Source : documents aimablement communiqués par Madame Barbara Gallant – Archives privées Guillelmon
Présentation des documents
Nous publions aujourd’hui des documents exceptionnels. Il s’agit en effet de deux notes inédites de Louis Renault consacrées aux différends qui l’opposèrent à son neveu par alliance François Lehideux depuis le milieu des années trente jusqu’à leur brouille définitive intervenue au cours de l’été 1940. C’est grâce à l’amabilité et aux recherches dans les papiers de famille de Madame Barbara Gallant, fille de Marcel Guillelmon et petite-fille de Samuel Guillelmon, proches collaborateurs de Louis Renault, que nous pouvons aujourd’hui rendre publiques ces pièces d’une importance capitale. Importantes, elles le sont à plus d’un titre. Tout d’abord, parce qu’elles font définitivement litière de la légende colportée pendant près de soixante ans par François Lehideux, légende suivant laquelle il aurait volontairement quitté les usines Renault suite au désaccord survenu avec son oncle par alliance au sujet de la réparation des chars pour les Allemands et de la mensualisation de la maîtrise (juillet-août 1940). Ces affirmations, étrangement acceptées sans examen par l’extrême majorité de mes confrères, permirent à l’ancien ministre du maréchal Pétain de se forger à bon compte une image de patron social et de « résistant » ; ainsi s’opposait-il au vieil industriel gâteux dont les idées auraient été rétrogrades au plan social et suspectes au plan patriotique. Dans ma biographie, publiée en 2000, j’ai en grande partie démonté cette légende. En m’appuyant essentiellement sur les archives nationales, j’ai en effet prouvé que François Lehideux et ses hommes de foi – Jean Bonnefon-Craponne et Georges Chassagne – avaient lancé une rumeur et inspiré une motion de défiance contre Louis Renault au début de l’occupation allemande ; j’ai montré que François Lehideux était parvenu à convaincre l’ambassadeur Léon Noël et surtout Alexandre Parodi, futur résistant et ministre du général de Gaulle, de la culpabilité de Louis Renault : accusations dont le lecteur peut facilement mesurer les conséquences à l’heure de la Libération du territoire ; j’ai enfin prouvé que, loin de partir de son plein gré, François Lehideux et ses proches collaborateurs avaient été congédiés « brutalement » par Louis Renault au cours de l’été 1940.
Les nouveaux documents que je publie aujourd’hui permettent d’aller plus loin encore. Ils prouvent en effet, non seulement que Louis Renault voulait ôter à François Lehideux la plupart de ses responsabilités dès l’été 1939 – comme je l’avais suggéré il y a douze ans, mais surtout qu’il avait décidé de lui retirer tout poste de direction dès le 22 juillet 1940, soit la veille même de son retour à Paris. Ce n’est donc pas seulement en raison de l’affaire des chars et de la mensualisation de la maîtrise que François Lehideux, son adjoint Bonnefon-Craponne et son secrétaire Armand, furent renvoyés des usines Renault, mais parce que Louis Renault avait tout simplement décidé de se débarrasser de François Lehideux. En dévoilant l’ultime complot de Lehideux, les incidents d’août 1940 ne firent que précipiter et exacerber le conflit entre les deux hommes. Les origines de cette rupture sont clairement expliquées dans les deux notes inédites de Louis Renault extraites des papiers Guillelmon : la première datée du 22 juillet 1940 et la seconde, de juillet 1940, adressée directement à François Lehideux (probablement le même jour), les deux textes étant paraphés BL (Blanche Latour, l’une des secrétaires personnelles de Louis Renault). Le constructeur y met en cause l’incapacité de François Lehideux à assumer les responsabilités croissantes qui lui ont été confiées depuis son entrée à l’usine (1930), son manque d’assiduité, sa désinvolture, les erreurs dans ses choix industriels, les résultats désastreux de sa gestion financière… Les mots de Louis Renault sont sincères, tranchants, sans concession : « A mon point de vue, vous êtes incapable de diriger l’affaire ; vous n’êtes jamais précis ; vos décisions sont lentes et souvent vous n’en prenez pas ». Louis Renault fustige ailleurs l’arrogance et le manque d’humilité du jeune patron de 36 ans (1940) qui se considère depuis quelques années déjà comme le véritable dirigeant de l’entreprise, ne prenant même plus la peine d’informer le fondateur de ses décisions (Louis Renault est alors un homme d’expérience âgé de 63 ans). Toutes les causes de conflits entre l‘oncle et le neveu sont énumérées : la volonté de Louis Renault d’augmenter les prix de vente afin de compenser tant bien que mal l’explosion des prix de revient ; la création de départements autonomes ; la diversification des fabrications ; les oeuvres sociales sur lesquelles, malheureusement, le constructeur ne s’étend guère ; enfin la mission aux Etats-Unis où Louis Renault s’est rendu à contrecœur, croyant être plus utile à Billancourt et imaginant, sans doute à tort, être la victime d’une manœuvre du contrôleur de l’Armement, Charles Rochette… Quoi qu’il en soit, c’est probablement en raison des manigances de François Lehideux – celles-ci étant avérées – que Louis Renault voulut accélérer son retour à Paris au début de l’Occupation allemande. A la lumière de tout ce que nous savons désormais, nous pouvons comprendre son inquiétude, François Lehideux ayant pris l’initiative (avec Pierre Laval) de faire rouvrir les usines de la région parisienne au moment même où Louis Renault se trouvait à l’étranger. Nous montrerons d’ailleurs dans un autre document inédit des papiers Guillelmon que ce n’est pas François Lehideux qui souhaitait retarder le retour de Renault en zone occupée, mais bien René de Peyrecave.
Essayons de résumer l’évolution de ce conflit : Profondément déçu par l’attitude et le travail de François Lehideux, Louis Renault décide dès l’été 1939 de borner les nombreuses responsabilités de son neveu par alliance aux seules questions financières. Contrarié dans ses ambitions, François Lehideux organise sa revanche alors qu’il est mobilisé en Lorraine ; quand il est finalement affecté au ministère de l’Armement à la demande de René de Peyrecave, puis désigné comme contrôleur des usines de son oncle par le ministre Raoul Dautry, il continue de propager des rumeurs suivant lesquelles Louis Renault ne travaillerait pas suffisamment pour la Défense nationale : il prétend en effet avoir reçu aux armées des lettres de collaborateurs mécontents que personne n’a jamais vues et ne verra jamais ; un rapport de police se fait l’écho de ces allégations, précisant comme par hasard, que François Lehideux serait le plus apte à remplacer le patron de Billancourt, accusé (déjà) de ne plus jouir de toutes ses facultés intellectuelles [1].
Le scénario se répète presque à l’identique au début de l’occupation allemande. Louis Renault a décidé d’aller encore plus loin en ôtant à François Lehideux toutes ses fonctions de direction (à l’exception de son siège au conseil d’administration, sans doute par égard pour sa nièce Françoise). Même cause, même effet : la réaction du neveu par alliance ne se fait pas attendre. A peine Louis Renault est-il entré à Paris que François Lehideux fait courir une nouvelle rumeur suivant laquelle le constructeur aurait accepté de réparer des chars pour les Allemands et souhaiterait profiter de l’occupation pour revenir sur certains acquis sociaux. Cette fois, Louis Renault n’est pas dupe et son neveu est définitivement renvoyé de l’usine, ce qui lui permettra de faire carrière à Vichy. François Lehideux emportera toutefois la dernière manche de ce bras de fer. En effet, toutes les manœuvres de cet homme aux ambitions contrariées, qui souhaitait par ailleurs se disculper du rôle trouble qu’il avait joué pendant la guerre, pesèrent très lourd dans les accusations portées contre Louis Renault à la Libération.
NB : Ce commentaire sera complété et enrichi de notes dans les jours à venir
[1]. La thèse sera reprise après la Libération par Alexandre Parodi, le résistant se faisant l’avocat inespéré de l’ancien ministre du maréchal Pétain…