Livre. Louis Renault, créateur de la plus grande usine de France, fut collaborateur. La défaite d’un patron. Louis Renault, par Emmanuel Chadeau. Plon. 460 pages, 149 francs.
Chaque année le PDG de Renault reçoit les syndicats du groupe. La cérémonie se déroule dans la solennelle salle du conseil d’administration. Aux murs sont alignés les portraits des PDG successifs, dont le premier est Louis Renault lui-même. Chaque année la CGT conteste la présence de la photographie dans l’enceinte de l’ex-régie. Quelquefois l’algarade manque de tourner à l’échauffourée. Cinquante-trois ans après la nationalisation des usines de Billancourt, et alors que l’entreprise va fêter son centenaire, son créateur fait toujours figure d’épouvantail. Un biographie du personnage, la quatrième du genre, par Emmanuel Chadeau, professeur à l’Université Charles-de-Gaulle à Lille, sort à point nommé pour rappeler à quel point Louis Renault fut controversé. Accusé de collaboration et de trahison, il mourut dans des circonstances obscures peu de temps après avoir été tiré de la prison où l’avait jeté la résistance triomphante.
Visiblement mal en point, le patron de la plus grande usine de France était aussi atteint d’un mal incurable. Pour l’auteur, il a été assassiné, même si aucune preuve n’est apportée, victime de la guerre sociale. Louis Renault ne fut jamais jugé mais ses biens industriels furent saisis. L’homme était pourtant sorti en héros de la première guerre mondiale. Les taxis de la Marne et les chars de la victoire, en 1918, c’est lui. C’est dans l’entre deux-guerres que son image vire à l’aigre. Sous le Front populaire, Louis Renault s’oppose aux congés payés, aux quarante heures, aux conventions collectives et aux délégués du personnel. Comme il possède la plus importante usine de France (30 000 salariés), la CGT, réunifiée, mais animée chez Renault par des militants communistes, voudra faire de l’entreprise un exemple. Le paroxysme est atteint en 1938, lorsque Paul Raynaud publie les décrets-lois qui permettent de travailler au-delà des 40 heures légales. L’occupation de l’usine finit en guérilla avec la police. Louis Renault utilise alors une arme terrible: tous les ouvriers sont lock-outés et réembauchés individuellement. Les membres connus de la CGT restent dehors. Un geste «qui pèsera lourd plus tard (…) dans le dossier à charge» de Louis Renault, explique Chadeau.
La défaite prend Renault, comme la France, par surprise. Mais c’est alors que l’industriel multiplie les équivoques. Il a participé plutôt mollement à l’effort de réarmement, il résiste mollement aux injonctions allemandes. Et la remise en cause de la convention collective range rapidement le patron parmi ceux auxquels on a fait dire: «plutôt Hitler que le Front populaire». Si Chadeau tord le cou à la légende de Renault produisant des panzers pour l’ennemi, la production de camions, elle, sera bien réelle.
A essence pour la Wehrmacht, à gazogène pour la France. Selon Chadeau, l’homme malade de 63 ans a eu peur de voir confisquée l’oeuvre de sa vie. Par les Allemands, mais aussi, peut être, par Vichy. L’un des mérites de l’auteur est de montrer combien on se déchirait dans les coulisses du régime de Pétain (Mme Renault fut la maîtresse de Drieu La Rochelle et François Lehideux, le neveu, ministre de l’Industrie de Darlan). Renault en fit-il plus que d’autres? Non prouve le biographe. Reste qu’à la différence des Peugeot ou des Michelin, il fit reconstruire son usine bombardée. Et surtout qu’il n’entretint, même tardivement, aucun contact avec la Résistance. Sans doute l’erreur de trop.
Nathan Hervé