Gabriel Sarradon

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

D’abord adjoint à Alexis Duchon, directeur chargé des relations extérieures, j’ai été élevé à ce poste après la mort accidentelle de Duchon, au retour d’un bref séjour dans une maison de campagne qu’il venait d’acquérir dans le Lot-et-Garonne, le 15 juillet 1933.
Ce poste m’a valu l’honneur, mais aussi la lourde charge, d’avoir des contacts étroits, secrets et exigeants avec Louis Renault.
Ce n’est pas en quelques pages que j’aurais la possibilité de brosser un portrait de ce génie incontestable et incontesté qui m’a lui-même raconté les faits essentiels de sa vie, partant du petit atelier pour laisser à ses successeurs un groupe d’usines déjà décentralisées et diversifiées si l’on songe à Billancourt, au Mans, à Saint-Michel-de-Maurienne, à Hagondange et aux avions Caudron occupant 30 000 ouvriers et collaborateurs. Je ne puis que me borner à résumer quelques récits qui sont, à mon avis, l’essentiel du caractère de cet homme complexe et secret, timide et violent, tenace, dur au mal, l’esprit toujours en éveil, l’imagination créatrice hors du commun, exigeant à l’extrême et pourtant sensible et bon. Chez lui, surtout dans sa propriété d’Herqueville, tout en travaillant, il savait se détendre, être gai, plein d’attentions pour ses invités. Tout le passionnait, il avait acquis, peu à peu, en gros, huit cents hectares de bois et un millier d’hectares de terre qu’il faisait cultiver suivant tes méthodes les plus modernes. Il m’entraînait souvent le dimanche, profitant de mes connaissances en agronomie et surtout en machinisme agricole. Il était en avance de trente ans sur ses voisins les plus évolués. A Herqueville, il avait un atelier qu’il montrait à ses intimes avec fierté. Il conservait dans deux armoires ses outils qu’il entretenait lui-même, outils de la plus grande précision, de toutes les dimensions utilisables, clés, scies à métaux et à bois, toutes les sortes de limes, pinces, marteaux, enclumes, moteur électrique avec tout le jeu de poulies permettant d’obtenir la vitesse nécessaire aux perceuses, tours, raboteuses, polisseuses qu’il utilisait avec une prodigieuse habileté. C’est dans cet atelier qu’il passait, m’a-t-il souvent répété, ses meilleurs moments, retrouvant sa jeunesse. C’est que Louis Renault ne possédait qu’un diplôme, mais dont il était fier : celui d’ouvrier d’art. Son premier compagnon aussi, Edward Richet, était ouvrier d’art, puis il prit avec lui Charles Serre devenu directeur des Études, Paul Hugé, Samuel Guillelmon, Jeannin et tous les autres, ouvriers, ingénieurs, financiers qui firent ce merveilleux outil ensemble, en constante expansion, connu dans le monde sous le nom d’Usine Renault.
Or, Louis Renault est resté toujours un ouvrier. Évidemment, il a beaucoup travaillé à élargir ses connaissances, beaucoup lu, non des romans qu’il méprisait, mais des livres, des revues traitant des techniques dont les éléments lui manquaient. On ne gère pas un groupe qui réalisait, en gros, deux milliards de chiffre d’affaires, en francs très lourds de 1937, sans génie d’abord et sans ce sens infaillible qui lui faisait choisir ses collaborateurs dans tous les domaines, techniques, commerce, finances, organisations.
Mais, Louis Renault était surtout près de ses ouvriers. Tous les jours, il se rendait dans un atelier ; il avait une mémoire étonnante. A un chef d’atelier qui lui réclamait un tour, il répondit : “Je vais vous faire transférer celui qui est dans l’atelier X où il est à peine utilisé à 30 % de sa capacité“. Or, il y avait au moins six mois qu’il n’avait pas été à l’atelier X. Ses ouvriers le sentaient confusément un des leurs. En 1936, lors de l’occupation des usines, jamais une menace n’a été proférée contre Louis Renault, jamais la direction générale n’a été occupée alors qu’il suffisait de pousser les deux portes de verre. D’ailleurs, les ouvriers l’appelaient le “petit Louis”. Je choisis au hasard un de ses gestes qui attira leur admiration et leur sympathie. C’est, bien entendu, Louis Renault qui me l’a conté, brièvement car il parlait peu. Un jour, il passait dans l’atelier des forges. Un jeune ouvrier venait de prendre avec ses longues pinces une pièce assez lourde qu’il n’arrivait pas à présenter convenablement sous le marteau-pilon. Louis Renault s’approche, lui tape amicalement sur l’épaule, lui dit simplement : “Regardez”, prend les pinces dans ses mains puissantes et habiles et présente exactement la pièce, un vilebrequin de Diesel je crois, fait signe à l’ouvrier qui déclenche le pilon, tourne et retourne la pièce jusqu’à parfaite finition et rend les pinces à l’ouvrier en souriant : “Voilà”. Le contremaître lui tend un chiffon ; il s’essuie rapidement les mains, fait tomber quelques escarbilles accrochées au drap de son costume bleu marine et s’en va de son pas assez lent. En me contant cette histoire, ce n’est pas la leçon qu’il avait donnée à un jeune compagnon qui le rendait heureux, mais cette occasion d’avoir exercé un instant un travail manuel qui prouvait à lui-même qu’il conservait son habileté et sa force.
Une autre anecdote éclaire son caractère et sa sensibilité : c’était en 1938. Il possédait une paire de fusils de chasse du meilleur fabricant anglais, d’une merveilleuse précision mécanique où une pièce, d’une forme très compliquée, en acier extra-dur, vint à casser. Son secrétaire téléphone à Londres. La réponse est nette : l’usine ne travaille que pour la défense nationale ; il n’est pas question d’usiner une pièce pour fusil de chasse. Louis Renault me demande de faire intervenir un ministre anglais que je connais. Hélas, même réponse de sa part. Je lui suggère alors de demander à Neuville de faire exécuter cette pièce à Billancourt. Il me répond : “C’est ma seule chance, mais nous n’avons pas cette qualité d’acier“. Louis Renault consulte Neuville, chef de l’outillage central. “Donnez, je vais essayer“. Je passe sur les détails, mesure de la dureté de l’acier, résistance, résilience, usinage. Huit jours après, Neuville dit à Louis Renault : “La pièce est usinée mais il faut l’essayer dans le fusil”. “Envoyez-moi demain matin à 7 heures l’ouvrier qui me l’a usinée ; nous ferons l’essai ensemble“. L’ouvrier arrive, place la pièce dans son logement. Elle y entre sans forcer ; c’est du travail à moins de 1/100e de millimètre. Platine remontée, le fusil marche à la perfection. En me contant ce fait d’un atelier qui possède à la fois un chef d’une aussi grande valeur et des outilleurs capables de réaliser un usinage aussi compliqué et aussi précis partant d’une pièce cassée, Louis Renault me dit : “J’ai bien récompensé cet ouvrier, mais j’ai compris que sa plus grande fierté, il la tirait de la perfection même de son travail. Il m’a fait songer à ma jeunesse, mais aujourd’hui, j’ai perdu la main“. Et je vis deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux à demi-fermés. “Oui, c’est merveilleux des hommes comme ça !“. Il renonça à aborder un autre sujet avec moi, me tendit la main et je le laissai seul avec lui-même, avec l’ouvrier qu’il était, admirant le travail d’un homme qui le rejoignait dans l’amour du travail bien fait.
Je voudrais conter aussi une autre histoire que je tiens de M. Eugène Schneider, le maître des forges du Creusot. C’était en 1936. Eugène Schneider m’avait invité dans son hôtel particulier du cours La Reine ; nous n’étions que quatre : M., Mme Schneider, son frère Saint-Sauveur et moi. C’est pendant le moment du café servi dans le grand salon, quand les domestiques furent sortis que M. Schneider me parla de sa première rencontre avec Louis Renault. C’était en 1916. Le général Estienne coordonnait les efforts des constructeurs pour la mise au point des premiers chars de combat. Louis Renault avait conçu et réalisé un prototype, les usines Schneider fournissaient le blindage et la coupole tournante. Le général Estienne avait convoqué les ingénieurs intéressés pour des essais au camp de Satory. M. Eugène Schneider avait tenu à être présent lui-même. Arrivé un peu en retard, les essais étaient déjà commencés et le char Renault s’était fort bien comporté.
Mais, à ce moment précis, il abordait le dernier obstacle : une rampe à forte pente, abondamment arrosée et particulièrement glissante. Le petit char Renault n’avait pas réussi à franchir de front cette rampe. Les chenilles ne mordaient pas dans la masse de boue inconsistante. Le général Estienne, d’accord avec les officiers qui l’accompagnaient, avait envoyé l’un d’eux dire au conducteur du char de renoncer à ce tour de force impossible. L’officier revint dire au général que le conducteur voulait absolument réussir. En effet, il reprit du champ et s’élança à nouveau. Il faillit réussir, mais les chenilles arrachant la boue avaient encore accentué l’angle de pente et l’on crût un instant que le char allait se retourner, mettant en danger la vie même du conducteur. Le général lui fit donner l’ordre formel de ramener le char en terrain plat. M. Eugène Schneider vit alors le conducteur en bleu de chauffe maculé de taches d’huile et de boue s’approcher du général et lui dire : “Je vous en prie, je ne monterai pas dans le char, mais laissez-moi faire, je veux qu’il monte et il montera cette rampe“. Il se fit apporter des petites cordelettes, réussit à fixer une cordelette à chaque levier de commande des chenilles, l’autre cordelette l’accélérateur. On vit alors cet homme se placer à distance derrière le char et, par le jeu des cordelettes, lancer le char sous le bon angle à l’assaut de cette rampe dont la croûte de boue avait été arrachée en deux passages, mais dont la pente était de plus en plus impressionnante. L’homme courait derrière le char ; au bas de la rampe, il se coucha à plat ventre dans la boue épaisse pour mieux voir le travail des chenilles et il rampa ainsi jusqu’en haut car le char avait franchi l’obstacle ! Le conducteur, couvert de terre et de boue, s’essuya les mains et s’approcha du général. Entre temps, M. Eugène Schneider avait demandé au général : “Où est monsieur Renault ; je ne le connais pas. Pouvez-vous nous présenter ?”. Et à sa grande stupéfaction, le maître du Creusot entendit le général Estienne lui dire : “Mais, c’est ce diable de petit homme qui a voulu conduire lui-même son char d’assaut !“. Dès que les présentations furent faites, Louis Renault dit à M. Schneider : “Vos premières tourelles sont mal usinées, tout juste ébarbées ; tâchez de bien respecter mes indications et surtout livrez-moi aux cadences prévues ; je ne veux pas de retard !“. Voilà le phénomène que j’ai vu en pleine action. Nos rapports sont restés de fournisseur à client par services interposés. Depuis la fin de la guerre, je n’ai pas eu souvent l’occasion de le rencontrer.
Louis Renault parlait peu, les idées surgissaient plus vite que les paroles. Il s’exprimait mal, le savait et en souffrait. Quand il voulait que j’aille exposer une demande à un ministre, il me disait : “Allez voir l’homme qui décide“. En 1936, lors de l’occupation des usines, il me demanda d’aller le voir chez lui, avenue Foch. Il me dit : “Il faut qu’ils travaillent tout de suite ; qui commande en face ?“. Cela voulait dire les syndicats. Je lui citai un nom. “Bon, ne dites rien à personne, mais allez le voir, demandez-lui combien ils veulent de l’heure et revenez me voir“. C’était moins simple ! Toute l’industrie était concernée et le président du Conseil, Léon Blum, cherchait un compromis, un point d’équilibre entre les hausses de salaires et les hausses de prix qui allaient en résulter. Quand je revins voir Louis Renault avec une réponse évasive, il tomba dans une espèce de prostration, de découragement. Il me demanda enfin de voir tous les députés et sénateurs quel que soit leur parti pour leur expliquer que la seule solution était la reprise immédiate du travail. Son imagination lui fit trouver bon nombre d’améliorations du sort des ouvriers, avec l’aide de l’État. L’économie politique n’était pas son fort, mais il eut à ce moment des idées qui furent appliquées beaucoup plus tard. Je cite, au hasard, carnet d’épargne dont l’intérêt de 6 %, ce qui était considérable en 1936, serait servi moitié par l’État, moitié par l’entreprise, épargne en vue de rachat d’une voiture, d’une maison, dans les mêmes conditions. Avant les accords de Matignon, Louis Renault s’impatientait. il ne pouvait bien voir que dans ses usines. Il était prêt à lâcher sur les salaires et avait fait calculer les prix de vente qui en résulteraient.
Ma tâche toujours confidentielle était d’obtenir des droits de douane et contingents nous mettant à l’abri des importations, ce qui fut, en définitive, réalisé. On ne parlait pas à cette époque d’inflation, mais la course prix-salaires commença. Dans les usines, des efforts considérables d’accroissement de la productivité furent réalisés. Hélas, les fournisseurs ne suivaient pas ou mal. Nous vivons des heures semblables ; l’équilibre pouvoir d’achat-profit-prix à la production et au détail est des plus difficile à réaliser et les monnaies flottantes compliquent le problème.
Louis Renault, en plus de multiples accessoires utilisés dans la construction de ses véhicules, construisit des tracteurs agricoles, des autobus, des autorails. Il souhaitait la suppression des petites lignes d’intérêt très secondaire, non rentables, pour les remplacer par des services d’autobus. Même sur les grandes lignes, il préconisait des autorails à grande vitesse avec une ou deux remorques, partant de jour toutes les demi-heures pour qu’on puisse prendre un de ces autorails un peu comme le métro, sans avoir à attendre plus de 25 à 30 minutes dans une gare. Les trains de nuit sur des parcours de 7 à 8 heures minimum comporteraient des wagons très accessibles aux voitures et des couchettes et lits pour les passagers. Ces trains-couchettes ont été mis en service 30 ans plus tard, peut-être d’après une des nombreuses notes que j’ai eu l’occasion de déposer entre les mains des différents ministres des Travaux publics.
L’année 1939, la déclaration de guerre, fut le commencement d’une terrible épreuve pour Louis Renault, qui ne s’acheva que par sa mort. L’effort de guerre, déjà consi¬dérable depuis 1937, devint intensif en 1939 jusqu’au 10 juin 1940. Nous presnions notre service à 7 heures du matin. J’étais pris par mes missions dans les ministères à peu près toute la journée. La guerre demandait plus de chars, de camions, d’engins divers, d’ambulances pour le service de santé, mais à peu près tous les ministres avaient des besoins en camions, en voitures diverses pour leurs services. En plus, Georges Mandel d’abord ministre des Colonies puis de l’Intérieur me voyait tous les soirs de 19 à 20 heures environ ; j’avais à peine le temps de dîner et je me rendais à la conférence quotidienne de Raoul Dautry, fixée à 22 heures et qui durait souvent jusqu’à minuit (ministre de l’Armement).
Tout ce travail, tous ces moyens mis à la disposition de l’armée s’écroulèrent un 10 mai 1940 quand les chars et surtout les avions allemands entrèrent en action. Au début de juin, Louis Renault avec son fils comme secrétaire prit l’avion pour Washington, emportant les plans du char B1 qu’il devait demander au président des U.S.A. de construire pour la France qui devait continuer la lutte en partant des territoires d’outre-mer. On sait la suite. Sachant ses usines occupées par les Allemands, Louis Renault n’écoutant aucun conseil voulut reprendre son poste. Ce n’était plus qu’une présence physique car un commissaire allemand dirigeait en fait les approvisionnements et les fabrications de l’usine. J’avais cessé toute relation avec le gouvernement de Vichy. Avec Georges Mandel, André Diethelm et quelques-uns de leurs collaborateurs, nous avions juré de travailler à la libération de la France et de rester mobilisés jusqu’à la victoire. Louis Renault, à partir de 1940, commença à s’exprimer de plus en plus difficilement. Il me demanda de m’occuper d’Herqueville où Mme Renault avait organisé une crèche pour les enfants des ouvriers. En 1943, il commença à percevoir la défaite des Allemands. Il était tellement désemparé que je l’accompagnais presque tous les dimanches à Herqueville. Nous avions des conversations très libres, très secrètes. Il me disait sa crainte d’une mise à sac de la France par les Américains et les Russes. Il ne croyait pas au succès du général de Gaulle, sans armée, sans ressources, au milieu des deux mâchoires de l’étau qui allaient se refermer sur la France. En juin 1943, le lundi de Pentecôte, je perdis mon fils unique, élève à l’École supérieure des mines, victime de la tourmente dans le massif du Mont-Blanc.
Louis Renault vint aussitôt me voir ; il fut le premier à m’embrasser, à me serrer dans ses bras. Il pleurait comme un enfant et ce fût moi qui fut obligé de le consoler. Il bredouillait : “J’en ai perdu cinq ! “. Je savais qu’il n’avait qu’un fils unique (1), mais il cherchait à adoucir ma peine d’autant plus profonde que je n’avais pu dire la vérité à ma femme alitée après un léger malaise cardiaque et qui avait entre les mains une lettre reçue le matin : “Maman chérie, je pense que tu es tout à fait rétablie, j’attends un mot avec impatience, je vais très bien et travaille dur… “. Depuis ce 15 juin, notre intimité avec Louis Renault se resserra. En 1944, il me témoigna une très grande reconnaissance parce que j’avais pu aller à Herqueville malgré la retraite des Allemands et les bombardements américains. J’avais fait prendre toutes les mesures utiles pour la protection des enfants dans de solides abris. J’avais également donné des ordres au nom de Louis Renault pour arracher le plus possible d’asperges de Rommel, lourds épieux fichés en terre pour empêcher les atterrissages des avions et des planeurs et aussi pour mettre le domaine à la disposition des troupes américaines, anglaises et françaises qui auraient à y cantonner. J’avais, au retour, retrouvé les derniers Allemands en retraite à la hauteur de Mantes. J’étais coupé de mes renseignements sur l’avance des alliés depuis le début du débarquement. Un de mes amis, rencontré sur les Champs-Élysées, dans les derniers jours de juillet 1944, me dit rapidement : “Tout va plus vite que prévu. Soyez prêt pour le 15 août. Ce sera sans doute le jour de la libération de Paris, mais ce sera certainement très dur“. Je joignis mes conseils à ceux venant d’autres collaborateurs de Louis Renault qui craignaient soit une résistance allemande dans Paris, soit des scènes de violence, une sorte de Commune, avec tous les risques que cela pouvait comporter. Pour moi, je voulais attendre l’entrée du général de Gaulle dans Paris et d’André Diethelm dont j’étais resté le correspondant en France et qui était ministre de la Guerre. Nous réussîmes à faire quitter Paris à Louis Renault pour le mettre à l’abri en cas de bombardements ou de désordres. Paris ne fût libéré que le 24 août au soir. Je pris contact avec quelques amis à la préfecture de police et avec André Roy qui avait assuré la liaison avec André Diethelm. Le 25 au matin, le général Leclerc de Hautecloque entrait avec ses chars dans Paris. On connaît la suite. Mais hélas, j’appris en même temps que les usines Renault allaient être nationalisées pour collaboration avec l’ennemi et qu’un mandat d’arrêt était lancé contre Louis Renault. Très affecté par l’occupation allemande de ses usines, par ses craintes pour l’avenir, gravement touché physiquement, Louis Renault, absolument certain qu’on ne pourrait rien lui reprocher, contre tous les conseils de ses proches, alla trouver son avocat, un authentique résistant et se présenta chez le juge d’instruction qui le fit incarcérer. Ce fut le dernier coup porté à Louis Renault. Déjà très malade, incapable de se faire comprendre, il ne put supporter le régime carcéral particulièrement rigoureux. On finit par le faire transporter à la clinique Saint-Jean-de-Dieu, juste en face du ministère des Colonies où j’avais travaillé avec Georges Mandel, lâchement assassiné par des miliciens français le 7 juillet 1944. Louis Renault était trop touché pour survivre. Un mois après son arrestation, il rendit son dernier soupir, ayant la suprême consolation d’avoir auprès de lui sa femme Christiane Renault. Je l’ai vu pour la dernière fois dans les premiers jours d’août 1944. Il y avait encore le commissaire allemand, le prince von Urach de la famille ducale de Wurtemberg, bon allemand mais antinazi que je retrouvai plus tard à la tête du département véhicules industriels de Mercedes, marque qui appartient à la famille des Wurtemberg. Louis Renault arrivait de l’avenue Foch par le bois, sur une belle bicyclette noire. Il me dit au revoir, m’embrassa avec une grande émotion. Je réussis mal à cacher la mienne. Il me dit d’une voix tremblante : “Je n’ai jamais travaillé pour moi, j’ai travaillé pour mes ouvriers, mes collaborateurs ; je n’ai travaillé que pour la France“.

(1) Louis Renault veut sans doute dire qu’il a perdu cinq membres de sa famille (en réalité, sept, le dernier étant mort pendant la Grande Guerre, alors que l’industriel avait quarante ans): ses parents, ses quatre frères et soeurs, son neveu Jean.

 

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