en 1939. Il suffit d’ailleurs de regarder le film L’automobile de France (1934) pour constater à quel point les dispositifs de protection laissaient à désirer. On fait le même constat lorsqu’on visionne des séquences montrant les ateliers de l’usine de Javel. En 1926 cependant, Citroën met au point un système de pédales pour éviter les mutilations des doigts et des mains lors de l’utilisation de certaines machines particulièrement dangereuses. Dans l’usine de Billancourt, la création, en 1928, d’un Service médical d’embauche, à la demande expresse de Louis Renault, permet de diminuer de manière très significative le taux de fréquence et de gravité des accidents entre cette date et 1931, seule période pour laquelle nous disposons de données. Enfin, il faudrait retrouver les archives que les industriels envoyaient chaque mois à l’Union des industries métallurgiques et minières pour établir une comparaison statistique sérieuse sur les accidents du travail. Quoi qu’il en soit, Billancourt, où l’ouvrier pouvait disposer de hauts salaires, d’assurances sociales, de restaurants à bas coûts et de coopératives, était loin d’être le bagne décrit dans les colonnes de L’Humanité ; de même, Louis Renault, qui fut l’un des pères des allocations familiales en France et le promoteur d’importantes réformes, notamment en matière de formation professionnelle, ne correspondait pas à la caricature qu’en fit le journal communiste pendant plus de trente ans. Pour L’Humanité, Albert Thomas était un « social-chauvin », André Citroën un « affameur », et Louis Renault le saigneur, l’ogre, le patron-vampire, le sinistre forban de Billancourt. Louis Renault embauche-t-il des chômeurs ? C’est, selon L’Humanité, pour toucher des allocations et diminuer les salaires. Crée-t-il une coopérative ouvrière ? Il est « devenu marchand de vins, de macaronis et d’habits », pour « ruiner tous les commerçants de Boulogne-Billancourt ». Développe-t-il l’apprentissage ? C’est pour mieux exploiter la jeunesse : « Maltraités, pas payés, n’apprenant rien, brimés par toute une armée de mouchards et agents patronaux, les jeunes de chez Renault, véritables petits bagnards, s’usent et triment de longues journées pour le plus grand profit du sinistre forban de Billancourt… Alors que le forban Renault jongle avec les millions, les jeunes ouvriers crèvent de faim dans ses usines ».
Caricature de Louis Renault parue dans L’Humanité du 4 janvier 1932 © BNF
Le caractère secret d’un homme qui fuyait toute forme de publicité personnelle, ne lui permettait pas de lutter contre la légende noire dont il était parfois victime. Les mots que Michel Rocard a employés pour décrire Aristide Briand, conviennent aussi bien à Louis Renault, qui fut d’ailleurs l’ami de l’homme d’Etat français : « Ne serait-il pas juste, écrit Michel Rocard, qu’on se penche attentivement sur un homme qui affichait une constante modestie d’allure et une totale indifférence à son image, moins préoccupé de ce que l’histoire penserait de ses actes que de mener à bien ses entreprises ? Mais en histoire aussi on n’est jamais si bien servi que par soi-même… ». La modestie est l’un des principaux traits de caractère de Louis Renault, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une réelle fierté lorsqu’on évoquait ses créations. Solitaire, il recherche avant tout une reconnaissance affective par le biais du travail. Bien au-delà des réalisations personnelles, c’est l’œuvre qui compte, et, aux yeux de Louis Renault, celle-ci est toujours collective. Lorsqu’il reçoit une distinction honorifique, il s’empresse d’y associer l’ensemble de ses collaborateurs et ouvriers. En 1935, c’est un homme d’expérience, âgé de 58 ans, qui déclare aux jeunes apprentis de son usine « Evidemment, je n’étais pas même de la valeur de la plupart d’entre vous ; je savais me débrouiller… ». Beaucoup de journalistes et d’écrivains ont tenté d’approcher Louis Renault pour lui arracher quelques confidences. Mais cet homme étrange « décourage la chronique », constatent Pierre Lazareff et Lazare Roger en 1930.
Louis Renault en 1939 © APR – Droits réservés
Louis Renault est aussi un homme généreux et fidèle en amitié. Il aida notamment la famille de son ami Albert Thomas qu’un banquier sans scrupules avait ruinée. La veuve de l’ancien député socialiste, Madeleine, écrit à Louis Renault en 1932 : « Il est beau que mon mari ait pu vous rejoindre dans la vie. Il est beau de voir deux hommes tous deux inscrits au Livre d’or de la France sur deux chapitres différents mettre leur intelligence ensemble pour que ces deux chapitres forment un tout harmonieux. Je sais, mieux que vous ne pourriez le supposer, la grande admiration et l’affection que mon mari avait pour vous. J’ai tenu à vous le dire… ».
Louis Renault est un homme de contraste. Secret, pudique et réservé, il est aussi autoritaire, possessif et emporté. Tous les témoignages concordent sur ce point. Ses colères sont devenues légendaires, et chacun tremble à son approche dans les couloirs de l’usine. Parfois injuste et maladroit en paroles, Louis Renault l’est rarement dans les actes. Après ses fréquents « coups de gueule », il se calme puis revient discrètement sur sa décision. Un ingénieur de l’usine, Paul Guillon, témoigne à ce sujet : « J’indique qu’il mettait les gens à la porte constamment et qu’on les retrouvait toujours dans l’usine, sauf deux cas très exceptionnels où véritablement les intéressés avaient bien mérité leur sort ». L’ingénieur évoque à ce sujet l’inauguration de la salle d’essai automatique qu’il avait installée à la demande de Louis Renault. « Ne sachant que dire, M. Renault vit dans un coin un paquet de chiffons sales qui n’aurait pas dû y être… il se mit à m’invectiver… dans un tel état de fureur (nous étions en train de monter les escaliers) qu’il m’empoigna par la cravate et se pendit à moi dans l’escalier. Pour ne pas être étranglé, je pris M. Renault entre mes deux bras, le soulevai du sol, ce qui donna à tout le monde l’impression d’une bataille. Bien entendu, il finit par lâcher ma cravate et moi, je le lâchai mais il écumait. Il me mit à la porte en me traitant de voyou devant tout le monde. Il partit de son côté et j’allai préparer mes affaires dans mon bureau pour quitter l’usine. Vers 20 heures, je reçus un coup de fil me disant : « Monsieur Renault vous demande dans son bureau ». Il me montra des images et des catalogues d’automobiles qu’il avait ramenés d’Amérique jusqu’à 22 heures. Je le raccompagnai à sa voiture au perron et il me dit : « A demain matin » ».
Avec de tels traits de caractère, Louis Renault ne pouvait être mondain. Rien ne l’insupporte davantage que les réceptions, les causeries de salon et les sorties en ville. Un ancien ami de son frère Marcel, Victor Breyer, témoigne à ce sujet : « Dans son entourage immédiat, notre héros passait pour un être renfermé, éternellement soucieux et quasi mélancolique. Il était l’ennemi déclaré de tout ce qui touchait au faste ou s’apparentait aux manifestations extérieures, et l’on ne pouvait lui jouer plus vilain tour que de l’obliger à prendre la parole en public ».
Christiane Renault © APR
Rarement un couple n’aura semblé aussi mal assorti que celui de Christiane et de Louis Renault. Il recherche l’intimité et la simplicité ; elle aime le luxe et la représentation. Certes, il existe un contrat tacite entre ces deux personnalités profondément différentes. Christiane assume son rôle de maîtresse de maison, reçoit les personnalités du monde politique ou industriel, autant de relations que le constructeur souhaite entretenir. Louis subvient au grand train de son épouse et lui permet de jouer le rôle social auquel elle aspire. La correspondance privée indique que Louis Renault a été sincèrement amoureux de son épouse jusqu’à une date tardive. En 1935, il croit qu’une vie de famille est encore possible. Mais il est déjà trop tard. En janvier, Christiane a rencontré Pierre Drieu La Rochelle. « Je ne suis qu’un amant, un sale amant », déclare l’écrivain qui transpose sa relation tumultueuse dans le roman Beloukia, paru l’année suivante. Drieu La Rochelle, ancien combattant, écrivain de talent et zélateur du régime nazi, fait partager à sa maîtresse les errances de ses engagements politiques. Sous son influence, Christiane milite pour le PSF de Déat à Giens, écoute une conférence de Doriot en avril 1937 puis déjeune en compagnie de l’ancien militant communiste le 19 mai suivant. Drieu lui présente aussi Otto Abetz quelques jours plus tard. Et cette comédie politique est ponctuée d’une vie culturelle intense. Christiane Renault rencontre Picasso, écoute Furtwängler, lit Giraudoux, Nietzsche, Mauriac et Renan puis s’initie, grâce à son amant, à la mythologie grecque. Louis Renault débute alors une liaison extra-conjugale avec une jeune actrice, Andrée Servilange.
Au milieu de cet échec : un enfant, Jean-Louis, qui connaît une solitude bien plus grande que celle de Louis Renault au même âge, et ce, malgré la grande affection que son père lui témoigne. D’autant plus que le « petit prince » n’a pas le dérivatif d’une passion dévorante ni l’appui bienveillant d’un frère aîné comme Louis avait eu Marcel. Trop occupée par ses parties mondaines, Christiane, dont l’instinct maternel n’est pas la première vertu, abandonne souvent l’enfant à ses précepteurs ou à ses nourrices. Quant à Louis Renault, il tente de transmettre à son fils une passion et une œuvre exigeantes. Possessif, toujours obsédé par la perte de ses proches, il le surprotège et l’isole ainsi du monde extérieur. L’une des plus grandes maladresses du constructeur sera probablement d’emmener Jean-Louis aux Etats-Unis en 1940, alors que le jeune homme, âgé de 18 ans, avait tenu à devancer l’appel pour servir le pays et prouver qu’il serait peut-être un jour capable de succéder à son père.
Le père et le fils, très proches l’un de l’autre, avaient par ailleurs le même caractère facétieux. Au début du siècle, Louis Renault s’était amusé à percer les verres à champagne des compositeurs Maurice Ravel et Gabriel Fauré, pour que le liquide se répandît sur la table ; Véritable gamin, Louis Renault met parfois un mannequin dans les toilettes, pour tromper ses invités, ou prend plaisir à les asperger d’eau, ainsi qu’on le voit sur un film de famille. Bourru, il est aussi capable d’interrompre un dîner mondain, en bleu de travail, pour réparer une prise électrique, grognant entre les dents un bonjour à ses convives.
Louis et Jean-Louis Renault, à Herqueville vers 1925 et, ci-dessous, à Giens vers 1939 © APR Droits réservés
Le plus clair de son temps, Louis Renault le passe à travailler. Lors de ses rares moments de loisirs, il pratique le sport et se consacre à sa passion de toujours, la mécanique, mais aussi à la navigation. Dans ses propriétés de Chausey et d’Herqueville, c’est avec des gens simples et industrieux qu’il se sent bien et passe le plus clair de son temps : son menuisier Boulangeot, ses maçons Cargnelli et Chiosotto, son marin Le Mut.
Car le travail est le véritable refuge de Louis Renault. Herqueville n’est d’ailleurs pas seulement un lieu de villégiature ; au fil des années, avec persévérance, Louis Renault en a fait une exploitation agricole modèle. « Il était en avance de trente ans sur ses voisins les plus évolués », confie Gabriel Sarradon.
L’industriel se rend beaucoup plus rarement dans sa villa « l’Escampobar » située dans la presqu’île de Giens. La chaleur et l’oisiveté lui pèsent. Aux charmes du Midi, il préfère de loin la solitude majestueuse et sauvage de Chausey. C’est en 1919, à bord de son bateau le Chryséis que Louis Renault découvre cet archipel de la Manche et sa Grande-Ile. Le capitaine de la Bécasse – un gros dundee que Louis Renault utilisait pour la traversée – témoigne : « Tous les travaux les plus pénibles, il les choisissait pour lui. A son arrivée à Granville, il nous aidait à compléter le chargement et, dès notre arrivée à Chausey, il se trouvait encore en tête de tous les ouvriers pour le déchargement ». Interrogés par les touristes incrédules, le capitaine leur répondait : « M. Renault ne voit de bonheur que dans le travail, et c’est pour sa satisfaction personnelle qu’il travaille autant. Et encore, vous n’avez rien vu ; lorsque tous les ouvriers auront fini leur journée, vous n’aurez qu’à regarder un peu à gauche du château, vous y verrez une lumière jusqu’à minuit, même parfois plus tard, c’est l’atelier du patron, et c’est lui qui est là à travailler soit au tour soit à l’enclume, et demain il sera le premier levé pour prendre son bain dans la piscine, sans compter que, pendant la nuit, il aura travaillé dans son lit à faire une infinité de croquis. Le matin, quand on entre dans sa chambre, ce n’est que feuilles de bloc-notes avec croquis, étendues par-dessus tout son lit. Quelqu’un qui n’a pas été au service de M. Renault ne peut pas se faire la plus petite idée de l’endurance et du travail fourni par cet homme, chaque jour. Il représente le travail personnifié… ».
Louis et Jean-Louis Renault à Chausey au milieu des années trente © APR Droits réservés
Même en voyage, Louis Renault ne peut pas s’empêcher de réfléchir à des améliorations techniques. Lors d’un passage en Egypte, il demande à son agence du Caire de faire livrer gratuitement un tracteur à l’archéologue Henri Chevrier, chargé des fouilles de Karnak. La vue des fellahin en train de hisser de lourds blocs de pierre, presque comme au temps des Ramsès, l’avait fait bondir…
Cette capacité de travail et cette énergie exceptionnelles permirent à Louis Renault d’affronter les bouleversements majeurs qui jalonnèrent les dernières années de sa vie.
Lire la troisième partie de la Biographie de Louis Renault
* Dernière mise à jour : 5 janvier 2012