Témoignage recueilli par Gilbert Hatry
Le filage des métaux est un procédé très ancien. Un brevet pour le filage des métaux ductiles a été pris vers 1790.
Le principe du filage est simple. Dans un corps creux cylindrique se déplace un piston. Le fond du cylindre est percé d’un trou. Si on met un bloc de plomb dans le cylindre et si on appuie dessus avec assez de force, le plomb s’écoule par le trou et il sort une barre de plomb dont la section est celle du trou.
Si, sur le piston, on a planté une aiguille d’un diamètre plus faible que celui du trou d’une part, si on a percé le bloc de plomb au diamètre de l’aiguille d’autre part, le métal ne peut s’écouler qu’entre l’extérieur de l’aiguille et l’intérieur du trou. On obtient donc un tube de plomb dont l’extérieur a les dimensions du trou et l’intérieur celles de l’aiguille. C’est ainsi qu’on obtient les tuyaux de plomb et d’alliages de plomb. C’était là l’objet du brevet de 1790.
Vers 1920, chez Renault, on forgeait un jour une pièce en laiton dans une matrice placée sur un balancier à friction. Le laiton ne remplissait pas correctement une certaine cavité de la matrice car l’air enfermé dans cette cavité ne pouvait s’échapper. On perça donc un ” trou d’air dans cette cavité. A la grande surprise des opérateurs, le laiton “fila” par le trou et on obtint une pièce dotée d’un fil de laiton de plusieurs centimètres de longueur et qui avait le diamètre du trou d’air.
On venait de redécouvrir le filage.
Cette découverte fut tout de suite étendue à la fabrication des soupapes de moteurs d’avions. Le filage à chaud fut effectué sur une presse hydraulique utilisée pendant la Première Guerre mondiale à la fabrication des obus.
Le corps creux cylindrique appelé “conteneur” était fixé sur le sommier de la presse ; le piston appelé “poinçon” était fixé sur le coulisseau. Après filage de la queue de la soupape, on opérait l’extraction de la pièce en la faisant repasser, de bas en haut, à travers le trou du conte¬neur appelé “filière”. L’effort d’extraction étant considérable, on utilisait un vérin hydraulique appelé “bon-dard”.
M. Renault suivait avec intérêt cette innovation technique mais n’en voyait l’application que pour les petites séries car le procédé était lent dans sa conception d’origine. Il fit quand même breveter cette application particulière du filage.
Or, en 1926, mon camarade de promotion, Louis Jannin, effectuait un stage chez Chevrolet à Detroit (U.S.A.). Dans cette entreprise qui ne s’appelait pas encore la General Motors Corporation, on fabriquait les soupapes par filage à chaud sur une presse mécanique. Louis Jannin signala le fait à son père alors ingénieur en chef chez Renault, lequel en parla à M. Renault.
Celui-ci demanda à Chevrolet qu’on lui paye des royalties pour l’utilisation de son brevet.
Il fut convenu que le paiement aurait lieu sous la forme de la fourniture des dessins complets des outillages utilisés et mis au point par Chevrolet.
C’est votre serviteur qui fut chargé, en partant des dessins américains, de lancer la fabrication des soupapes filées chez Renault.
Malheureusement, et après deux années d’essais, il fallut se rendre à l’évidence. Les aciers utilisés par Chevrolet se ilaient très bien mais ceux qu’utilisait la firme Renault se filaient très mal. Les moteurs américains étaient, à l’époque, des moteurs lents et le refroidissement des soupapes ne posait pas de problème. Chevrolet pouvait utiliser des aciers peu chargés en métaux nobles.
Chez Renault, les moteurs tournaient déjà très vite. Les soupapes fabriquées dans l’acier de Chevrolet ne résistaient pas et l’acier que Renault utilisait ne se laissait pas filer compte tenu des moyens de chauffage et des lubrifiants qu’on connaissait à l’époque.
Il fallut bien abandonner l’espoir de fabriquer les soupapes Renault par filage.
Aussi, un soir d’hiver, mon chef de service et moi allâmes-nous annoncer la mauvaise nouvelle à M. Renault.
Le “patron” était assis devant son immense table de travail. Aussitôt que nous fûmes introduits par l’huissier, il nous fit asseoir et dit :
“Alors, mes enfants, qu’est-ce qui ne va pas ?”
Nous expliquâmes alors ce que nous avions fait et les conclusions auxquelles nous étions arrivés.
M. Renault avait la réputation de ne pas accepter benoîtement les contrariétés.
Mais, ce jour-là, il accepta sans discussion ce qui lui était exposé.
Au bout d’une heure de conversation, il se leva indiquant ainsi que l’entretien était terminé et en tira la conclusion :
“Nos moteurs tournent plus vite que ceux des Améri-cains. Il est probable que nous les ferons tourner de plus en plus vite pour obtenir la puissance avec une faible cylindrée, de sorte que, même si vous aviez réussi à fabriquer aujourd’hui nos soupapes par filage, il est probable que le procédé ne serait plus utilisable demain.
N’en parlons donc plus “.
Ainsi se sont terminées dans la sérénité deux années d’essais coûteux soldés par un échec.
Le “patron” me laisse le souvenir de s’être comporté comme un homme à la fois averti des problèmes de conception des moteurs, des techniques de fabrication, et qui voyait plus loin que le moment présent.