Témoignage recueili par Gilbert Hatry
I — La rencontre
— “M. Renault vous demande à son bureau, c’est urgent“.
Jeune ingénieur (j’ai 29 ans) à l'”Entretien”, atelier 95, je crois à une mauvaise farce de mes collègues, en cet automne 1935 où je n’ai que six mois d’ancienneté à l’usine, car les plaisanteries sont fréquentes dans ce coin de Billancourt alors riche en jeunesse tels que MM. Georges Remiot, Blonde, Cassan, Nidiau, de Longcamp, Helbert, Dutordoir et j’en oublie…
Mais l’appel se confirme et c’est bien de moi qu’il s’agit. Je suis figé sur place ; que peut bien me vouloir cet homme, ce grand homme, que je n’ai jamais vu sinon en photographie, dénommé familièrement “le petit Louis”, plus respectueusement “le patron” dont on parle de loin avec assez de désinvolture, de décontraction, mais sur le chemin duquel on préfère ne pas se trouver tant il apparaît hors de l’échelle humaine. Qu’ai-je bien pu faire ou ne pas faire, pour être l’objet d’une telle convocation ? J’essaie de m’enhardir comme je peux, revêtu d’une blouse grise d’une propreté douteuse, ornée du réglementaire et indispensable losange de déplacement “95”, les jambes pesantes, le pouls accéléré, j’arrive dans le couloir austère du premier étage du bâtiment de la direction et l’huissier Tarisien m’introduit aussitôt.
“L’homme” est là, assis, près de lui se tient M. Dalodier, mon patron, dont la présence apaise un peu mon trouble. Puis d’un coup, je me sens rassuré, “il” est détendu, souriant, jouant avec un coupe-papier et son étui, de taille moyenne, bien proportionné, vêtu d’un costume bleu marine à fines rayures blanches, cravaté avec élégance, il me scrute avec ses petits yeux sombres et perçants ; le visage buriné, les traits accusés reflètent admirablement une énergie peu commune.
— “C’est vous qui avez réorganisé la gare Renault ?
— “Oui monsieur, avec le concours de collègues de “l’entretien”.
— “Je vous félicite des résultats, aussi vous allez changer d’affectation, j’ai un domaine à Herqueville dans l’Eure, dirigé par un régisseur, où l’on fait de la culture et de l’élevage dans sept fermes et dont la gestion accuse un déficit annuel de 3 à 400 000 francs (de 1935). Je veux le réorganiser et l’industrialiser, passer à la grande culture motorisée avec les tracteurs, les moteurs et les remorques agraires que je fabrique ; ce domaine doit être rentable et je veux que d’ici trois ans le déficit devienne un bénéfice annuel de 300 000 francs au minimum“.
Cela est exposé calmement, avec précision, conviction et dans un langage qui n’a rien de commun avec le “parler petit nègre” que certains de ses biographes ont prêté à Louis Renault comme moyen d’expression.
Fréquemment, les deux mains passent et repassent sur la belle et opulente chevelure frisée et légèrement rousse.
— “Je vous charge de cette tâche ; vous quittez l’usine et, dès lundi, vous allez vous installer auprès de mon secrétaire particulier, M. Rochefort, au 88 de l’avenue Foch où je vous ai fait préparer un bureau“.
“Mais, monsieur, je sors de l’école des Arts et Métiers et je ne suis pas du tout préparé à ces activités de culture et d’élevage… “.
— “C’est très bien ainsi, à lundi matin avenue Foch à 9 heures“.
Il me tend la main, la décision est prise ; je n’ai rien à dire, il faut me soumettre ; l’entretien a duré moins d’un quart d’heure. Je suis plutôt déçu que satisfait de quitter l’atelier 95 – M. Dalodier, mon chef vénéré, l’homme de confiance de Louis Renault et qui est sans doute à l’origine de ma nouvelle affectation, ajoute encore à mon inquiétude en me disant que c’est un tournant inespéré pour moi, car, ou bien je me fais une solide situation à l’usine ou je suis fichu à la porte, et dire que je cherchais une situation stable et voulais travailler dans l’automobile en entrant à la S.A.U.R.
Je dois revenir en arrière et expliquer brièvement cette histoire de gare Renault à l’origine de mon changement.
La gare Renault entrait en activité principale toutes les nuits vers 22 heures jusque vers 5 heures du matin pour tracter les wagons vides et pleins entre la gare de Sèvres, l’usine A, l’usine 0 et vice versa. Elle était dirigée par M. Pinson ex-chef de la gare d’Orléans. Ce dernier estimait que les quatre locomotives à moteur Diesel Renault n’étaient pas suffisantes en nombre et en qualité d’entretien pour assurer tous les mouvements de wagons empruntant les voies publiques durant les très brèves heures autorisées, la nuit, par les services de voirie de Boulogne et de Sèvres ; de la sorte, de très nombreux wagons n’étaient pas chargés ou déchargés au jour voulu et l’usine devait payer au chemin de fer des surestaries importantes (aux dires de la direction Renault).
M. Dalodier m’avait chargé de réorganiser tout le fonctionnement de la gare : exploitation, traction, entretien du matériel ; dès lors, aidé de Georges Remiot, André Balech, Jost, je passais avec ces collègues de nombreuses nuits, chacun sur une locomotive, à côté du conducteur pour contrôler et noter tous les mouvements des rames : manoeuvres, marches, arrêts, aiguillages, etc.
Rapidement mon opinion était faite : quatre locomotives suffisaient pour assurer tout le trafic ; néanmoins nous fîmes poser des contrôlographes (baptisés ” mouchards “) sur les quatre machines ; de la sorte, pratiquement nous n’eûmes plus à passer les nuits sur “le tas” ; les fiches enregistrées chaque nuit, que j’étudiais le matin suivant, confirmaient mon opinion.
En conclusion, après des semaines d’examen et à la suite de modifications apportées au déroulement des manoeuvres, à notre initiative :
– quatre locomotives s’avérèrent suffisantes,
– les surestaries diminuèrent notablement (paraît-il),
– l’entretien du matériel et la traction confiés dès lors à M. Helbert donnèrent satisfaction,
– du personnel de la gare devenu excédentaire fut orienté vers une autre affectation.
M. Pinson dépossédé en grande partie de ses activités m’exprima vertement son mépris. M. Renault me fit part de sa satisfaction.
Et je partis avenue Foch vers mon nouveau destin.
Les premiers jours m’y furent pénibles. Convoqué chaque matin à 9 heures, chaque après-midi à 14 h, dans le bureau de M. Rochefort, j’écrivais sans pouvoir placer un mot, sous la dictée du patron, tous les problèmes que j’aurais à résoudre, les ordres que j’aurais à faire exécuter et je remplissais des pages et des pages…
Au bout de trois jours, ayant peut-être apporté 4 ou 5 solutions aux plus de cent questions posées, dont je pressentais que de nombreuses me demanderaient des semaines, sinon des mois, j’informais M. Rochefort que j’étais dépassé par l’ampleur de la tâche et les exigences de Louis Renault quant aux délais qu’il m’accordait.
— “Restez calme, me fut-il répondu, il vous teste, il essaie de vous écoeurer, il sonde votre résistance au découragement, surtout ne fléchissez pas“.
Je suivis le conseil, restant tout au moins en apparence, impassible, stoïque devant l’avalanche de difficultés qui m’assaillaient.
En fait, la majeure partie de ces dernières étaient ie produit “mis en stock” depuis des mois, sinon des années, des cogitations bouillonnantes du patron, auxquelles ni lui ni aucun de ses nombreux subordonnés n’avaient pu ou n’avaient voulu trouver de solutions. Nouveau cobaye, j’arrivais ainsi à point pour satisfaire les exigences du maître.
Le samedi suivant à 8 heures 30 du matin, je franchissais la porte du bureau du patron au château d’Herqueville, bureau magnifique au premier étage, attenant à sa chambre et à sa salle de bains, une immense baie vitrée, à guillotine, permettait de découvrir la vallée de la Seine qui serpentait quarante mètres en contrebas.
“L’homme” est en pantalon de golf avec gros bas de laine blanche, grosses bottines, pull over à col roulé ; moins impressionnant dans cette tenue qu’en complet veston dans son bureau à Billancourt, il m’apparaît cependant aussi ” racé “.
La chevelure m’apparaît aujourd’hui beaucoup plus “volumineuse” que d’habitude, est-ce le fait de n’être lavée qu’à l’eau de pluie ? En fait, je l’apprendrai plus tard, les eaux pluviales provenant de la toiture du château et recueillies dans une vaste citerne souterraine, sont destinées plus spécialement à l’entretien de cette belle “toison”.
Après m’avoir présenté au régisseur, qui a sensiblement le même âge que moi, le “patron” nous expose longuement ses projets, ses désirs concernant l’exploitation du domaine d’Herqueville ; rapidement, je m’aperçois que dans notre sorte de “triumvirat” qui doit diriger ce domaine, les fonctions respectives des deux jeunes sont mal, voire même pas du tout définies et que la plupart des problèmes qui m’ont été posés l’ont déjà été au régisseur.
J’avais aussi découvert très vite ce trait caractéristique de Louis Renault, que je devais voir se confirmer plusieurs fois par la suite : être l’arbitre de la “jungle” humaine si je puis dire, mettant deux responsables sur la même activité, ne définissant aucune hiérarchie, mais attendant que le plus fort, voire le plus malin, quelquefois le moins pourvu de scrupules ait pris le pas sur l’autre ; cela peut paraître dénué de probité morale, mais pour le maître qui recherchait essentiellement l’efficacité, voire même la servitude, la vassalité de ses subordonnés, c’était une règle de sa politique d’action.
Très rapidement, ultérieurement, je discernais et analysais quelques traits de son caractère si complexe.
Aussi surprenant que cela puisse paraître à beaucoup de ceux qui liront ces lignes, je reste convaincu, après avoir travaillé quotidiennement avec “lui”, pendant plusieurs années, que Louis Renault était d’un naturel timide : fort de sa personnalité, de son intuition, de son génie, de ses inventions, de sa réussite, de I”‘Empire” qu’il avait su créer, de la soumission de nombre de ses collaborateurs, dès qu’il se trouvait devant un auditoire de plusieurs personnes, il ressentait une hardiesse capable de faire de lui un patron acerbe, injuste, recourant même à la mauvaise foi, aux pieux mensonges pour critiquer une décision ou une réalisation d’un de ses subordonnés, j’en ai souffert plus d’une fois.
Par contre, lorsque nous étions seul à seul, son comportement était à l’opposé du précédent ; l’auditoire manquait, il n’y avait plus de spectacle, mon “interlocuteur” redevenait humain et vulnérable.
Je sus m’adapter à ce fond réel mais bien dissimulé de timidité, sans jamais froisser l’amour-propre de mon patron ; prêt à partir en réunion, je sus courber l’échine, accepter les remontrances, les qualificatifs les plus injustes, faire preuve de déférence, de respect ; par contre, lorsqu’ensuite nous n’étions que nous deux, je me suis toujours efforcé de faire “la remise au point” nécessaire, avec politesse, modestie, sans amertume, mais surtout sans concession de ma personnalité.
Et chaque semaine, le mercredi et le vendredi, quittant Paris, je partais au domaine où je retrouvais le samedi et souvent le dimanche M. et Mme Renault pour suivre en détail l’avancement des travaux (dont nous parlerons plus loin) exécutés par les personnels employés au domaine : maçons, terrassiers, menuisiers, charpentiers, peintres, mécaniciens, électriciens, tuyauteurs, jardiniers, bûcherons, gardes-chasse, matelots, gens de maison, etc. sans oublier, bien entendu, tout le personnel des fermes.
Il — Au coeur du domaine
Louis Renault, homme d’action à l’énergie indomptable, toujours impatient de voir mettre en route une réalisation, qui dès lors ne l’intéresse plus, afin de passer à la suivante qui accapare déjà toutes ses pensées, est bien décidé fin 1935 à industrialiser son domaine d’Herqueville, d’environ 1 500 hectares labourables. Je suis harcelé par lui chaque jour pour développer dans les sept fermes l’élevage et la culture – assisté en cela par deux ingénieurs de I”‘Agro”, recommandés au patron par M. Dautry, alors directeur des chemins de fer de l’État (réseau ouest avant la nationalisation du rail). Avant d’aborder quelques réalisations reflétant bien, par certaines anecdotes, le caractère du grand homme, et malgré quarante années de retard, je me dois de remercier les “anciens Renault” encore de ce monde et d’honorer la mémoire des disparus, pour l’aide qu’ils m’ont apportée dans une tâche rendue ingrate par les exigences de tous ordres, les imprécisions, les changements de point de vue, les impatiences du maître, et je citerai, m’excusant par avance de mes oublis bien involontaires et sans ordre de préséance :
— M. Dalodier qui m’avait proposé pour cette “galère” que fut mon poste auprès du patron.
— M. Peltier, alors directeur du bureau d’études outilllage entretien et des ingénieurs projeteurs : Demarigny, Rustin, Teinturier et Blanc (géomètres), Bourgeois (architecte), etc., Normand (charpentier). Pour chaque installation décidée par le maître, j’opérais comme ingé¬nieur des méthodes, rassemblant la documentation existante relevant de la même activité, traçant un avant-projet, que les services de M. Peltier transformaient en projet, puis détaillaient, lançaient en fabrication, passaient les commandes de matériel, etc.
— M. Helbert, toujours si dévoué au patron dont il connaissait au mieux les…, toujours dans le coup pour ce qui relevait de la mécanique, de la serrurerie, de la soudure, Lavedrine pour la charpente métallique.
— M. Caldairou, chef du service achat-outillage-entretien et son adjoint M. Poincelet, tous deux si serviables pour rechercher dans des délais et à des prix impossibles les “moutons à cinq pattes” que j’étais chargé de leur réclamer.
M. Pascal-Moussellard, alors chef du service de produits chimiques, poussé sans cesse à la “contrefaçon” pour la fourniture au domaine d’Herqueville de produits, entre autres pour traitement des arbres fruitiers, produits que Louis Renault, sans aucun souci des brevets d’autrui, faisait fabriquer à l’usine, dans cette usine où, quel que soit le problème posé, on trouvait toujours un homme compétent pour aider à le résoudre, un atelier pour fabriquer ce qui était demandé et cela constamment dans un esprit d’entraide, dans un esprit “Renault”.
— Mlle Maille, sa secrétaire, dévouée, ayant sacrifié son existence à Louis Renault, lequel, avec ingratitude à mon avis, s’est séparé d’elle avant 1944. Il était recommandé d’être au mieux avec cette éminente personne, un jugement défavorable de sa part ou une moue douteuse devant le maître et votre “cote” en était passablement altérée, à Billancourt. Auprès d’elle, je m’informais de l’état nerveux de Louis Renault avant de frapper au bureau patronal ; si l’humeur était bonne, j’abordais des problèmes délicats, sinon je ne questionnais que sur des banalités ou même je battais en retraite.
Combien de fois en trois ans ai-je fait le voyage à Herqueville en compagnie d’Yvonne Maille pour y passer le samedi, même le dimanche. Au cours de visites du domaine, elle prenait en sténo, notes sur notes, qui m’étaient restituées en clair le lundi à Billancourt. Pour avoir sa secrétaire sous la main, Louis Renault lui avait installée et meublée une gentille maison à proximité du château ; avec son autoritarisme et sa conception de la propriété, Louis Renault n’hésitait pas, si le besoin se présentait ailleurs, à reprendre dans la maison “sans accord de l’intéressée”, un meuble, un tableau, une lampe…, qui allaient trouver place dans un autre logis. Cela c’était Louis Renault.
La production laitière La laiterie — Beurrerie
Le domaine d’Herqueville, en ses sept fermes, avec ses cent cinquante vaches laitières, produit chaque année de 1 200 à 1 500 litres de lait suivant les saisons et les périodes de grande lactation (veaux sevrés).
En 1935, ce lait est vendu à une “grande société” qui vient le collecter sur place en bidons métalliques de 20 ou 25 litres.
Cela ne convient plus à Louis Renault qui, en industriel avisé, veut fabriquer un produit fini “le beurre” et entend profiter ainsi du bénéfice (???) que procure à d’autres cette transformation. Je suis donc chargé d’étudier un projet d’installation d’une beurrerie près du maître, à la ferme d’Herqueville, ferme très moderne, en pierre de taille, le sol de la cour étant macadamisé.
Après avoir étudié dans divers livres la fabrication du beurre, je vais visiter à Juaye-Mondaye, dans le Calvados, une laiterie coopérative moderne afin de matérialiser mes connaissances livresques, cela me permet de faire un avant-projet, avec devis détaillé et un très sommaire compte d’exploitation.
Ce dernier laisse clairement apparaître que l’affaire sera “tout juste” rentable, le beurre se vendant alors en moyenne du demi-gros douze francs le kilo et encore faudra-t-il trouver des clients !
Attirant sur ce dernier point l’attention du patron, je me fais remettre en place puisque n’étant pas, il va sans dire, de son avis ; il décide de passer aux actes.
Je transmets donc tous les avant-projets nécessaires à M. Peltier, directeur du service O.E. de Billancourt et, dès lors, Louis Renault sera sans cesse à “cheval sur ce nouveau dada” : la beurrerie.
Inutile de dire que les modifications seront fréquentes, leur quantité étant fonction en grande partie des insomnies du maître.
— Le lieu d’installation, nous l’avons vu, est fixé, bien entendu on n’a pas demandé l’avis du chef de ferme…
— L’opératrice, Marie, employée de la ferme, femme courageuse s’il s’en fut, travaillant sept jours sur sept, est désignée, bien sûr, sans avoir été consultée.
— Le conducteur du véhicule de ramassage n’a pas eu à donner son avis.
— Le patron a fait étudier par M. Serre, directeur des études, un beau camion-laitier, peint en jaune clair, pour le transport des bidons vides et pleins, il profite de l’occasion ainsi offerte pour y mettre à l’essai un moteur prototype Diesel à vitesse de rotation assez rapide, à culasse “Ricardo” ; combien l’ai-je maudit ce moteur, avec ses nombreuses pannes nous obligeant à des solutions de remplacement au moyen d’un parc automobile dont tous les organes mécaniques n’étaient qu’innovations…
Nous avions sans cesse recours à M. Riolfo, alors directeur des essais spéciaux à Billancourt, qui “délègue” le fils Neuville pour nous dépanner et, naturellement, d’après Riolfo, c’est le “domaine” qui a tort et ne sait pas se dém…
Rapidement, les études de la beurrerie sont terminées, il faut commander le matériel, écrémeuse, baratte, bidons, machine à paqueter par livre et par kilo, etc.
Le Salon de la machine agricole du printemps 1936 me permet de faire un choix du matériel nécessaire et, en particulier, celui de l’écrémeuse (séparation de la crème et du petit lait), machine essentielle de la beurrerie.
M. Renault accepte de venir avec moi au Salon pour ratifier éventuellement mes préférences. Un après-midi, il prend le volant de son magnifique coupé Primaquatre noir, intérieur en drap bleu marine (il adore cette couleur), poignées, boutons ivoire, et nous arrivons porte de Versailles.
A travers les stands, nous ne passons pas inaperçus… L’homme est connu, reconnu : Louis Renault, Louis Renault, Louis Renault, chuchote-t-on à gauche, à droite, devant, derrière, j’en suis très impressionné ; oui il a vraiment une dimension pour le moins nationale.
Nous arrivons enfin au stand Alfa-Laval, qui a retenu précédemment mon attention ; le représentant, l’ingénieur Lavaux (environ 40 ans), averti par mes soins de la visite, nous accueille cérémonieusement.
Présentations, explications très détaillées, mise en route, Louis Renault a l’air satisfait de l’écrémeuse que j’ai choisie, nous en arrivons à la question “prix”.
Louis Renault : “Je suis Louis Renault et, à ce titre, vous allez me faire une réduction de vingt pour cent, comme on me fait partout ailleurs“.
Lavaux (belle prestance, très maître de lui, courtois mais ferme) : “Monsieur Renault, j’ai toujours eu des voitures de votre marque, vous ne m’avez jamais fait de remise, je ne vois pas pourquoi je devrais vous en faire une, le prix que je vous ai fixé est net et définitif“.
Louis Renault accuse le coup, il ne parle pas ; un homme, mieux est un fournisseur, a osé lui résister ; moi, souvent son souffre-douleur, par réaction normale, j’exulte intérieurement. Pour rompre le silence, je dis que nous allons réfléchir et nous quittons le stand, sans fierté. Nous retournons avenue Foch et aucun mot ne sera prononcé dans la voiture durant le trajet, mais je suis sûr que les idées bouillonnent dans le puissant cerveau jamais inactif et que nous reparlerons de cette visite du Salon.
En effet, le lendemain à 9 h avenue Foch, je suis convoqué comme d’habitude.
Louis Renault : “J’ai réfléchi, commandez d’urgence l’écrémeuse. Comment s’appelle ce représentant d’Alfa-Laval, d’où sort-il ?“.
— “II s’appelle Lavaux, il est ingénieur des Arts et Métiers“.
Louis Renault : “Débrouillez-vous comme vous voudrez mais faites-le embaucher au commercial, c’est un ordre“, ce que j’entrepris aussitôt.
Mais l’affaire n’eut pas de suite, M. Lavaux préférant ne pas quitter Alfa-Laval.
Cette anecdote reflète bien un élément du caractère si complexe du “patron” ; son autoritarisme a trouvé face à lui une “manifestation de personnalité” qui a froissé son amour-propre, mais son intérêt a primé car il a remarqué cette qualité chez son interlocuteur.
Revenons à notre beurrerie ; les travaux sont terminés, l’installation est belle, rutilante, dans une pièce au sol, aux murs carrelés en blanc, l’automatisation y a été poussée au maximum pour réfrigérer les crèmes (surtout par temps chaud), l’esprit économe de Louis Renault ne m’a pas permis d’acquérir l’installation frigorifique que je désirais, j’ai dû réutiliser un vieil appareil à froid récupéré dans la démolition d’unè vieille maison et nous aurons bien du mal à le faire enfin marcher.
Et, un samedi matin, la beurrerie est mise en route ; je dois ici rendre hommage au régisseur du domaine, M. Riquier, pour son éminente et dévouée contribution à ce démarrage. Le maître est satisfait, avec joie il plonge les doigts dans la première motte de beurre et déguste un nouveau produit de son domaine ; il contemple souriant les paquets alignés d’un kilo ou d’une livre, emballés dans des papiers sulfurisés blancs, sur lesquels j’ai fait imprimer comme il se doit, à l’imprimerie-papeterie de l’usine (par les soins d’Azerio, chef de service) en grosses lettres jaunes, dans un cadre de même couleur “Laiterie d’Herqueville”. Pour me récompenser, le patron, toujours économe, m’offre une livre de beurre !
Mais tout n’est pas réglé, les difficultés sont encore nombreuses. Le domaine a dû informer, avant la mise en route, l’importante société laitière cliente que, dorénavant, il ne lui livrerait plus de lait ; la réaction ne se fait pas attendre, le client fait savoir au patron, par lettre, qu’il possède une importante flotte de camions Renault mais que, désormais, Renault est absolument rayé de la liste de ses fournisseurs de véhicules automobiles.
A la lecture, Louis Renault ne sourcille pas et me dit : “Je l’avais prévu”. Ouf ! je respire. Je craignais d’être considéré comme responsable de l’incident. On n’en reparlera pas, mais le client est perdu ; cela vient s’ajouter au déficit d’exploitation que j’avais annoncé lors de l’examen de l’avant-projet.
Maintenant, il faut trouver des acheteurs et ce n’est pas simple d’écouler une production journalière de 50 à 60 kg de beurre. Les diverses résidences de Louis Renault sont clientes, ainsi que sa famille, ses amis qui, la plupart du temps, oubliront de régler la facture (mais ne dit-on pas que l’amitié se paie !), tout le personnel du domaine. Quant au surplus, sur les instructions du patron, je pars en démarcheur dans les grands restaurants de Paris qu’il fréquente, entre autres Prunier, rue Duphot, la Crémaillère, place Beauveau, je laisse de côté la coopérative Renault car de mauvais esprits seraient “tentés” de dire qu’il exploite encore et à nouveau son personnel…
Quant à moi, je ne suis pas satisfait de cette réalisation en l’examinant sous l’aspect non-rentabilité mais le patron est content, il me l’a dit (c’est si rare) et, tous les samedis matin, la beurrerie sera la visite rituelle avec la famille Renault et tous les amis, nouveaux visiteurs et consommateurs, ce jour-là à titre gratuit.
Parallèlement à la laiterie, j’ai dû étudier, dans le Calvados, l’élevage du porc pour utiliser tout le “petit lait”, résidu de la fabrication du beurre ; chaque ferme aura sa porcherie et recevra sa quantité de petit lait proportionnelle à la quantité de lait fourni.
Nous donnerons ainsi du travail aux fonderies de fonte de Perchat et aux ateliers de mécanique d’Helbert pour la réalisation d’auges basculantes longues d’environ 1,20 m, larges dans le haut de 0,80 m, pesant chacune plus de 100 kg, permettant le remplissage en nourriture depuis l’extérieur de la porcherie, sans que l’on soit gêné par les porcs, puis que l’on fait basculer vers l’intérieur par un système à volant et vis. J’avais montré ces auges, au Salon agricole, au patron, il m’en a fait commander “une” au fabricant avec promesse de “suite” (conformément à son habitude !) et on les a toutes, moins une, fabriquées à l’usine !!!
Après de savants calculs de rendement d’un tube digestif de porcin, rapport du poids vif atteint au moment de la vente au poids de nourriture absorbée depuis la naissance, j’ai estimé qu’il valait mieux faire du porc de 100-110 kg plutôt que du porc de 150-160 kg, car jambons et viande sont moins gras et se vendent mieux par le producteur.
J’en profite pour dire au passage que, contrairement à une idée bien ancrée, le porc est un animal très propre, si les lieux où il est appelé à vivre (trop brièvement pour lui hélas !) ont été conçus dans ce but. En effet, il fait toujours ses besoins au même endroit ; en conséquence, dans les porcheries modernes (à l’époque 1936) que nous avons réalisées, les cases comportaient une partie en briques surélevée (moins froides que le ciment) pour le repos, le repas, le séjour si je puis dire et une partie, pour les besoins, cimentée, lisse et lavable.
Combien j’étais heureux en voyant Louis Renault souriant, se promenant dans ses porcheries, alors que les grognements des porcs blancs et roses, remarquablement propres, nous assourdissaient ; je songeais au plaisir qu’il aurait en dégustant un petit porc de lait rôti à la broche qu’il aimait particulièrement.
Ayant besoin de gagner ma vie, je travaillais énergiquement pour cet “homme” qui m’avait choisi, mon devoir était de lui donner satisfaction au mieux, un sourire de sa part, un acquiescement, une tape sur l’épaule compensaient pour moi largement la vie dure qu’il me faisait mener, ses sautes d’humeur, ses exigences, parfois son ingratitude, ainsi était ma conception de jeune ingénieur de 30 ans, de ce qu’on baptise pompeusement aujourd’hui où le verbiage est roi : la “déontologie”.
Revenons au problème laitier : la beurrerie fonctionnait maintenant d’une manière satisfaisante, la logique impose de l’utiliser au maximum, ce qui nous conduit à sélectionner et augmenter en importance le cheptel bovin.
Le passage d’une production-vente de lait à une production-vente de beurre nous amène à un change-ment de race de vaches ; la race hollandaise des fermes d’Herqueville, recherchée à l’origine pour sa production optimale de lait, devra être remplacée par la race normande dont le lait est plus riche en matières grasses (46 g au litre contre 42 à sa concurrente). Sur la recommandation de l’ingénieur agronome qui me conseille en élevage, je sollicite M. Lavoine, sénateur du Calvados, président de la Commission d’agriculture du Sénat, pour procéder à une “revue” du cheptel bovin du domaine. Au jour fixé tout est bien préparé, dans chaque ferme, les vaches sont alignées, à la corde, dans la cour, très propres ; M. Lavoine, Louis Renault, le régisseur, le chef de la ferme visitée, moi-même, passons la revue ; le sénateur, informé par les fermiers sur l’âge, l’état de santé, etc. de chaque bête, procède avec compétence, me semble-t-il, et application, il tâte les pis de bas en haut, de haut en bas, tâte les flancs, examine les yeux qui paraissent manifester indifférence ou inquiétude, examine les dents et la décision tombe : à remplacer ou à garder.
Et, quelques jours après, l’entreprise Fleury-Michon, dont on voit encore dans Paris et ses environs circuler les imposantes bétaillères, vient prendre livraison des vaches “condamnées” par le sénateur. Avec peine, je les vois partir (une trentaine) car ne suis-je pas un peu responsable de ce changement apporté à leur existence. Où iront-elles ? Chez un nouveau maître ? A l’abattoir ? Elles semblaient pourtant se plaire à Herqueville… mais la productivité commande…
Il faut remplacer les départs, implanter la race normande, beurrière par excellence, donc procéder à des achats de génisses capables de devenir mères à bref délai et introduire au domaine des taureaux “normands” eux aussi ; une vente aux enchères de bêtes sélectionnées, inscrites au herd-book normand, va avoir lieu à Tôtes, en Seine-Maritime.
A ma grande surprise, étant donnée ma notoire incompétence en la, matière, Louis Renault me désigne (quelle marque de confiance) pour aller procéder aux achats.
Je suis en possession du petit livre concernant la vente : photos des génisses et des taurillons, nom du père, de la mère, du grand-père, de la grand-mère, âges, productions laitières annuelles des femelles comprises d’ailleurs entre 4 000 et 4 500 litres.
Avec Louis Renault, sérieusement, nous préchoisissons 25 génisses et 3 taureaux, issus d’ascendants à performances moyennes car le prix entre en compte…
Je prends, avenue Foch, quelques centaines de mille francs en espèces qui gonflent fortement les poches de mon costume.
Par prudence, pour ne pas commettre d’erreur grossière, je me fais accompagner par M. Legendre, excellent chef de la ferme de Fretteville. Louis Renault m’a fait plaisir en mettant à ma disposition pour le voyage un joli prototype, couleur tilleul, de voiture deux portes qu’il a offerte à son fils Jean-Louis, voiture qu’il voudrait, m’a-t-il dit commercialiser plus tard à 9 000 F (n’est-ce pas là le prototype de la future 4 CV?), soit, dit en passant, cette voiture aura beaucoup d’admirateurs au cours de notre voyage.
A Tôtes, une vaste arène circulaire avec gradins est aménagée. Très nombreux sont les spectateurs et acheteurs éventuels ; chaque bête à vendre est présentée longuement au public et, par haut-parleur, tout son pedigree est précisé.
Les enchères commencent et je dois avouer qu’il m’est sérieusement nécessaire de m’enhardir pour crier mes annonces. Au fur et à mesure des ventes et de mes acquisitions, les regards convergent sur moi, à mon plus grand déplaisir, mais, pour Louis Renault, que ne ferais-je pas ? Et très vite le nom de Louis Renault, acheteur important, circule de bouche à oreille.
Enfin, j’ai à peu près pû acheter ce que nous avions prévu, 25 génisses et 2 taurillons ; le samedi matin suivant, Louis Renault s’empressera d’aller visiter mes acquisitions avec, me semble-t-il, un air satisfait ; quant aux prix payés, il ne s’y attardera même pas…
Son but étant de développer l’élevage bovin (entre autres), il est tout naturel que Louis Renault veuille voir comment “se fabrique un veau”.
Je ne suis donc pas tellement surpris (j’en ai tellement vu et entendu de toutes sortes avec lui) lorsqu’un samedi matin, il me fait part de sa curiosité de voir un taureau saillir une vache.
Aussitôt, grand branle-bas à Herqueville et dans les fermes, le téléphone, sous mon impulsion, fonctionne dans toutes les directions, je recherche une vache se trouvant au mieux, dans les dispositions requises, le Patron et moi attendons, attendons… Enfin, le téléphone sonne : la réponse est positive, un chef de ferme a décelé une vache qu’il présume prête à s’offrir en holocauste.
Elle arrive dans une remorque agraire, apparemment indifférente à nos regards.
Elle ne s’offre pas, c’est nous qui, disposant d’elle-même, l’offrons à un beau, jeune et vigoureux mâle.
Tout s’est bien passé. Le taureau, peut-on dire, accuse le coup !
La vache saura même avoir un regard pour lui, sans manifester ni joie ni déception, monte dans sa remorque et retourne, porteuse de germes (nous l’espérons), à son étable.
Louis Renault n’a rien dit, il pense…
A quelques temps de là, il assistera à un vêlage, d’ailleurs difficile, ayant nécessité l’intervention du vétérinaire, il en sera tout remué et moi de même, devant les souffrances de la mère, l’habileté du vétérinaire et cet acte merveilleux qu’est une naissance.
Le grand patron de l’industrie automobile française s’est réellement lancé dans l’élevage ; il y réussira comme il réussit dans tout ce qu’il entreprend ; sa curiosité est insatiable, il s’instruit sans cesse, sur tout, partout, contribuant ainsi puissamment à instruire ses collaborateurs.
Élevage du mouton et lance-flammes
Tous les samedis matin, après ses exercices physiques aux agrès, anneaux, barre fixe et barres parallèles où il excelle et sa séance de natation dans la piscine magnifique installée sous le bateau d’Herqueville, je rejoins le patron à son bureau à neuf heures.
En principe, il est décontracté, aimable en tenue “sport”, il ne parle pas de l’usine, notre conversation porte sur la culture, l’élevage, les chasses, l’exploitation forestière, l’entretien du parc, de ses arbres, les parterres de fleurs, le matériel du domaine et, bien entendu, sur le nombreux personnel d’Herqueville. Il a des idées sur tout, souvent très bonnes, quelquefois douteuses, nous en avons un exemple qui va suivre.
Ce matin-là, nous partons à vélo, il en a décidé ainsi pour aller visiter les prés réservés à la nourriture de ses troupeaux de moutons et m’a donné un vélo à dérailleur, empruntant l’itinéraire le plus accidenté du domaine, il me fait terriblement souffrir dans les côtes qu’il recherche cyniquement ; malgré le dérailleur que j’utilise au mieux, il me distance confortablement avec son pignon fixe. Ce succès sur ma jeunesse, dû à sa belle musculature et à son entraînement hebdomadaire, le met en joie, il rit de ma défaite et me raconte avec humour, car il est fin diseur à ses heures, les courses qu’il faisait vers l’âge de quinze ans avec Henri Farman, sur le trajet Paris-Rouen et retour dans la journée du dimanche, pas étonnant qu’il se comporte si bien sur deux roues.
Revenons à nos moutons ; dans un champ en falaise au-dessus de Connelles, en bordure de la Seine, deux ouvriers du domaine semblent percer le sol avec des tiges de fer longues d’environ un mètre ; en fait, ils arrachent des chardons, très nombreux dans ces parages et, bien entendu, pas très comestibles, même pour des moutons.
— Louis Renault (furieux) : “C’est du temps perdu, du gaspillage de main-d’oeuvre, alors on n’est pas capable de trouver un autre système, plus rapide ?“.
Je reste coi, incapable de formuler un avis et pas passionné du tout pour le problème.
— Louis Renault : “J’ai une idée : avec un lance-flammes de la Guerre 14-18, nous brûlerons pendant l’hiver les chardons et aussi l’herbe ; la cendre ainsi obtenue favorisera la pousse au printemps prochain“.
Mon étonnement, joint à mon incompétence, marque mon septicisme.
— “Débrouillez-vous pour trouver un lance-flammes et procédez à des essais“.
J’en reste les bras ballants ; j’ai tellement de projets plus intéressants et plus rentables à réaliser à Herqueville… Mais l’ordre est donné, je dois obéir.
N’ayant aucune relation au ministère de la Guerre, j’ai recours à M. Serre, Directeur des Études, à M. Restany, Chef des études du matériel blindé, que j’estime tous deux très bien placés auprès des militaires pour me faire obtenir satisfaction, mais les démarches durent des semaines et, chaque jour, je suis relancé par Louis Renault, critiquant, bien entendu, mon incapacité à le satisfaire.
Enfin, le jour tant attendu par “lui” et non par moi arrive. Le ministère nous informe, avec de nombreuses réserves et réticences, qu’un appareil est à notre disposition au fort d’Aubervilliers ; abandonnant toute autre occupation, je prends ma voiture et je fonce vers le fort. Que de formalités, de bureaux, de démarches, de bâtiments avant de trouver l’adjudant compétent pour délivrer l’appareil, bien entendu, il n’en connaît pas le fonctionnement, 1918 est déjà si loin… Nous trouvons une vague notice, mais pas de liquide pour charger l’appareil !!! Dire que je croyais innocemment qu’en France, on était toujours prêts pour la prochaine guerre…
En fait, je ne suis qu’un fournisseur de matériel, c’est le brave Helbert, à l’esprit si inventif et toujours si dévoué, qui va remettre au point l’arme terrible qu’est le lance-flammes. Il a tout préparé pour le jour de l’essai, mais je n’en avertis pas le patron, redoutant toujours le grain de sable de la dernière minute et les quolibets dont nous serions les victimes.
Un après-midi, Helbert, ses adjoints qui ont travaillé la question et moi-même, installons l’appareil rue Gustave-Sandoz, entre les fonderies et le bâtiment des moteurs, le jet étant dirigé vers l’atelier 176 des outillages de tôlerie. Le feu est mis, une flamme bruyante et rouge jaillit, en forme de tronc de cône long de 150 mètres au moins et d’un diamètre extrême de 30 mètres, le spectacle est dantesque :
— “Stop, crions-nous, nous allons ficher le feu à l’usine“, aussitôt dit, aussitôt fait, nous sommes terrifiés ! Ah ! il vaut mieux être derrière l’appareil que devant, quelle atrocité que cette arme offensive, nos nerfs ayant repris leur calme, nous décidons de réduire le diamètre de sortie de la buse et de réduire la pression, ce dont va s’acquitter Helbert.
Et, un samedi matin, en présence du patron, sur les pâturages précités, le spécialiste, improvisé de chez Helbert, va faire la démonstration.
Elle s’avère décevante, le jet qui a été très très réduit est encore trop puissant, il ne devrait avoir qu’un mètre de longueur pour que, de hauteur d’homme, on attaque chardon par chardon, puis il y a trop d’imbrûlés, recouvrant le pré de combustible ou carburant noirâtre, l’effet est désastreux, tous nos réglages sont infructueux, nous ne pouvons qu’abandonner l’expérience.
Louis Renault est très mécontent, de ma part, c’est l’échec. S’adressant à moi :
— “Ce n’est pas la peine d’être officier de réserve d’artillerie pour ne pas savoir se servir d’un lance-flammes“.
Que puis-je répondre ? Rien.
Il me restera à rendre le lance-flammes au fort d’Aubervilliers et à remercier, par lettre, le ministère de la Guerre.
Et pourtant, combien elle était pacifique et agricole cette tentative d’utilisation qui fût un échec, par contre, hélas ! n’échoua pas l’utilisation meurtrière et atroce qui en fut faite pendant la guerre 39-45 en Europe et dans les iles du Pacifique.
Y a-t-il relation de cause à effet ? Après notre inspection des parcages, Louis Renault me chargea de développer au domaine d’Herqueville l’élevage du mouton, pour ce, je fis un stage à la bergerie-école de Rambouillet ; ensuite, j’emmenai au domaine pour une visite de nos troupes d’ovins, le directeur de cette école, homme très charmant et très compétent, en conclusion de cette visite, avec l’accord du patron, je commandai à Rambouillet deux magnifiques béliers à pedigree, pour infuser du sang nouveau à nos troupeaux.
Parallèlement, j’embauchai deux élèves de la promotion qui allaient sortir en juillet suivant de cette école de bergerie si réputée, et j’insistai bien auprès du directeur sur le désir de Louis Renault, toujours si exigeant : “les deux premiers de la promotion !”.
Un samedi, au cours de notre visite inspection hebdomadaire et inopinée des fermes, nous tombons en arrêt sous un hangard, devant un homme assis, le dos au mur dont les jambes écartées enserrent un mouton, un mouton se trouvant dans la même position que lui et qui hurlait, la pauvre bête ; le berger était en train de le castrer avec un couteau multi-lames, sans doute celui avec lequel il coupait son pain et sa viande au repas ! Nous sommes horifiés devant tant de cruauté et si peu d’hygiène, c’est un véritable ” dénoyautage sanguinolent”, les jeunes testicules ainsi mis à mal terminent leur carrière à peine commencée, quel gaspillage de semence !
Louis Renault, hors de lui, s’en prend vertement au berger, apparemment brave homme, pratiquant sans esprit novateur ce qu’on lui a appris à faire, n’ayant pas eu la chance de suivre à l’usine Renault les cours sur les “moyens d’expression”, il bafouille, ne sait que répondre, sauf qu’il y a bien quelques morts de mouton, de ce fait, chaque année…
Comme il faut un coupable, j’apparais tout désigné aux yeux du patron ; en fait, je pense que cette culpabilité concerne plutôt le régisseur ou le chef de ferme ou surtout le vétérinaire habituel du domaine, mais je ne dis mot ; moi, homme à tout faire, je subis les reproches : oui, j’aurais dû m’intéresser à la pratique de la castration !!!
Cet incident contribue à ma formation : un patron, un chef doit fréquemment aller sur le tas (je saurai en tirer profit pour l’avenir) car il y a toujours une anomalie à découvrir par des yeux neufs et Dieu sait si Louis Renault excelle pour cela ; il adore descendre jusqu’au plus petit détail, voire même à s’y fourvoyer dans des solutions compliquées, il adore se plonger dans “l’analyse” ; cela ne révèle-t-il pas chez lui, ce que j’ai cru discerner, un certain manque “d’esprit de synthèse ?”.
Louis Renault à moi : “Je ne veux plus voir cela, trouvez une solution”. La solution je la trouverai à Paris, quelques jours après, en visitant les marchands d’instruments de chirurgie vétérinaire : c’est la pince à castrer, genre de pince d’électricien, laquelle sert à briser, près de l’abdomen de l’animal, les canaux déférents ou excréteurs des testicules. Aussitôt, je passe commande pour approvisionner les fermes intéressées et, pendant que j’y suis, j’achète en plus des pinces pour ovins, des pinces pour bovins.
La publicité concernant ces matériels est bien faite puisque allant jusqu’à garantir 98 à 99 pour cent de “réussites”, c’est-à-dire oh ! cruauté, d’émasculations.
Les mâles de l’espèce humaine, non satisfaits de leur sort, manifestent fréquemment en scandant le slogan : métro-boulot-dodo ! et pourtant, combien leur sort est enviable si on le compare à celui qui est réservé aux mâles des espèces ovine, bovine (exception faite pour les sujets d’élite qui sont épargnés provisoirement et gardés pour la reproduction) et qui se traduit par : castration-engraissement-abattage. Une nouvelle fois, Louis Renault est satisfait car une solution moins cruelle a été apportée à une pratique ancestrale ; sa curiosité, son caractère observateur ont contribué à supprimer la douleur chez les mâles des élevages d’Herqueville, condamnés néanmoins à la stérilité.
Louis Renault est un lutteur, un conquérant qui veut posséder toujours davantage ; cela est inné en lui, il n’est pas motivé par une âme de jouisseur, la simplicité de sa vie, que j’ai appréciée auprès de lui en son domaine d’Herqueville, son amour de la nature, de la campagne, des grands espaces silencieux en sont un témoignage ; un besoin perpétuel d’action le pousse à penser, à entreprendre, à réaliser ; le sommeil lui apporte-t-il vraiment la détente indispensable ? Souvent, c’est entre deux heures et quatre heures du matin qu’il téléphone à mon domicile pour me donner des ordres. C’est un gagneur dont la vie n’a été qu’une suite de réussites ; sa fin, par contre, du fait de sa santé très altérée, des événements d’alors, de la méchanceté, de la cruauté des hommes, sera un naufrage.
A Herqueville, comme à Billancourt, où petit à petit il a acquis propriétés, immeubles, rues, à Herqueville dis-je, il a défini sur carte, longtemps à l’avance, les limites futures de son domaine ; M. Chauveau, ex-régisseur, sera pour une grande part, grâce à des acquisitions, à des échanges, le réalisateur de ce bel ensemble.
Mais les prix des terrains, des bois, montent très vite dans la contrée lorsqu’on sait que Louis Renault est acheteur ; aussi, quelquefois, le maître, toujours rusé, après m’avoir abreuvé d’arguments bien à lui, me pousse à acheter à mon nom et à bas prix des parcelles que je lui revendrai ultérieurement (sans bénéfice bien sûr).
Si je suis presque toujours d’accord avec les buts qu’il vise, souvent je ne le suis pas sur les moyens qu’il emploie, d’où quelques divergences entre nous.
1936 va être, au domaine, l’année de modernisation, de mécanisation, d’intensification de la culture : blé, orge, avoine, betteraves à sucre (destinées à la distellerie, puis l’alcool à la fabrication des poudres), betteraves fourragères (pour la nourriture hivernale des bovins), maïs, pommes de terre, seront les productions principales. Chaque ferme cultivant au minimum 200 hectares est dirigée par un chef de ferme, salarié, payé au mois ; il apporte ses connaissances agricoles, commande son personnel, est responsable de la bonne exploitation des terres formant son district, tout cela bien entendu sous les ordres du régisseur du domaine M. Riquier. Le chef de ferme et sa famille se nourrissent, en grande partie, sur la ferme, porc, mouton, volailles, oeufs, etc. ; au début de chaque année, il touche la moitié des bénéfices de l’exercice précédent.
Quant à moi, aux pouvoirs peu ou mal définis, je dois bien entendre, tout voir, tout savoir, tout faire, tout contrôler (???), d’où certains accrochages avec le régisseur. Le patron fait doter chaque ferme de deux tracteurs et de remorques agraires, le tout naturellement de marque Renault ; un tracteur Diesel de 28 CV servira aux labours, au débardage des betteraves, aux gros travaux ; un tracteur à essence de 10 CV servira aux travaux légers : hersage, roulage, semailles, épandage d’engrais.
Le régisseur sera harcelé par le maître pour vendre rapidement les chevaux (plusieurs dizaines) et pour reconvertir les charretiers en conducteurs de tracteurs ou sinon pour embaucher certains de ces derniers.
Les chefs de ferme, devant l’arrivée des tracteurs, ont réagi sur un point : d’après eux, lorsqu’on laboure en bordure des haies, en limite de propriété, dans les angles, de la surface cultivable est perdue par suite de la largeur à l’arrière de l’engin et de son rayon de braquage, ce qui n’existait pas avec les chevaux (ah ! la routine, les traditions). Louis Renault doit arbitrer, moi je n’ai pas d’avis, je me tais.
Le patron, devant l’unanimité des arguments, décide que deux chevaux seront gardés, affectés à la Régie du domaine et logés à la ferme d’Herqueville ; ils seront loués aux fermes, à la journée, lorsqu’elles en auront besoin, afin de compenser l’inconvénient précité (vrai ou faux) d’utilisation des tracteurs.
Un matin, je reçois à mon bureau, avenue Foch, un coup de téléphone du régisseur : un accident est arrivé au domaine ; afin d’aller battre le blé sur place dans une île de la Seine, on a chargé sur un bac la batteuse, tirée par les deux chevaux précités, que s’est.til passé ? Le tout a basculé dans le fleuve, batteuse et chevaux disparus par 8 à 10 mètres de fond, mais heureusement pas d’accident de personne.
Quelle corvée m’incombe pour avertir Louis Renault ! Je médite, je prends du recul, je l’avertirai à notre réunion de 14 heures.
Il est calme, je le laisse parler, puis incidemment, entre deux sujets, très maître de moi, je lui dis lentement qu’un incident s’est produit à Herqueville et je lui en donne les détails. Surprise ! Il éclate de rire : “Ces deux chevaux n’ont jamais servi en plusieurs mois, c’est très bien ainsi, on n’en parlera plus, mais faites venir des scaphandriers de Rouen pour renflouer la batteuse “.
Lire la seconde partie du témoignage de Paul Pommier