Lire, 1er mars 1998

chadeauL’automne 1944 voit la fin pitoyable du célèbre industriel de l’automobile. Accusé d’avoir fait tourner ses usines pour l’armement allemand, il est mis au secret sous haute surveillance à Fresnes.

Louis Renault et René de Peyrecave sont tous deux arrêtés à Paris, le 23 septembre 1944. Sur les circonstances de l’arrestation de Peyrecave, peu de zones d’ombre. On est un samedi, l’homme est chez lui. C’est alors un parcours banal au terme duquel, le soir même, il couche à la prison de Fresnes. Entre les deux: mise au secret dans un local indéterminé – un commissariat de police? -, passage à tabac – une tradition vieille comme la police -, présentation au juge d’instruction – un magistrat politiquement «sûr» – et le transfert à la prison. En quelques heures, le puissant directeur général est transformé en délinquant banal, dépouillé de ses lacets, de sa ceinture, de sa montre, de son stylo, puis fouillé à corps.

Beaucoup d’ombre, en revanche, autour des dernières heures de liberté de Louis Renault. De son trajet on connaît surtout la fin, quand il se retrouve, ce samedi après-midi, au Palais de justice, devant le juge d’instruction Marcel Martin. Une fois les formalités judiciaires accomplies – inscription de l’identité, lecture des motifs d’inculpation -, Martin l’envoie à Fresnes. Au secret, une fois de plus. Aucun doute ne subsiste quant à l’heure de l’incarcération: 17 heures. Elle est attestée par les rapports de police comme par le registre d’écrou de la prison. Mais comment Louis Renault est-il passé de Moulicent, au fin fond de l’Orne, au Palais de justice? Et pourquoi a-t-il finalement préféré se rendre plutôt que de trouver une nouvelle cachette?

La tradition veut que Renault ait fait un retour théâtral dans la capitale, le soir du 22. Jeanne Hatto [sa maîtresse (N.d.l.r.) ] est chez elle, rue du Colonel-Moll. Il fait nuit. On sonne, ou on frappe à la porte. Elle descend de son premier étage, elle entrouvre l’huis, et là, sur son seuil, elle trouve Louis Renault. Embrassades, soins, confidences. Finalement, l’homme traqué repart – à pied, à vélo, on ne sait -, et il parvient enfin chez lui, avenue Foch, où, mystérieusement avertie, Christiane l’attend dans l’état d’inquiétude que l’on devine. Ici, nouveaux conciliabules, repos, sommeil, matinée passée en colloques intimes, et puis le déjeuner. Renault a pris sa décision, il va chez le juge.

Pour romantiques qu’ils soient, ces épisodes ne sont guère réalistes. Il y a des détails qui ne «collent» pas. Louis Renault n’a jamais rendu visite le 22 septembre 1944 à Jeanne Hatto. Elle n’est pas à Paris, mais à Roquemaure-du-Gard, six cent cinquante kilomètres plus au sud. Et de là, le 27 septembre, elle écrit à Louis. Deux pages serrées, à l’encre de fantaisie, sur un de ces papiers dont elle raffole, d’une couleur très «féminine». Pas du tout la lettre destinée à quelqu’un qu’on a vu cinq jours plus tôt et qui vous a annoncé qu’il allait se rendre à la justice. Elle s’adresse à un homme qu’elle n’a pas vu depuis longtemps, à qui elle donne des nouvelles, anciennes ou plus fraîches. Sa lettre décrit les combats de la région d’Orange après le débarquement de Provence du 15 août 1944, puis évoque l’irruption des maquisards dans les villages… Elle se plaint des longues semaines de solitude qu’elle vient de vivre, parfois au milieu de grands dangers. «Le temps me dure d’être absolument sans aucune nouvelle, absolument seule – sans pouvoir échanger une idée ni une parole -, obligée à la plus absolue banalité et à la plus grande circonspection, tant il est sage de se défier de son ombre même.» Et de conclure: «Je tricote, je m’inquiète et je m’embête.»

C’est finalement Christiane Renault qui, grâce à une lettre à une amie, demeurée inédite jusqu’à ce jour, nous livre la clé des événements. On y lit: «L[ouis] était entré en clinique depuis quarante-huit heures, étant extrêmement fatigué.» C’est donc son état de santé qui amène la reddition de l’industriel. Louis Renault est tombé gravement malade du côté de Moulicent, on l’aurait «retapé» dans une clinique de la région, mais, sa sécurité ne pouvant y être assurée, il aurait préféré se rendre à Paris, en dépit du danger, pour être, au cas où surviendrait le pire, au plus près de Christiane et de Jean-Louis [sa femme et son fils (N.d.l.r.) ].

A partir de là, tout s’enchaîne. Louis Renault est reconduit à Paris dans la nuit du 22 au 23 septembre, entre avenue Foch par une entrée mal surveillée – le garage ou le passage souterrain, inconnu de la police, entre le 88 et le 90 de l’avenue. Christiane, qui a encore dîné avec Peyrecave l’avant-veille au soir, a conçu tout un plan pour faire se rencontrer les deux hommes, le 23 septembre au soir. Devaient-ils préparer ensemble leur défense, ou l’évacuation de Renault vers un nouveau lieu sûr? Mais l’arrestation de Peyrecave enlève tout espoir. C’est à ce moment que Renault décide de se livrer à la justice. Cette décision est nourrie par plusieurs motifs qui additionnent leurs effets. Il est au bout du rouleau. Dans le monde semi-réel où il se meut depuis tant de mois, il n’a pas réussi à se persuader lui-même que ses accusateurs lui en voulaient vraiment. Enfin, il ne saurait laisser Peyrecave seul face à ses juges: Renault est un homme fidèle en amitié.

La suite n’est que détail. Un des inspecteurs de la Police judiciaire présents au Palais de justice le 23 septembre atteste que Renault est arrivé libre chez le juge Marcel Martin, le magistrat chargé de son dossier, en début d’après-midi. Il n’est pas venu seul. Introduit dans le cabinet du juge, le policier y découvre «l’intéressé», mais aussi deux avocats – identifiés plus tard comme Me Ribet et Me Charpentier, deux «ténors» du barreau – ainsi qu’un «membre de la famille» ou un «proche», en vérité Pierre Rochefort. «J’ai vu Louis Renault assis dans un fauteuil et qui avait l’air très abattu.» Il s’agit d’une confrontation de routine: «C’est dans le cabinet du juge que nous avons opéré l’arrestation en vertu du mandat de dépôt.» Ces formalités accomplies, on part vers Fresnes, dans la voiture qui a amené Louis Renault: «La voiture était, je crois, conduite par ce parent lui-même, en tout cas il était dans la voiture avec Renault, l’inspecteur W et moi-même.» «Nous avons laissé Louis Renault au greffe, dans le bâtiment principal, où il a été pris en charge par l’administration pénitentiaire.»

Pour le policier, pas de doute: on va mettre Louis Renault à l’infirmerie. C’est d’ailleurs ce que le juge Martin a demandé: «Je crois me souvenir que M. Martin a téléphoné en notre présence à Fresnes en disant qu’il faisait écrouer Louis Renault et en demandant qu’il soit admis directement à l’infirmerie centrale.» Cette précaution est nécessaire. Pour son policier d’escorte, l’homme est «très abattu», selon son épouse «il est très fatigué», il «sort de clinique». Bref, c’est un grand malade qu’on fait entrer à Fresnes. Mais la précaution n’est pas seulement médicale. Le juge n’est pas sans connaître la violence des récentes attaques de la presse contre l’industriel. Or, le sort des épurés qu’on jette en prison n’a rien d’enviable. Depuis plusieurs semaines, la région parisienne vit à l’heure des règlements de comptes. Pour autant, à Fresnes, toute une partie de la prison – notamment la 3e division – échappe à la justice ordinaire. «A cette époque, la Direction du ministère de l’Intérieur avait donné des locaux, à Fresnes, aux éléments FFI, les laissant libres d’agir dans cette prison officielle afin qu’ils libèrent les locaux leur servant de prisons particulières… dans divers quartiers de Paris» où «étaient jugés et exécutés journellement… des Français». Et puis, à Fresnes, outre ces FFI et les surveillants de la PJ, qui doublent les «matons» pour la surveillance des détenus politiques, on trouve aussi des «usurpateurs», en clair, des éléments incontrôlés, mais armés, qui se mêlent aux autres, leur prêtent éventuellement main-forte, mais qui, profitant de l’encombrement et de la confusion, font aussi régner leur propre loi. En envoyant Renault à l’infirmerie spéciale, le juge Martin pense donc, à double titre – médical et policier -, protéger la vie de son précieux prisonnier.

Au départ, tout se passe comme prévu. Déposé au greffe de la prison par les inspecteurs de la PJ, XX et W, Renault remplit les formalités d’usage. On le dépouille de ses «bijoux»: «Une montre en métal blanc, un porte-mine métal blanc.» Puis c’est la fouille à corps, qui ne donne rien. Renault est alors orienté vers l’infirmerie.

A partir de là, pour savoir ce qui arrive à Louis Renault, il faut se reporter à des témoignages recueillis plus tard, en 1951-1957, à une époque où Christiane Renault prépare, puis essaie de faire aboutir une plainte pour homicide volontaire à l’encontre de son époux. Car les témoignages directs de l’époque sont trop fragmentaires. Quant aux registres de service de l’infirmerie, ils ont, tout simplement, été mutilés. Comme le note en 1957 un juge d’instruction: «Il manque… la période du 23 septembre 1944 inclus au 5 octobre 1944 inclus» [d’après le contexte, ce serait la période paire qui aurait dû figurer entre ces deux dates]…» Comme l’indiquera un jour un cadre de l’administration pénitentiaire: «N’importe quel fonctionnaire d’un service ”grand quartier” ou ”divisions” a pu librement avoir accès à l’hôpital de Fresnes où se trouvait le registre.» Alors, que s’est-il passé?

D’emblée, le 23, Renault est placé dans une cellule individuelle – ce n’est pas un traitement de faveur: c’est ça, «être au secret». Selon un employé du service d’entretien, «on l’a mis aussitôt au premier étage de l’infirmerie, dans une cellule où il fut seul, et aussitôt 4 ou 5 civils se sont mis à la porte de sa cellule; ils avaient mission de le surveiller spécialement; c’est la seule cellule qui fut gardée de cette façon à Fresnes à cette époque. Jamais l’entrée de la cellule ne fut abandonnée; il y avait toujours entre trois et cinq de ces mêmes hommes, et lorsque certains étaient obligés de s’absenter, ils se faisaient remplacer par d’autres de la prison. On croit savoir que ces civils n’appartenaient pas à l’administration, mais à la Sûreté générale, donc PJ, et même la nuit, ils restaient à la porte de cette cellule».

Très vite, l’isolement, l’enfermement et la surveillance permanente – Renault, rappelons-le, est claustrophobe – agissent sur l’état du prisonnier, et d’autant plus, semble-t-il, que les «soins» médicaux qui lui sont prodigués sont superficiels. Le témoignage d’une infirmière est, à cet égard, révélateur à la fois de l’ambiance et de l’évolution de l’état du prisonnier. Disons-le tout net: il déprime, et même, par instants, il délire.

«Il était en possession d’un sac de couchage et de ses vêtements personnels… Louis Renault était anéanti par la suite des événements qui précédaient son arrivée à l’infirmerie. Il était très triste, très bouleversé.» Notre homme fait des confidences, tout à fait surprenantes, et que rien – sinon les légendes colportées ultérieurement par des ouvrages hagiographiques – ne vient étayer. «Il m’a dit: ”Ils vont nationaliser mes usines, mais la fortune, ça m’est égal. Je voudrais un atelier, et ça me suffirait, car toutes les pièces d’une auto, je suis capable de les faire moi-même. Ils ont nationalisé mes usines, ils sont idiots, à ma mort, ils auraient eu bien davantage, j’avais fait un testament, quand je suis parti en Amérique, j’avais pris mes dispositions et je donnais mes usines à mes ouvriers.” Ou encore: ”J’ai sauvé de la déportation mes ouvriers, quarante mille Français. Si j’avais refusé de faire marcher mes usines, elles auraient fonctionné sans moi, et au maximum, tandis qu’elles tournaient au ralenti. Ainsi mes ouvriers étaient à Billancourt, et non en Allemagne.”» Et l’infirmière de conclure: «Il était profondément triste et effondré.»

Manifestement Renault n’a plus l’esprit très clair. Pour autant, son corps l’a-t-il lui aussi trahi? L’infirmière ajoute: «J’ai dû quitter l’infirmerie de Fresnes le 29 septembre 1944. Lors de mon départ, Louis Renault était encore en parfaite santé [sic! N.d.a.], n’ayant aucun organe essentiel de touché… il se nourrissait essentiellement de tout ce que je lui donnais moi-même, il se méfiait de toute autre nourriture.» Entre-temps, une complicité bien naturelle s’est établie entre le détenu et sa garde- malade: «Très profondément attristé, il réclamait sans cesse sa femme et son fils. Personnellement, je m’efforçais de le distraire en le taquinant même sur sa vie publique. Ces plaisanteries étaient pour lui un dérivatif – car il avait quotidiennement la conviction qu’il allait être libéré d’un moment à l’autre. Il était très inquiet de ne rien savoir mais le soir il s’endormait à l’aide d’un gardénal que je lui donnais (à son insu dans un tilleul).»

On en est là le 29 septembre 1944. Le 1er ou le 2 octobre, Renault est vu par plusieurs témoins, notamment des avocats chargés par le bâtonnier de Paris de porter assistance à un nombre – élevé – de détenus arrêtés à l’insu du parquet. L’un de ces avocats constate l’aggravation de l’état du détenu, toujours placé sous la même surveillance intense. «…Trois hommes regardaient à travers le judas d’une cellule; et ils riaient en ayant l’air de se moquer des faits et gestes du détenu qui était dans cette cellule… ces hommes m’ont répondu que c’était Louis Renault l’industriel… j’ai vu dans la cellule un homme de taille moyenne, assez âgé, légèrement courbé. Il était vêtu d’un pyjama civil à rayures et visiblement son pantalon de pyjama n’était pas attaché… je l’ai vu remonter ce pantalon sur sa taille, le laisser redescendre. C’est ce manège qui avait suscité la moquerie des gardiens. Les gestes de cet homme étaient très lents, on sentait un homme fatigué, usé… Il tentait de monter dans son lit, il s’y est repris à plusieurs fois… il était silencieux, il ne parlait ni ne gémissait. Il semblait dans un état mental déficient.»

Puis, tout bascule. Le 3 octobre, Christiane Renault est autorisée à se rendre à Fresnes. Elle découvre alors l’état lamentable de son mari. «Je fus introduite dans une cellule de l’infirmerie par deux FTP en civil, armés.» Entre les époux un dialogue s’engage. Christiane promet à son mari de le tirer de là. «Quand?» demande Louis. «Dans environ sept à huit jours.» Selon Christiane: «Il parut fort effrayé de ce délai. Je lui dis tout de suite, pour le tranquilliser: ”Peut-être que dans deux ou trois jours, j’y arriverai.”» C’est alors que Renault prononce une phrase capitale: «Ce sera trop tard, ils m’auront tué avant, car c’est la nuit qu’ils viennent.»

Non seulement cette scène a de quoi effrayer Christiane, mais elle se produit dans un contexte bien précis, qui encourage sa frayeur: elle a dû lutter, avec Me Ribet, pour obtenir son droit de visite. La sensation qu’il se passe quelque chose d’anormal s’accroît quand, le lendemain, Christiane retourne à Fresnes, cette fois avec une autorisation écrite du juge: «Je me heurtais à une consigne formelle de ces mêmes FTP qui me dirent: vous ne pourrez plus le voir, il est au secret.» Chez Christiane, c’est le cri du cœur: «Dites-moi tout de suite que vous l’avez tué… étant donné l’état dans lequel je l’ai trouvé hier.»

Le même jour, Christiane fait le siège de la direction de Fresnes. Elle est chassée de bureau en bureau, jusqu’à ce qu’elle lève le camp. On veut donc lui cacher quelque chose. Ses derniers espoirs reposent sur Me Ribet et sur le juge Marcel Martin, «un petit bossu très gentil», qui est tout le contraire d’un inquisiteur avide de «têtes à couper». Martin est d’autant plus attentif au cas de Renault que, d’un strict point de vue judiciaire, il a devant lui un dossier vide. La seule pièce qui fonde les poursuites du Parquet est une lettre de dénonciation, envoyée par un quasi-homonyme de Renault, «une lettre manuscrite d’un type complètement idiot» qui, avant la guerre, s’était fait éconduire à plusieurs reprises des Usines: imaginatif, mais inconséquent, il se faisait passer pour un parent de Renault, afin d’obtenir des voitures à l’œil.

Mais la minceur du dossier n’a rien de rassurant: si Renault n’est pas passible d’un tribunal, son élimination civique ne passe-t-elle pas forcément par son élimination physique? S’il avait pris la fuite – comme beaucoup s’y attendaient -, n’aurait-il pas fait un futur condamné par contumace idéal?

Ce mercredi 4 octobre, Ribet et Martin ont promis à Christiane de lui apporter des nouvelles rassurantes de son époux sous quarante-huit heures. Or, les nouvelles arrivent encore plus vite, et elles sont désastreuses. Un visiteur de prison, M. C., a aperçu Renault le matin même, pendant que les gardes à brassard refusaient à Christiane le droit de le voir. «Il entra dans la cellule… sans connaître l’identité du prisonnier, vit un homme sans connaissance, dans un état affreux et la tête entourée de bandages. Le brigadier qui l’accompagnait lui dit: ”Cette nuit, ils l’ont tabassé. Ils ne l’ont pas ménagé. Voyez dans quel état il est. Il est inutile de discuter.”»

Ainsi Renault n’aurait pas exagéré: «C’est la nuit qu’ils viennent.» Mais que font-ils? Et depuis combien de temps? On l’a vu: le 1er ou le 2 octobre, Renault ne porte encore aucune trace apparente de traumatisme. Mais, le 3 ou le 4 octobre, un autre avocat l’a vu, lui aussi – certes sans bandages -, en piteux état. En 1957, ce témoin déclare: «J’ai vu Louis Renault dans une cellule de l’infirmerie à travers le judas ouvert. Je n’ai pas pu l’interroger car trois civils qui se trouvaient là et qui avaient l’air de faire office de gardiens, s’y sont opposés en me disant que je ne pourrai ni entrer, ni l’interroger… Renault était couché dans un lit, à gauche de la porte d’entrée de la cellule, sous une couverture marron, du genre militaire. Je l’ai observé pendant quelques minutes. Il était très agité, se retournant sans cesse sur son lit, et gémissait. Il m’a paru ”agonisant”; c’est tout au moins l’impression qu’il m’a faite à ce moment. Je pense que même si j’avais pu pénétrer dans sa cellule, je n’aurais pu l’interroger utilement, étant donné son état.» L’avocat, sur la base de ses souvenirs, précise le climat qui régnait ce jour-là dans le quartier où se trouve l’industriel. «Etant donné les circonstances de l’époque et l’expérience que j’avais de la 3e division [celle que l’on a entièrement confiée au FFI/FTP, N.d.a.], il m’était impossible d’interroger ces civils sur l’état de Louis Renault; je n’avais aucune autorité sur eux.» Le juge d’instruction insiste, et le témoin ajoute: «J’ai le souvenir que, ce jour-là, dans les galeries de l’infirmerie centrale de Fresnes, un certain nombre de personnes n’appartenant pas au personnel pénitentiaire en uniforme circulaient. Il y avait notamment des gens qui m’ont paru être habillés d’un uniforme fantaisie, genre militaire. Je ne saurais préciser davantage.»

On doit poser sans ambages la question: jusqu’au 3 octobre, date de la première visite de son épouse, Renault a-t-il seulement craint d’être «tabassé», sans pour autant avoir été battu? Dans ce cas, ce qu’il dit à son épouse n’est pas un témoignage véridique, au plein sens du terme, de ce qu’il vit lui-même, mais un résultat de la terreur que sa situation, que l’ambiance lui inspirent. Il passe toutes les nuits, seul, dans l’atmosphère confinée de sa cellule. Rien ne s’oppose à ce qu’il entende, à côté, à l’étage en dessous, les cris et les gémissements d’autres détenus soumis à la violence des groupes armés qui quadrillent la prison. Il est en droit de craindre qu’on lui fasse subir un sort identique. Tout l’y pousse: ce secret qui l’enveloppe, l’absence de visites, les ricanements de ses gardiens, son état de santé, qui lui ôte tout ressort physique et moral pour se défendre, et, bien sûr, l’incroyable contraste entre sa vie habituelle et celle qu’il affronte aujourd’hui. Cette hypothèse est confortée par le fait qu’un des témoins, Me Y., voit Renault, certes très affaibli, agité, mais «sans bandage ni serviette» sur la tête. Comme Christiane, lors de la visite du 3 octobre. Ce serait donc la terreur qui explique les propos qu’il tient à Christiane: «C’est la nuit qu’ils viennent» – cela pourrait s’appliquer à lui, mais aussi à d’autres. Et d’entendre tout ce remue-ménage ne peut qu’aiguiser sa terreur.

En revanche, à partir du 4 octobre, tout semble plus clair. Un autre avocat, Me A.B., est sur place. Or, ce matin-là, comme le visiteur de prison C., il a vu Louis Renault au moment même où on dissimule le malheureux à sa propre épouse. Et son témoignage corrobore celui du visiteur. «On m’a en effet ouvert la porte de sa cellule, et j’ai vu Louis Renault, couché dans son lit, dans un état d’inconscience absolue. Je me suis approché et je lui ai pris la main en prononçant quelques paroles de réconfort. Il ne m’a pas reconnu et n’a rien répondu. Ce fut mon seul contact avec Renault pendant sa détention.» Enfin, plus tard, devant le même juge d’instruction, un détenu de la cellule voisine témoigne: il a vu, lui aussi, Louis Renault ce jour-là, «avec des bandages sur la tête, prostré». Un jour, cela suffira à alimenter une hypothèse: la visite de Christiane Renault a provoqué l’ire des gardiens «parallèles» de la prison. Elle indique que le secret se relâche, et donc que, peut-être, on va libérer le suspect, ou même, plus simplement, le transférer dans un autre lieu de détention. Dans l’ambiance de vengeance qui règne ici, à quelques kilomètres de Paris, dans un monde clos où la brutalité est, depuis toujours, quotidienne, cette crainte, ajoutée au contexte du moment, peut alimenter bien des violences. Comme le signale un témoin: «La terreur régna à Fresnes jusqu’au 19 octobre.»

Rien ne prouve matériellement que Renault ait été vraiment battu dans la nuit du 3 au 4 octobre 1944. On a des indices nombreux. Sa phrase du 3 octobre, dès lors que, comme Christiane, on l’interprète dans le sens d’un aveu des souffrances personnelles vécues et non comme l’expression d’une peur venue des sévices entendus la nuit. Il y a des bandages du 4 octobre, qui ont disparu ensuite, mais que le visiteur de prison C. n’avait aucune raison d’inventer. Il y a les autres témoignages sur Renault prostré. Il y a le climat général de la prison, avec, en arrière-plan, les appels à l’exécution dans la presse. Et il y a enfin la résolution avec laquelle, plus tard, ont été détruits des documents qui, peut-être, auraient pu livrer des informations capitales.

A partir de là, toutes les hypothèses sont possibles. D’autant plus que le comportement, et de la direction de Fresnes, et du juge Martin, à partir du 4 octobre, ne font que corroborer les craintes de Christiane Renault. Mais voilà: il n’y a pas de preuves matérielles, pas de nom à mettre sur les silhouettes des hommes à brassard; et peu de monde pour briser la loi du silence. Même sous les questions du juge, nombre de témoins, en 1957, diront: «Je ne peux dire rien de plus», «Je n’en sais pas davantage», des formules qui désignent, soit leur ignorance, soit leur volonté de conserver le silence sur des faits bien troublants. Notamment sur celui–ci: Louis Renault a été, en quelques jours, changé plusieurs fois de cellule. Pourquoi?

Quand elle saisit Ribet et Martin de ses soupçons, l’après-midi du 4 octobre 1944, Christiane Renault ne connaît pas tous ces détails. Mais le témoignage du visiteur de prison C. et d’autres éléments sont parvenus aux oreilles du juge qui le conduisent à faire extraire Louis Renault de Fresnes. Car le juge, lui aussi, s’interroge: veut- «on» liquider Renault?

Des «fuites» viennent de Fresnes. La direction de la prison manque de fermeté à l’égard des agissements «officieux» qui s’y produisent. On chuchote même qu’un des responsables, adonné à la boisson, serait très en dessous de sa tâche. De son côté, Me Ribet n’est pas inactif. Il essaie de faire établir par le Dr Paul, le plus célèbre légiste de la place, l’expert des experts de la Police judiciaire – dont Simenon fera un personnage des célèbres Maigret -, un certificat ad hoc qui permettrait de sortir Renault de son trou. Une démarche superflue: le 4 octobre au soir, Marcel Martin ordonne le transfert sous écrou de Louis Renault pour un véritable hôpital, bien sûr sous surveillance policière.

Néanmoins, le juge n’est pas obéi. Le 5 octobre au matin, Louis Renault est toujours à Fresnes, tandis que le directeur de la prison, manifestement débordé, veut de son propre chef le faire transférer à l’hôpital psychiatrique Henri-Roussel. Selon Christiane Renault, «n’étant pas aliéné, cette mesure s’avérait inexplicable». C’est donc finalement à l’hôpital de Ville-Evrard que, dans la journée du 5 octobre, Louis Renault est transféré. L’homme qu’on transporte en ambulance est déjà un agonisant.

 

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