Le Monde, par Pascal Galinier, 20-21 décembre 1998

La voiturette de Louis Renault

Il y a un siècle, un jeune bricoleur surdoué enthousiasmait les Parisiens en remontant la rue Lepic au volant d’un véhicule de son invention. Résultat : douze commandes ! Une saga industrielle commençait, où se reflète un pan de l’histoire de France, pour le meilleur et parfois le pire.

Le 24 décembre 1998, parti réveillonner à Montmartre avec son frère Marcel, au volant de la « voiturette » qu’il vient d’assembler dans son atelier de Billancourt, Louis Renault rentre chez lui, au petit matin, avec le plus beau des cadeaux de Noël : douze commandes ! En fait de réveillon, le jeune bricoleur surdoué – il a vingt et un ans – a passé une partie de la nuit à faire essayer son engin à de riches fêtards, escaladant la Butte par la fameuse côte de la rue Lepic.

Ainsi débute une aventure industrielle hors du commun, qui va épouse l’histoire de la France du XXème siècle, des taxis de la Marne au Front populaire, de la Libération à Mai 68. Louis Renault n’est pas de cette race d’inventeurs géniaux qui pullulent en cette fin de XIXème siècle. Sa voiturette n’a en soi rien de révolutionnaire. Sa seule innovation : une boîte de vitesse à prise directe. Le plus jeune des trois frères Renault a une autre forme de génie : il sait assembler et perfectionner les techniques balbutiantes et éparses disponibles sur le marché. L’industriel pointe déjà sous le mécano. Louis a mis dans sa première création tout ce qui fera Renault. La voiturette, légère et peu puissante (le moteur développe… ¾ de cheval), ne consomme que 6 litres au 100 kilomètres mais pousse des pointes à 50 km/h. Elle préfigure la 4 CV, le R5, la Twingo…

Dès le début, ce fils d’un industriel du bouton – navré de voir son cadet ne s’intéresser qu’à la mécanique, Alfred Renault traitait Louis de « cancre » – pressent que l’automobile n’a d’avenir que si elle sort du ghetto des clients fortunés qui font alors la gloire des pionniers, les Peugeot, les Darracq, les Panhard et Levassor. Le futur grand patron a choisi son créneau et son credo : « Construire les meilleures autos au prix le plus bas afin qu’un jour chaque famille en France puisse avoir sa petite auto », ainsi qu’il l’écrira à ses ouvriers en 1936, au lendemain des grandes grèves du Front populaire. Dès lors, il n’aura qu’une obsession : faire de son modeste atelier de Billancourt une véritable usine, son usine, qu’il n’appellera plus que « l’Usine ».

Dès 1905, la société Renault Frères est le premier constructeur français, avec 1179 voitures produites. En 1909, après la mort de ses deux aînés, Louis est seul maître à bord de « l’Usine ». En 1911, il traverse l’Atlantique pour rencontrer Henry Ford et Frederic W. Taylor, les pères de la production de masse. Il en revient conquis par le taylorisme, qu’il impose aussitôt à ses ouvriers. Les cadences font un bond, mais, en 1913, Billancourt connaît sa première grève. Le patron éructe : « Pour moi, les grévistes ça n’existe pas ! ». La légende noire de « l’ogre de Billancourt » commence…

En 1914, réquisitionné, Renault commence par fabriquer des obus. Mais très vite, l’usine se penche sur un tout nouveau type de véhicule : le char d’assaut. Renault en produira trois mille en 1918. Son intervention sur le champ de bataille sera décisive. Louis Renault sort de la Grande Guerre plus puissant que jamais. Et doté, enfin, d’un concurrent à sa mesure, un obscur ingénieur, promoteur avant-guerre d’un « engrenage à double chevron », et qui a profité du conflit pour créer son entreprise d’automobiles : André Citroën.

Brillant, mondain, joueur… tout oppose le polytechnicien Citroën au « cancre » Renault. Tout, sauf la passion de produire toujours plus de voitures. Une course à la puissance commence entre les deux constructeurs, qui ne s’arrêtera plus, même après la mort de leurs fondateurs. Les années vingt et trente voient les rives de la Seine, à l’ouest de Paris, se couvrir des usines que les deux tycoons ne cessent d’étendre : Citroën à Javel, Renault à Billancourt. En 1929, Louis Renault débarque sur l’île Seguin, qu’il convoitait de longue date, en face de l’atelier de ses débuts. Il bétonnera jusqu’au dernier mètre carré de ce site naguère bucolique.

André Citroën meurt en 1935, criblé de dettes, et sa firme est racheté par Michelin. Rien ne semble pouvoir arrêter Louis Renault. Même pas le Front populaire. Laissant son jeune adjoint, François Lehideux, négocier avec les grévistes, le patron s’enferme de plus en plus dans son personnage « d’ogre ». En 1938, il reçoit la visite d’Adolf Hitler sur son stand du Salon de l’auto de Berlin. Subjugué moins par l’idéologie que par le volontarisme industriel des nazis, Louis Renault ramène d’Allemagne un surnom : « Hitler m’a dit » ; une commande de Goering pour une Primaquatre ; et une idée à creuser, « son » idée de 1898, un peu délaissée depuis : la « voiture du peuple », que l’ingénieur Porsche a réalisée à la demande du Führer. La Volkswagen inspirera directement la future 4 CV.

En 1940, le maître de Billancourt se rallie sans états d’âme à la politique de collaboration prônée par Pétain, qu’il avait rencontré sur le champ de bataille de Champagne en 1916. Les bombardements répétés de ses usines par les Alliés, à partir de 1942, n’entament pas sa détermination : il reconstruit sans cesse pour continuer à produire, produire toujours et préserver « l’Usine ». Durant l’Occupation, placé sous la férule de Daimler-Benz, Renault assemblera près de 40.000 véhicules, dont plus de 34.000 destinés aux Allemands.

Traqué, cloué au pilori par la presse de la Libération, Louis Renault est emprisonné en septembre 1944 pour « commerce avec l’ennemi ». Malade, maltraité par ses geôliers, il meurt à la clinique Saint-Jean-de-Dieu le 24 octobre 1944, sans avoir été jugé. Renault est nationalisé, le 16 janvier 1945, par le gouvernement du général de Gaulle, au nom « de la Résistance et de la classe ouvrière tout entière » (lire ci-dessous) (…)

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