Les grandes dates
1877
12 février: Naissance de Louis Renault, cadet des cinq enfants issus de l’union d’Alfred Renault et de Louise Berthe Magnien. Son père, un commerçant aisé d’origine saumuroise, exploite alors un négoce de draperie, place des Victoires, et une fabrique de boutons, place Laborde. “Je me rappelle”, confiera l’industriel en 1935, “, le temps où mon père avait sa petite fabrique de boutons où travaillaient une douzaine d’hommes. A cette époque, il n’y avait pas d’omnibus, un ou deux vagues omnibus à chevaux qui passaient par-ci par-là et ces douze hommes venaient à pied de Clichy ou de Saint-Ouen ; la journée était de treize heures et ces ouvriers vivaient bien pauvrement”.
Ci-contre: Louis Renault enfant avec sa soeur et sa mère dans la propriété familiale de Boulogne-Billancourt © SHGR et APR. Ci-dessous Léon Serpollet et Archdeacon.
Louis Renault se passionna très tôt pour la mécanique et les inventions techniques. A l’âge de huit ans, il installa déjà le courant électrique dans la maison familiale, à une époque où ce type d’éclairage était encore assez rare, et à dix ans, il fabriqua lui-même un appareil photographique. Il en avait douze quand fut inaugurée l’Exposition universelle de 1889 et n’était pas beaucoup plus âgé lorsqu’il fit la rencontre de l’industriel Léon Serpollet, inventeur d’une automobile à vapeur.
Louis Renault est un enfant solitaire et curieux. Son père, absorbé par son travail, est souvent absent, tandis que sa mère, meurtrie par la mort successive de deux de ses enfants, trouve refuge dans la religion. Il est probable que l’envie de captiver l’attention de son père ait joué un rôle dans l’engouement du petit Louis pour les créations techniques. Alfred Renault destinait son cadet au commerce, suivant la tradition familiale et l’exemple qu’avaient déjà suivi les deux aînés, Fernand et Marcel. Mais Louis est un élève médiocre qui ne s’intéresse qu’à la mécanique. Ainsi se cache-t-il un jour, gare Saint-Lazare, dans la locomotive du train Paris-Rouen, pour en étudier le mécanisme. Partagé entre l’appréhension et l’indulgence, son père lui confie la responsabilité des machines de sa fabrique de boutons et l’emmène avec lui lors d’un voyage d’affaires. La mort précoce d’Alfred Renault interrompt cet échange, alors que Louis n’a que quatorze ans. Ce dernier sera durement frappé par des deuils successifs au cours des années suivantes. A quarante ans, en 1917, il a ainsi perdu toute sa famille proche, ses parents, sa soeur, ses trois frères ainsi que son neveu Jean, mort au combat au cours de la Grande Guerre.
Alfred Renault © SHGR/APR.
Ces deuils successifs ont sans doute donné à Louis Renault la volonté d’accélérer le temps, comme il le suggère dans une note ultérieure : “Qu’est-ce qui pouvait, plus que l’automobile, répondre à ces deux caractéristiques: vitesse et indépendance ?… Nos jours sont comptés, notre vie est très courte, surtout étant donné les possibilités considérables de notre esprit. Il est donc humain de rechercher tout ce qui, dans le laps de temps qui nous est accordé, nous permet d’embrasser un horizon plus large, de connaître plus de choses, de voir plus de pays, de développer plus de pensées, d’acquérir plus de sensations, d’impressions ; en un mot, d’augmenter son expérience et de se créer, d’une façon en apparence fictive, une vie plus étendue et plus remplie… En donnant le goût de la vitesse, l’automobile a appris à connaître la valeur du temps”.
Fort heureusement, les deux aînés de Louis Renault ne cherchent pas à contrarier sa passion dévorante pour la mécanique et se contentent de l’inciter à poursuivre ses études ; après avoir fréquenté une institution religieuse, l’école Fénelon, puis le lycée Condorcet et celui de Passy, le jeune homme prépare le concours d’entrée à l’Ecole centrale, mais échoue. A la suite de cette déconvenue, il dépose son premier brevet: il n’a alors que vingt et un ans. Sa demande d’embauche rejetée par l’entreprise Panhard, Louis Renault entre chez Delaunay-Belleville comme dessinateur et passe l’examen d’ouvrier d’art. Il quitte ensuite cette maison pour effectuer son service militaire au 106ème régiment d’infanterie de Châlons-sur-Marne (30 octobre 1897). C’est dans l’atelier de l’armurerie qu’il élabore un système automatique pour la manoeuvre des cibles et crée différents appareils dont un pont démontable.
Louis Renault pendant son service militaire © Renault/APR.
1898
Louis Renault au volant de sa voiturette © SHGR
24 décembre: Au cours de son service militaire, Louis Renault ébauche un système révolutionnaire, la prise directe, procédé qui consiste à transmettre le mouvement du moteur aux roues motrices, directement, par engrenages et joints au cardan, sans l’intermédiaire de chaînes ou de courroies. Le jeune homme a étudié dans les moindres détails les défauts du tricycle à moteur de Dion-Bouton dont il avait fait précédemment l’acquisition et qu’il comptait bien améliorer. La suite fait partie de la légende : grâce à l’appui financier de ses frères et à l’aide d’Edward Richet, un camarade de régiment, Louis Renault construit sa première voiturette dans le petit atelier de la propriété familiale, à Boulogne-Billancourt ; elle est munie d’un moteur de Dion-Bouton et surtout du nouveau système de transmission qui la rend silencieuse et légère. “Tout a été fait par nous”, écrira Louis Renault,“… entre le 2 octobre et le 25 décembre, nous avons sorti une voiture terminée, y compris la carrosserie”. Juché sur cette petite auto, il part réveillonner à Montmartre avec son frère Marcel et des amis, Georges Grus, Louis Cabarrus, Emile Duc, Paul Hugé… Les convives évoquent bien entendu la création de Louis au cours du repas : une voiture sans chevaux capable de gravir de fortes pentes ? Certains affichent leur scepticisme, sans doute par forme de défi. On décide de l’essayer sur-le-champ en remontant la rue Lepic avec Louis Renault au volant. C’est l’enthousiasme général et, à l’issue de cette soirée mémorable, une douzaine de commandes fermes est passée au “petit mécano”, lui-même interloqué par le succès soudain de sa création.
Louis Renault se met immédiatement à l’ouvrage et parvient à construire 70 voiturettes en 1899 avec ses amis Serre, Richet et quelques autres. Début février, il dépose le brevet de la prise directe et, à la fin du mois, ses aînés créent la société Renault frères, qui est dotée d’un capital modeste ; l’acte notarié, passé à cette occasion, ne mentionne même pas le nom de Louis. C’est pourtant le début officiel de ce qui deviendra, quelques années plus tard, la grande entreprise Renault
1903
Marcel Renault pendant la course Paris-Vienne en 1902 © SHGR
A l’orée du siècle, le meilleur moyen de faire la promotion d’une marque naissante est de participer aux courses automobiles. Il faut s’imaginer ce que représente un course en 1900. Dans des véhicules, qui atteignent parfois les 100 km/h mais qui n’ont encore aucun dispositif de sécurité, le pilote, harnaché de fourrure et de cuir, les yeux cerclés de grosses lunettes, doit supporter le vent, le froid et la pluie à l’intérieur de son habitacle ouvert. Les routes ne sont pas encore goudronnées et il faut rouler sur des chemins de diligence remplis de pièges mortels : boue, crevasses, nids-de-poule, ornières, cailloux, sans oublier la poussière qui enveloppe et aveugle chaque coureur lorsqu’il talonne un concurrent. Pour piloter un de ces engins, il faut être à la fois un mécanicien professionnel, un conducteur émérite et un fou furieux ! A cause de la rupture d’une pièce, Louis Renault effectue la course Paris-Toulouse en conduisant d’une main et en graissant de l’autre son moteur avec une petite cuiller. Après avoir changé huit fois de pneus et fait redresser son essieu chez un forgeron, il s’approche enfin de l’étape finale. Malheureusement, il fait nuit, et le “petit mécano”, qui pensait arriver plus tôt, n’a pas installé de phares sur son véhicule. Il roule à l’aveugle, s’encastre dans la voiture d’un charretier, tombe sur la tête et perd connaissance. Une heure plus tard, il reprend ses esprits, réussit à mettre son engin de 400 kg sur le bas-côté et achève la course à pied, accablé de fatigue. Mais l’obstination et la témérité portent leurs fruits : Louis et son frère Marcel remportent victoires sur victoires : entre autres Paris-Ostende (1899), Paris-Toulouse (1900), Paris-Berlin (1901), Paris-Vienne (1902)…
Fernand Renault annonçant à Louis l’accident de leur frère Marcel, l’année suivante © SHGR
De tels succès vont coûter très cher à la famille Renault, car Marcel, le frère chéri de Louis, se tue en 1903 lors de la course Paris-Madrid, à la hauteur de Couhé-Vérac. Dès qu’il apprend l’accident, lors d’une étape, Louis se précipite au chevet de son frère, mais celui-ci décède au petit matin. Louis Renault ne s’en remettra jamais vraiment. On peut imaginer la peine et la culpabilité de ce jeune homme qui avait entraîné son aîné, jusqu’alors commerçant posé et sérieux, dans l’aventure des courses automobiles. Louis fera placer le buste de Marcel aux portes de l’usine ; c’est ce buste que l’on peut voir encore aujourd’hui dans le jardin de la Société d’Histoire du Groupe Renault, à Boulogne-Billancourt. Marcel Renault avait 31 ans.
Louis trouve refuge non seulement dans le travail mais aussi dans la relation amoureuse qu’il entretient avec la chanteuse lyrique, Jeanne Hatto. Entrée à l’Opéra à l’âge de vingt ans, en décembre 1899, cette soprano de talent se fait rapidement remarquer par ses interprétations des œuvres de Reyer, Saint-Saëns, Wagner, Gounod, Mozart, ou Leroux. Dès 1901, elle est sollicitée par la société Pathé-Céleste-Phono-Cinéma pour enregistrer quelques airs célèbres comme “Ô toi qui prolongeas mes jours”, extrait d’Iphigénie en Tauride de Gluck.
La voiturette de Louis Renault aurait croisé la calèche de Jeanne Hatto au Bois de Boulogne par une belle journée d’été. Louis est un homme timide qui, de surcroît, s’exprime assez mal. Pour faire sa cour à Jeanne, il se contente de lui envoyer des fleurs de manière anonyme. Suivant la légende, la cantatrice, intriguée par les énormes bouquets qu’elle recevait chaque jour dans sa loge, aurait finalement découvert le nom de son admirateur en interrogeant le fleuriste. Au premier abord, une telle rencontre paraît improbable, même si les idylles avec des chanteuses ou des comédiennes en vogue faisaient partie du rite social de l’élite bourgeoise de la IIIème République. D’une part, une jeune artiste, qui évolue dans un milieu culturel brillant et fréquente les plus grands compositeurs français de son temps ; de l’autre, un industriel aux mains noires qui préfère de loin se rendre dans les ateliers pollués et bruyants de l’usine plutôt qu’au théâtre ou à l’Opéra. Mais il ne faut pas forcer le trait, car si Louis Renault est avant tout un manuel, il a été élevé par une mère pianiste et mélomane.
Le couple s’installe dans la propriété de Villiers-le-Bâcle, près de Gif-sur-Yvette. En 1905, alors qu’il effectue avec Jeanne une croisière sur la Seine à bord du « Chryseis » – un yacht de 18 mètres qu’il a lui-même conçu et aménagé – Louis Renault découvre le château de la Batellerie à Herqueville. Il est aussitôt séduit par le calme et la beauté d’un site qui lui permettra bientôt d’échapper aux tumultes et aux soucis de l’usine. A Herqueville, grâce à Jeanne Hatto, Louis Renault reçoit les compositeurs Maurice Ravel et Gabriel Fauré, ainsi que le dessinateur humoristique Abel Faivre et le sculpteur Pierre Félix-Masseau, dit Fix-Masseau, avec lequel il entretient rapidement une relation amicale. Le couple invite aussi des industriels et des hommes politiques tels Louis Breguet, les frères Farman ou encore le socialiste indépendant Aristide Briand.
Aristide Briand et Louis Renault sur le bateau de ce dernier à Herqueville © APR-SHGR
Louis Renault et Jeanne Hatto se séparent probablement à la veille de la Première Guerre mondiale. Suivant une tradition, le fait que le couple n’eut pas d’enfants fut un motif de rupture. On affirme aussi que Louis Renault exigeait de sa compagne qu’elle abandonnât sa carrière, ce à quoi la cantatrice ne voulait pas se résoudre. Cette dernière hypothèse est plausible dans la mesure où Louis Renault est un homme très possessif, jusqu’à devenir parfois étouffant voire tyrannique. La lettre que l’industriel écrit à Jeanne en 1911 est assez éloquente sur ce point :
« – Absente d’Herqueville le dimanche 18 mai 1911. Rentrée le lundi sans fournir d’emploi du temps.
« – Partie chanter à Strasbourg au lieu de passer le dimanche 19 septembre à Herqueville, comme tous les amis qui tiennent à moi.
« – Reçu dans ta loge untel et untel, sans ma permission.
« – M’as interrompu pour parler théâtre avec Briand quand je racontais les débuts de mon petit atelier.
« – es venue à l’usine sans permission le 14 décembre. Je ne veux pas de femmes à l’usine… ».
Quel tyran ! Profondément marqué par les deuils, hanté par la mort et la séparation, Louis Renault veut que ses proches restent auprès de lui. Il faut toutefois préciser que son caractère possessif est, pour ainsi dire, contrebalancé par une grande générosité et une véritable fidélité dans les sentiments. Non seulement, Louis Renault subviendra sa vie durant aux besoins de Jeanne Hatto, mais les anciens amants conserveront une grande complicité jusqu’à la disparition de l’industriel.
Préparation d’une copie en bronze du buste de Louis Renault sculpté par Pierre Félix-Masseau, dit Fix-Masseau – Atelier Landowski – © Laurent Dingli
Après la mort de Fernand, en 1908, Louis Renault reste le seul maître de l’usine. Au cours de cette période, la part de l’entreprise dans la production automobile française augmente considérablement, passant de 3,7% en 1900 à plus de 14% en 1908. Cette montée en puissance est renforcée par un grand dynamisme à l’exportation : profitant de l’expérience commerciale de son frère Fernand, Louis constitue un réseau d’agents en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Suisse, en Autriche ; il crée des filiales à Londres, Berlin, New-York, puis à Moscou à la veille de la Grande Guerre. En 1909, deux tiers des taxis parisiens et la moitié des cabs londoniens sont des Renault. Le constructeur peut aussi s’appuyer sur des collaborateurs de talent, tels son beau-frère, Charles Richardière, qui s’occupe des brevets puis de l’administration au sein de l’équipe dirigeante ; son camarade Charles-Edmond Serre, animateur du bureau d’études ; ou encore l’ingénieur Paul Viet, débauché de l’entreprise du marquis de Dion, chargé des fabrications à partir de 1901.
1913
Autre moteur du développement, l’introduction du taylorisme. C’est en 1911 que Louis Renault rencontre aux Etats-Unis le constructeur Henry Ford et l’ingénieur Frederick Winslow Taylor, le père de l’organisation scientifique du travail. Le patron de Billancourt en revient conquis par les méthodes américaines qui permettent un gain de productivité significatif.
Henry Ford en 1919 © Fred Hartsook – Library of Congress – Washington DC
Dans une lettre adressée à Albert Thomas, Louis Renault définit ainsi la rationalisation du travail et, plus particulièrement le chronométrage : « Le système Taylor part de l’idée que la main-d’œuvre est aussi perfectible que la machine, que par ses méthodes rigoureusement établies, par la détermination et la limitation au maximum des mouvements utiles pour l’usinage d’une pièce quelconque, on peut arriver à augmenter dans des proportions considérables le rendement et la production. C’est pour arriver à la détermination rigoureuse du temps nécessaire pour la fabrication d’une pièce quelconque que des ouvriers types, dénommés chronométreurs, ont été formés, qu’on a chronométré leur temps d’exécution, en décomposant leurs mouvements réduits et simplifiés au minimum. Tel est – grosso modo – le principe de la méthode de Taylor, dont les résultats immédiats sont la production plus rapide, moins coûteuse et moins fatigante que par les méthodes d’autrefois… ».
Frederick Winslow Taylor © Inconnu
Mais la méthode, appliquée trop brutalement par Louis Renault, et de manière incomplète, fut rapidement rejetée par une partie du personnel de l’usine, surtout par les ouvriers professionnels, inquiets de voir leurs qualifications remises en cause par la rationalisation. Renault tenta pourtant de les convaincre que le nouveau système permettait de réduire le temps de travail et d’augmenter les salaires. Tout dépendait en réalité des modalités d’application et, notamment, de l’amélioration de l’outillage ainsi que l’ingénieur de Ram le rappela fermement à Louis Renault. A l’issue de la grève de décembre 1912, des négociations entre la direction et les ouvriers débouchèrent sur un accord important : Renault institua la représentation ouvrière (qui, à une exception près, n’existait pas à cette époque dans les usines) tandis que les ouvriers acceptaient le principe du chronométrage. Quelques mois plus tard cependant, les modalités d’application du système firent l’objet d’un nouveau conflit : les délégués ouvriers exigèrent le renvoi de deux chronométreurs puis dénoncèrent l’accord de décembre, réclamant la suppression pure et simple du chronométrage. Louis Renault refusa de céder.
Ce n’était pas le premier mouvement de grève à Billancourt, les usines ayant débrayé lors du mouvement national de 1906. Toutefois, le conflit de 1912-1913 avait une valeur emblématique dans la mesure où la grève se cristallisait sur les méthodes modernes de travail que Renault et Berliet étaient les premiers à introduire en France de manière encore embryonnaire il est vrai.
La Bataille syndicaliste : carte postale publicitaire pour le quotidien officieux de la CGT © BNF/CEDIAS
La politique menée en 1912-1913 consacre l’introduction du taylorisme, c’est-à-dire la déqualification des professionnels, la déshumanisation des tâches, bientôt le travail à la chaîne avec son labeur abrutissant qui fut si bien caricaturé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. Pour le patron de Billancourt – qui dénonçait au passage le malthusianisme de l’aristocratie ouvrière (chefs d’équipe et contremaîtres) – le taylorisme offrait la perspective d’une journée plus courte et des salaires plus élevés. Ce fut un bouleversement majeur, qui, un an plus tard, allait imposer progressivement les nouvelles méthodes de production : la Première Guerre mondiale.
1914
Les contemporains prévoyaient une guerre courte et aucune mobilisation industrielle n’avait été réellement envisagée. Les autorités réalisèrent progressivement, dans le feu de l’action, quel formidable potentiel représentaient les transports modernes et l’industrie automobile. C’est toutefois en raison de ses fabrications aéronautiques que Louis Renault, ainsi que certains ouvriers et collaborateurs, furent mis en sursis d’appel au début du conflit. Le patron de Billancourt – on l’ignore souvent – s’imposa, dès le début du XXème siècle, comme l’un des pionniers de l’industrie aéronautique. En 1907, il assista avec enthousiasme au premier vol du Brésilien Santos-Dumont sur la pelouse de Bagatelle et, dès la fin de l’année, il fabriquait ses premiers moteurs d’aviation. Le 7 mars 1911, un biplan Farman-Renault se posait au sommet du Puy-de-Dôme tandis qu’en 1912 et 1913 un appareil du même type pulvérisait le record du monde de distance et de durée sans escale.
Le pionnier de l’aviation, Alberto Santos-Dumont en 1898 © inconnu
Les autorités firent rapidement appel au savoir-faire de Louis Renault pour répondre aux besoins énormes de l’armée. Effectuant constamment la navette entre Paris et Bordeaux où le gouvernement s’était replié, Louis Renault collabora étroitement avec les pouvoirs publics pour soutenir l’effort de guerre ; il commença par résoudre le problème de la fabrication en masse d’obus à Billancourt tandis que les taxis Renault – les fameux taxis de la Marne – contribuaient à stopper l’avance allemande vers Paris.
Le célèbre avion Bréguet XIV fut souvent équipé d’un moteur Renault © Jim Alley
Les usines fabriquèrent toute sorte de matériel : autos, camions, obus, fusils, avions et, bientôt, un engin révolutionnaire qui allait participer à la contre-offensive victorieuse de 1918, le char léger FT-17. Pour imposer ce matériel à une administration souvent frileuse, le général Estienne et Louis Renault durent mener un combat de tous les instants. Véritable symbole de la résistance française à l’invasion allemande, le char léger, appelé dès lors le char de la Victoire, participa au défilé du 14 juillet 1919 sur les Champs-Elysées.
Louis Renault réparant le moteur du char FT-17 © SHGR
La Grande Guerre – on le conçoit aisément – entraîna des transformations majeures au niveau de l’entreprise. Tout d’abord sur le plan social avec l’introduction massive de la main-d’œuvre féminine, étrangère et coloniale.
Ouvrière portant des obus, 1917 © SHGR
Bien que les ouvriers de la région parisienne fussent alors parmi les mieux payés de France, leurs conditions de travail restaient particulièrement difficiles. Jusqu’en 1917, chez Renault, ils travaillaient en moyenne onze heures par jour, sept jours sur sept. Les accidents étaient nombreux. En juin 1917, l’effondrement d’un atelier provoqua la mort de 26 personnes. Des progrès sensibles furent cependant enregistrés au cours du conflit sur le plan social, tout d’abord en raison de la mobilisation ouvrière des usines lors des grèves, surtout à partir de 1917, mais aussi grâce à l’étroite collaboration entre le ministre socialiste de l’Armement, Albert Thomas, et Louis Renault qui présidait alors la chambre syndicale des constructeurs d’automobiles : mise en place d’une grande coopérative ouvrière, institution des délégués d’ateliers élus, établissement d’un salaire minimum… les innovations de cette période furent nombreuses. Les usines Renault avaient déjà, avant-guerre, un système d’allocations familiales et d’assurances sociales dont bénéficiait une partie du personnel. Louis Renault caressa en outre de nombreux projets à la fin de la Grande Guerre, dont certains paraissent d’avant-garde, comme la décentralisation des institutions politiques et sociales, la création de commissions paritaires ouvrières et patronales, l’instauration de crédits pour permettre à l’ouvrier d’accéder à la propriété, la mise en place de cités-jardins désenclavées par des trains régionaux à grande vitesse … Des carences n’en demeuraient pas moins manifestes, tant sur le plan de la sécurité que de l’hygiène, et le formidable élan impulsé pendant le conflit allait s’essouffler au cours de la période suivante.
Albert Thomas, ministre de l’Armement © George Grantham Bain Collection (Library of Congress)
Enfin, la guerre augmenta considérablement le potentiel et la superficie de l’usine, Renault accédant dès lors au rang de la très grande entreprise. Le patron de Billancourt profita souvent du contexte de guerre pour agrandir l’usine sans pour autant s’encombrer des formes, construisant des rues de manière illégale, s’appropriant la voie publique.
Il faut dire que l’industriel devait répondre, dans l’urgence, aux besoins gigantesques de l’Armée avant d’assurer la reconversion de ses usines à l’économie de paix, un exercice particulièrement difficile.
1918
Louis Renault épouse en septembre la fille d’un notaire parisien, Christiane Boullaire, qui lui donne un fils, Jean-Louis, en 1920. Les futurs mariés se sont rencontrés sur un cours de tennis, présentés par les Fix-Masseau. Comme beaucoup de jeunes femmes de son milieu, Christiane a été infirmière pendant la guerre. Elégante, belle et enjouée, elle s’adapte très vite à son rôle, celui de l’épouse de l’un des plus grands patrons de France, recevant écrivains, industriels, aviateurs de renom, députés et ministres dans l’immeuble de l’avenue Foch ou en Normandie, dans la propriété d’Herqueville.
Le mariage de Christiane et Louis Renault – 1918 © APR/SHGR
Véritable bourreau de travail, Louis Renault ne prend qu’un seul jour de congé pour son mariage, retrouvant son poste à l’usine dès le lendemain matin à six heures. La tâche qui l’attend est colossale. Il lui faut continuer de produire de manière intensive pour les dernières semaines de guerre, mais aussi préparer le relèvement du pays. Car la France est exsangue. Elle a perdu plus de 10% de sa population active, une partie de son territoire a été totalement dévastée et elle sort du conflit très endettée, notamment auprès des Anglo-saxons. Louis Renault a d’ailleurs mesuré depuis longtemps la menace économique que constituent les Etats-Unis pour l’Europe en général, et pour la France en particulier. Il sait que l’Amérique du Nord dispose de matières premières en abondance, que les transports, les coûts de production y sont bien moins élevés que dans le vieux continent et, qu’enfin, l’Allié d’Outre-Atlantique inonde déjà le marché de ses produits. Le combat semble perdu d’avance, mais Louis Renault est un lutteur. Il aime relever les défis les plus difficiles. Et celui-ci, comme le seront les crises économiques, et comme le fut la Grande Guerre, était à sa mesure. Il décide donc de convaincre les acteurs politiques, économiques et sociaux de l’absolu nécessité dans laquelle se trouve la France de moderniser rapidement son économie et d’intensifier la production : il faut adopter, répète-t-il en 1925, « les méthodes nécessaires pour obtenir le maximum de rendement avec le minimum d’efforts dans le minimum de temps ». Totalement étranger aux querelles partisanes, Louis Renault cherche à convaincre les décideurs du moment, quelle que soit leur sensibilité : ainsi Edouard Herriot, principal animateur du cartel des gauches, qu’il souhaite rencontrer grâce à l’entremise de son ami Albert Thomas, directeur du Bureau International du Travail (B.I.T.), ainsi Léon Blum qu’il invite à visiter l’usine dès 1930.
Ci-dessus : Affiche d’Abel Faivre – 1915 © Musée de l’Armée et ci-contre : Edouard Herriot – Library of Congress Washington DC
Dans l’esprit de Louis Renault il n’existe pas de véritable hiatus entre la défense de son entreprise, celle de sa corporation – l’industrie automobile – et la défense de l’économie nationale : en effet, celle-ci doit être assurée par une constante recherche d’indépendance. C’est pour cette raison qu’il accentue après la guerre la diversification de ses fabrications et la concentration verticale de l’entreprise. Renault construit des voitures, mais aussi des véhicules industriels, des tracteurs agricoles, des automotrices, des moteurs pour l’aviation et la marine, enfin des avions après le rachat de Caudron, en 1933. Assurer la qualité française, faire baisser le coût des transports, sont les maîtres mots de cette politique industrielle qui doit permettre à la France de se relever des ruines de la guerre et de soutenir la concurrence internationale. L’entreprise, mais aussi l’industrie automobile française dans son ensemble, doivent produire elles-mêmes le maximum d’éléments nécessaires à la fabrication d’une automobile, d’un avion, d’une automotrice. Ainsi pourra-t-on mieux contrôler les prix de revient et la qualité des produits sans dépendre exagérément des fournisseurs et de l’étranger. Dès 1912, Renault crée dans cette optique la Société d’Eclairage électrique des véhicules (S.E.V.) – société à laquelle il associe d’autres constructeurs tels Berliet, Delaunay-Belleville et Panhard. Après la guerre, il met sur pied l’Union des consommateurs de produits métallurgiques et miniers (U.C.P.M.I.) qui regroupera près de 400 entreprises françaises en 1932, tout en faisant de l’aciérie lorraine d’Hagondange l’une des plus modernes d’Europe. Et Louis Renault poursuit cette politique sans relâche : à l’acier s’ajoutent le bois, la ouate, les pneumatiques… Billancourt devient une ville dans la ville avec son système de ravitaillement interne, ses restaurants, ses coopératives, ses écoles, ses dispensaires, ses moyens de transports, son propre système de crédit (la D.I.A.C.), ses filiales et ses succursales, ses machines-outils et ses forêts…
Concours de motoculture de Senlis – Renault/ Agence Meurisse – 1919 © BNF
Louis Renault a donc fait un choix industriel radicalement opposé à celui de son principal concurrent, André Citroën : s’inspirant de la réussite d’Henry Ford, le patron de Javel élabore la première chaîne de montage moderne en France et s’oriente pendant un temps vers la production d’un modèle automobile unique. La lutte devient rapidement acharnée : à la célèbre croisière noire de Citroën, répond le raid africain des six roues motrices Renault avant que le patron de Javel ne lance la croisière jaune. On lutte pied à pied pour obtenir les commandes de l’Etat et la desserte par autocar des grandes lignes de province. Les nouvelles installations de l’île Seguin poussent Citroën à moderniser son usine de Javel. Et les innovations introduites par André Citroën sont une source d’émulation et de progrès constants pour le maître de Billancourt. « Il m’a fait travailler », dira Louis Renault de Citroën, après la disparition tragique de ce dernier en 1935.
1926 – Imp. Françaises Réunies, Paris – Illustrateur : B. Schoukhaexx. (Femme Mangbetou) © http://oncle-archibald-posters.blogspot.com.
A l’instar de ses plus proches concurrents, le patron de Billancourt veut démocratiser l’automobile (notamment avec la 6 CV présentée en 1922), mais il souhaite en même temps conserver des modèles intermédiaires et haut de gamme. La voiture, qui demeure un objet de demi-luxe, a une fonction utilitaire, mais elle est aussi une vitrine de l’entreprise et de la France. Le président de la République Gaston Doumergue, l’auteur et acteur Sacha Guitry ou encore la comédienne Arletty, effectuent leurs déplacements dans des automobiles 40 CV Renault tandis que le président Lebrun roule en Reinastella. Et les concours d’élégance féminine, qui fleurissent à partir de 1925, associent de manière profitable les deux industries françaises que sont l’automobile et la haute-couture. Avec cela, Renault fabrique toute sorte de véhicules particuliers ou industriels, du camion de pompier, à la voiture-balayeuse en passant par l’ambulance. Enfin, la mise au point de voitures puissantes permet à la marque d’emporter des épreuves aussi différentes que le rallye du Maroc ou le rallye de Monte-Carlo.
Dès l’Armistice, les services de Renault et du PLM étudient ensemble la question des automotrices. L’objectif : mettre au point des transports plus rapides et plus économiques. Il faudra dix ans de travail à Louis Renault et à ses collègues pour réaliser des progrès suffisants en matière de moteurs Diesel, domaine dans lequel la France enregistrait un retard important. En janvier 1931, le patron de Billancourt est le premier à lancer des autorails légers équipés de moteurs à huile lourde..
Pendant ce temps, Louis Renault continue de contribuer activement au développement de l’aviation, mettant au point des moteurs de plus en plus puissants et endurants avec lesquels les As de la Grande Guerre et de célèbres pilotes tels que Mermoz ou Saint-Exupéry battent des records intercontinentaux et participent à l’épopée de l’Aéropostale.
Compétent dans les domaines financier, juridique et commercial, Louis Renault reste avant tout un génie de la mécanique. Il fait partie de ces rares élus qui, tel Ettore Bugatti, étaient capables de dessiner dans une chambre d’hôtel, en quelques heures et à main levée, une ébauche de moteur d’avion. Mais, comme son ami de Molsheim, le patron de Billancourt commettait parfois des erreurs de jugement, et cela davantage par entêtement qu’en raison d’une mauvaise évaluation technique.
Ci-dessus : Louis Renault vers 1925 © APR/Renault-Histoire
Louis Renault considérait en effet le bureau d’études dont il avait confié la direction à l’un de ses plus vieux collaborateurs et amis, Charles-Edmond Serre, comme son domaine réservé. Particulièrement chatouilleux sur ce point, il admettait difficilement les critiques. « Il avait un sens inné de la mécanique et de la matière, rappelle François Lehideux, lorsqu’un villebrequin cassait, il voyait immédiatement le point de rupture. Tous les calculs des ingénieurs n’y étaient pas parvenus, et c’est lui qui avait raison ». Mais lorsqu’il lui arrivait de se tromper, il avait du mal à le reconnaître. Il pensait que l’intuition qui l’avait toujours guidé et si souvent servi ne pouvait lui faire défaut. Et ce trait de caractère conduisait parfois l’industriel à commettre des erreurs. Ainsi, jusqu’en 1939, refusa-t-il obstinément d’adapter le freinage hydraulique sur ses véhicules, alors qu’il s’agissait d’un système d’avenir. « M. Renault, rapporte Paul Guillon, ne tolérait pas la résistance de la mécanique, la résistance de la physique, la résistance des hommes à ses idées et à ses désirs ». C’était le revers de cette foi en l’intuition, de ce désir de forcer la réalité, qui lui avaient permis de lutter avec succès contre l’inondation de 1910, de réaliser le char d’assaut et de surmonter la crise économique des années trente. Sanguin et coléreux, Louis Renault savait aussi se montrer généreux et sensible. Ses plus proches collaborateurs comprirent, pour la plupart d’entre eux, les raisons de ce contraste apparent : craignant la foule, souffrant d’une réelle timidité qu’aggravaient ses difficultés d’élocution, Louis Renault se trouvait souvent désemparé devant un auditoire. Pour compenser ce malaise, il avait besoin de réaffirmer constamment son autorité et de manifester une assurance qui lui faisait en réalité défaut. On pouvait pourtant lui tenir tête et entretenir avec lui des relations de respect mutuel à condition d’avoir beaucoup d’assurance et d’importantes compétences techniques. Après un temps de maturation, Louis Renault s’inclinait, parfois de mauvais gré, parfois en souriant, mais il s’inclinait. Mis à part certains éclats, écrit Jean Hubert, « où la colère, l’orgueil et l’incompréhension déclenchaient un réflexe bien maladroit ou bien mauvais, Louis Renault murissait ses décisions. Il tâtait le terrain, en parlait à l’un ou à l’autre… affinait son projet et réglait son cap ».
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Dernière mise à jour : le 2 janvier 2012