Paul Pommier – 2ème partie

Le régisseur s’est très bien acquitté de cette tâche mais Dieu que j’ai eu chaud pendant quelques heures !
Début 1936, j’ai été chargé par le patron de dresser, ferme par ferme, un inventaire de tout le matériel agricole en en précisant les caractéristiques essentielles, cela a été instructif pour moi : charrues, semoirs à grains, épandeurs d’engrais, herses, rouleaux, faucheuses à herbe, moissonneuses-lieuses, arracheuses de pommes de terre, trieuses à betteraves, etc., ce matériel important en nombre, déjà ancien et prévu pour la traction animale, n’est plus adapté pour l’utilisation derrière tracteurs.
Il m’incombe alors de préciser le matériel nécessaire, moderne, à forte capacité, il m’est expressément recommandé par le maître “d’acheter français”, je consulte dix ou douze constructeurs de l’hexagone, entre autres Puzenat, Dolle, les Ateliers de Vierzon, etc., mais tous déclarent forfait, le marché français de l’époque (culture artisanale et familiale) n’offrant pas suffisamment de débouchés.
A regret, Louis Renault me donne ordre de consulter les fabricants américains de machines agricoles, parmi lesquels Massey-Harriss, Mac Cormick…, International Harwester…, ainsi, par exemple, les barres de coupe, portées sur tracteur de largeur 2,60 m, remplaceront les faucheuses à herbe de 1,50 m, les semoirs de 6,20 m remplaceront ceux de 2,50 m, les charrues portées basculantes à 5 sacs remplaceront celles à 2 ou 3 sacs.
Voilà, au domaine, le début de l’industrialisation de la culture.
Une anecdote vaut aussi la peine d’être racontée, mettant en relief le caractère autoritaire, exigeant de Louis Renault devant qui tout le monde doit céder.
Au Salon de la machine agricole du printemps 1936, j’ai remarqué un magnifique semoir à grains, de fabrication allemande, de marque Rud-Sack, largeur 6,20 m, monté sur pneumatiques, entièrement métallique, présentant tous les réglages possibles en débits de grains, écartements des sillons, pour les céréales, la largeur du semoir permet d’ensemencer en même temps 25 à 30 sillons, un beau vernis rouge-grenat, attire, capte l’attention.
Je conduis le patron vers cette belle machine, il en est enchanté et veut s’en rendre immédiatement acquéreur.
Hélas, les relations politiques et économiques France-Allemagne ne sont pas au beau à ce moment-là, Hitler est au pouvoir, on vit sous le régime des contingentements, une licence d’importation est nécessaire.
Dès que nous sommes de retour à l’usine, le patron fait appeler M. Sarradon, chargé alors des relations extérieures à la S.A.U.R. Il lui confie la mission de faire rentrer d’Allemagne un semoir identique, quelles que soient les difficultés.
Elles seront nombreuses, autant que les démarches, sans succès d’ailleurs, dans les divers et nombreux ministères intéressés où chaque jour M. Louis Renault invente un nouvel argument afin d’obtenir gain de cause : intérêt pour l’agriculture française, intérêt pour l’industrie française de la machine agricole, etc., en fait, il s’agit surtout de satisfaire un désir de Louis Renault.
Finalement, un seul espoir apparaît, une autorisation, une signature de M. Pierre-Étienne Flandin, alors ministre des affaires étrangères.
Les jours passent, M. Renault s’impatiente, M. Sarradon et moi sommes sans cesse relancés énergiquement ; enfin le ministre accorde une entrevue.
J’accompagne M. Sarradon aux affaires étrangères, autant le ministre est grand en taille, autant son accueil est froid ; M. Sarradon expose fort bien le problème ; j’apporte quelques précisions d’ordre technique (moi si peu compétent en agriculture). Pierre-Étienne Flandin est intraitable : “J’ai bien d’autres problèmes plus importants à négocier avec l’Allemagne hitlérienne que celui du semoir de M. Renault ; voyez le président du Conseil, M. Albert Sarraut, moi je ne peux rien pour vous“.
Déçus, nous rendons compte au patron. Pour lui, pas de problème, il faut voir M. Sarraut.
M. Sarradon après plusieurs démarches sera reçu par leprésident du Conseil, ce dernier lui dira à peu près ceci :
— “Les troupes allemandes viennent de réoccuper la Rhénanie, M. Renault ne croit-il pas que j’aie à m’occuper d’autres choses que de son semoir à grains“.
Mais la licence d’importation est signée ; le semoir arrivera au domaine, c’est tout juste si Louis Renault viendra examiner cette acquisition !
Il a manifesté, dans l’anecdote ci-dessus, sa volonté, sa perspicacité, sa persévérance ; il conçoit, il imagine, mais presque toujours ce sont ses sous-ordres qui doivent réaliser et parfois à contrecoeur.
Par exemple, un jour il me charge de trouver deux petites colonnes en pierre, de style 13e siècle, de hauteur 1,20 m environ afin d’élargir, à droite et à gauche, l’autel de la petite église d’Herqueville.

Inutile de dire le temps que je passe et que je perds à parcourir les antiquaires de la rue des Saints-Pères, enfin, la chance aidant, je trouve exactement ce qu’il me faut chez une brave commerçante qui me laisse examiner consciencieusement les deux pièces, le prix global est de 5 000 francs (1936) et je demande une option de 8 jours.
Heureux de la découverte, je vais trouver le patron et l’informer : “C’est trop cher, me dit-il, retournez-y demain, proposez lui 4 000 francs, mais ne traitez pas encore“.
Sans enthousiasme, je retourne voir la brave antiquaire qui, après un baroud d’honneur, accepte 4 000 francs, je lui demande une nouvelle option lui disant que j’amènerai mon employeur afin qu’il voit les colonnes.
Nouvelle information de ma part à Louis Renault ; je suis (à tort) satisfait de mes démarches, mais le maître non. Il me dit : “C’est encore trop cher, vous allez proposer 3 500 francs ; vous direz que votre patron étant malade ne peut se déplacer et vous a demandé de relever un dessin des colonnes afin d’acheter en connaissance de cause“.
Je ne peux que m’incliner et, armé de papier et d’un mètre, je pars à nouveau rue des Saints-Pères : nouvelle discussion, la dame accepte mes propositions ; une bonne demi-heure m’est nécessaire pour réaliser inconfortablement mon dessin, heureusement assez simple, la base, le chapiteau, le fût n’ayant presque pas de fioritures.
Je repars avenue Foch, certain cette fois que mon exigeant patron sera content. Je lui confirme le prix de 3 500 F et lui donne le dessin ; il le prend, m’écoute, s’en va, sans dire un mot, je reste médusé !! Jamais, il ne me reparlera de ces deux colonnes, mais un jour, en visitant des travaux dans la petite église, j’apprendrai que Louis Renault, muni de mon dessin, a commandé deux colonnes “en pierre reconstituée de Vernon”. Incroyable !!! Je vous certifie, amis lecteurs, que, pour mes intérêts personnels, je ne me serais jamais livré à un tel “maquignonnage”.
Revenons à la terre. L’année 1936, le début de 1937 ont vu la mise en place à Herqueville des moyens modernes de culture : tracteurs, machines agricoles diverses de grande capacité.
Il faut aller plus loin pour améliorer sans cesse et encore les rendements.
Je considère mon rôle – toujours pas ou peu défini – comme double : contrôleur de gestion et homme de “Méthodes” auprès du régisseur et des chefs de fermes, responsables entre eux de l’exploitation de la production.
Mais cela ne va pas sans heurt avec les susnommés qui me considèrent, et ils n’ont pas entièrement tort, comme “incompétent”.
Avec le patron, chaque année aura lieu l’accrochage, lorsque l’on parlera des terres à ensemencer ; le régisseur et moi, en parfait accord cette fois, voulons faire des pièces de blé, de betteraves à sucre, ou autres, de 10 – 15 – 20 hectares, afin de pratiquer d’assez grandes cultures ; Louis Renault, lui, pense à la chasse que constitue pour sa famille, ses amis, certains grands chefs de l’usine, de septembre à janvier, chaque année, une prati¬que de sport et de distraction.
Il veut, ainsi que son épouse, des pièces ensemencées moins grandes, constituant soit près des bois, soit dans la plaine, une sorte de damiers où alternent chaumes et couverts afin que le gibier : faisans, perdreaux, lapins, lièvres, puisse y nicher ou se cacher en toute tranquillité. Le régisseur et moi, partie adverse de Louis Renault en la circonstance, obtenons rarement gain de cause : le jour où l’on parle “chasse “, véritable contrainte imposée à une exploitation agricole, le patron ne veut pas entendre parler de gestion, de rendement ; par contre, le jour où l’on examinera les résultats, les rendements, malheur à qui soulèvera le problème contraignant de la chasse !
Cela encore, c’est Louis Renault.
Lorsque je serai seul à administrer le domaine par suite du départ du régisseur, ce dont nous parlerons plus loin, je pourrai davantage faire acte d’autorité, d’autant plus que le patron m’aura donné tous les pouvoirs pour acheter, commander, vendre. Jusqu’alors, les chefs de fermes, peut-être dans un souci d’économie, prélevaient sur leur récolte les grains pour l’ensemencement suivant ; je décide, faisant appel à la logique, au bon sens, que, jusqu’à nouvel ordre, j’achèterai moi-même des semences sélectionnées chez les spécialistes tels que Truffaut, Vilmorin, etc.
Quant aux engrais, je questionne les fermiers, leur demande pour chaque culture envisagée le produit nécessaire et la quantité à étendre à l’hectare. Je suis surpris de la divergence des réponses ; pour la même céréale, sur la terre voisine, on ne demande pas du tout le même engrais ; on se réfère à la tradition ; à l’avis du fermier précédent, aux conseils d’un marchand d’engrais. Devant cet état de fait, je consulte mon ingénieur-conseil en culture, un ex-directeur des services agricoles ; nous procédons à de nombreuses analyses de terre ; bien m’en a pris car, huit fois sur dix, les demandes des fermes apporteraient aux terres ce qu’elles ont chimiquement en excédent et les priveraient de ce qui eur manque. Avec l’appui de Louis Renault que le chorus des chefs de fermes, indignés de ma façon de procéder, a alerté contre moi, j’arrive à convaincre les contestataires comme je l’ai déjà fait pour le problème des semences.
Le raisonnement a prévalu sur la tradition et je peux commander, par péniches entières aux Aciéries d’Hagondange (propriété de Louis Renault) ou ailleurs, engrais à base d’acide phosphorique, sulfate de fer cyanamide calcique, potasse. La centralisation des achats a porté ses fruits tant au point de vue qualité que prix et, plus tard, rendements, et moi, profane, je me suis rendu compte par expérience qu’il ne faut pas toujours faire une absolue confiance, même à ceux qui passent pour des professionnels en culture.

La cidrerie

Fin 1936, Louis Renault a su que ses chefs de fermes achetaient à l’extérieur du domaine du cidre, titrant deux à trois degrés d’alcool pour leur consommation familiale et celle de leur personnel. Le régisseur et moi passons un mauvais quart d’heure, car effectivement dans les prés, dans certains champs du domaine, il y a énormément de pommiers à cidre.
Je suis donc chargé de faire faire un recensement de tous ces pommiers et Louis Renault, qui voit tout, qui a des idées sur tout, ajoute pour le régisseur :
Vous allez au plus tôt faire peindre au goudron, sur 0,50 m de haut, tous les pieds des pommiers, afin de les soustraire aux dégats des lapins ; de plus, au printemps prochain, lors de la floraison, les arbres les plus précoces verront leur tronc ceint à hauteur d’homme d’un cercle de peinture de goudron, les moins précoces deux cercles, les retardataires trois cercles, de la sorte, grâce à ces signes distinctifs de maturité, lors de la récolte, la cueillette sera faite mieux à temps avec moins d’ambiguïté“.
Ainsi fût dit, ainsi fût fait pour les peintures, quant à dire comment sera faite la récolte…
Sitôt en possession du recensement des arbres, j’informais Louis Renault du nombre de pommiers (nombre exact que j’ai oublié) qui était de plusieurs milliers.
Me basant sur une production moyenne par arbre de 25 à 30 kilos de pommes, nous pouvions logiquement espérer avoisiner cent tonnes.
La décision du patron fût immédiate :
Les chefs de fermes n’auront plus à s’occuper des pommiers, cette activité relèvera de la Régie du domaine : taille des arbres, traitement d’hiver, traitement de printemps, récolte des fruits, le cidre sera fait au domaine et vendu aux fermes, au personnel d’Herqueville et à l’extérieur“.
C’est ainsi que je fus chargé d’étudier une cidrerie et de faire équiper, par M. Serre, directeur du bureau d’études, un ” tacot ” Renault présentant une plate-forme pour faciliter la taille des arbres, une citerne pour contenir “l’elgéthol” insecticide efficace, que le “contrefacteur Pascal-Mousselard” fabriquera à Billancourt, un pulvérisateur qui traitera rapidement.
Le service documentation des usines m’a procuré un ouvrage du professeur Warcollier, directeur de la station pomologique de Caen, traitant de la culture des pommiers et de la fabrication du cidre. Malgré mes nombreuses occupations et déplacements, je trouve le temps de l’étudier dans ses moindres détails.
Instruit d’une façon “livresque” de la fabrication du cidre, je prends contact avec le professeur Warcollier qui me fait visiter une importante cidrerie à Caen.
Désormais, connaissant bien la gamme opératoire, je fais un avant-projet adapté à la production en pommes du domaine d’Herqueville, production supposée, puisque inconnue jusqu’alors.
Au cours d’un déjeuner à Herqueville auquel M. et Mme Renault m’ont chargé d’inviter le professeur Warcollier, j’expose mon avant-projet, il est accepté aussitôt.
M. Peltier, directeur du service O.E. et l’ingénieur Rustin mettront rapidement au point toutes les études et commanderont le matériel nécessaire.
Notre petite cidrerie sera installée à l’extrémité d’un grand hangar de la ferme d’Herqueville. Un élévateur prendra les sacs de pommes sur les camions de ramassage, les déversera sur un plancher en étage, une trappe et un conduit amèneront par gravité les fruits sur les claies d’une presse Emidecau, le jus pressé coulera dans une citerne vitrifiée installée au sous-sol, repris par électro-pompe, ce jus remplira une remorque citerne pour le transporter dans des grottes souterraines très fraîches que nous avons fait aménager. Le cidre y sera stocké dans une soixantaine de demi-muids (environ 30 000 litres au total) ayant contenu du porto (recommandation de M. Warcollier) que M. Riquier, régisseur du domaine, a achetés avec célérité sur les quais du port de Rouen.

Les efforts conjugués du brave Cargnieli (sic), chef-maçon, du tandem Boulangeot père et fils, menuisiers-charpentiers, et de certains professionnels de l’entretien de Billancourt, ont eu pour conséquence une installation bien au point avant la récolte des pommes de l’automne 1937.
Je dus envisager la livraison du cidre soit en fûts, soit en bouteilles. Pour ce dernier conditionnement de cidre mousseux, il fallut commander des bouteilles champenoises, des bouchons et muselets ad’hoc, des capuchons en papier d’étain, des étiquettes blanches avec encadrement doré portant la désignation chère à Louis Renault “Domaine d’Herqueville”, sans oublier les emballages en carton pour 25 bouteilles, appareils à cercler, etc.
Est-ce la qualité des soins apportés aux arbres : taillage, traitements par la Régie centrale du domaine, est-ce un hasard malin, toujours est-il que la récolte 1937 en pommes à cidre fut exceptionnelle ; nous avions vu trop court pour stocker les fruits et il en arrivait toujours…
La mise en route de toute la gamme d’opérations ne se fit pas sans mal, avec un personnel à former ; le régisseur M. Riquier paya énormément de sa personne.
Suivant exactement instructions et prescriptions du professeur Warcollier, lorsque le cidre en fûts eut atteint la densité 1,046, nous procédâmes au soutirage, à la filtration et au stockage d’un cidre délicieux et très clair, titrant plus de quatre degrés d’alcool.
Mais notre production pour 1937 s’avérant très supérieure aux besoins (ce qui ne fut jamais le cas avant la décision de centralisation), je m’en ouvris à Louis Renault qui, comme toujours, trouva immédiatement une solution :
— “Vous allez faire une lettre-circulaire à tous mes amis, aux membres de ma famille, à tous les directeurs, chefs de services, chefs de départements de l’usine, en leur proposant notre excellent cidre ; débrouillez-vous pour tout écouler”.
Je calculai un prix de vente et je vendis les excédents sans que je sache encore aujourd’hui si tout était bien en règle avec les services de la Régie des Alcools.
Nul doute que certains retraités Renault, qui me feront l’honneur de lire ces lignes, se souviennent en souriant de cette vente de cidre “un peu forcée”.
En toute objectivité, le cidre mousseux 1937 d’Herqueville était très bon. La famille Renault l’appréciait, mon patron était content, mon but était donc atteint, quant à la rentabilité…
Que furent les récoltes et productions des années suivantes ? Je ne le sus pas car, en mai 1938, je réintégrais les usines Renault.

L’élevage de volailles

Louis Renault exige, en tous lieux et en toutes circonstances, l’accrochage, la propreté et l’ordre ; ainsi, dans chaque ferme, un vaste hangar existe pour abriter machines et matériels agricoles, au sol on a peint le contour apparent de toutes les machines : charrues, herses, rouleaux, semoirs, etc., au mur, on a procédé de même pour tout l’outillage manuel : accroche-faux, petits rateaux, pelles, pioches, etc.
De temps à autre, le maître décide une inspection inopinée du matériel dans une ferme donnée, il constate aussitôt ce qui manque et le chef de ferme doit s’expliquer avec précision. Aussi ne voit-on jamais, au domaine d’Herqueville, ce que l’on voit trop souvent dans les campagnes françaises, des machines agricoles constituant le capital du fermier se dégradant en restant exposées dans les champs sans protection à toutes les intempéries.
Vers l’automne 1937, au cours d’une de ces inspections de matériel, Louis Renault constate que toutes les machines, qui constituent de pratiques perchoirs, sont souillées par les déjections des volailles de la ferme, puis se tourne vers moi, l’air méditatif.
Je me demande ce qui va bientôt résulter de cette méditation, car avec “lui”, dès qu’il y a constat d’anomalie, de dégât, d’ambiguïté, sort généralement une décision.
Et la décision sort : “Dorénavant, l’élevage des poules sera interdit dans les fermes, quelques oies, quelques canards y seront seuls autorisés. Pommier est chargé d’étudier, très rapidement, un élevage de volailles. Un bâtiment de ferme désaffecté existe au Mont Joyeux à côté de la commune de Daubeuf ; il conviendra parfaitement”.
Aussitôt, le patron, le régisseur et moi allons voir le bâtiment en question ; il est très délabré mais le maître, que rien n’émeut, dit qu’il sera remis en état.
Je questionne :
—    “M. Louis Renault, veuillez me définir les bases de cet élevage tel que vous le concevez“.
—   “Il devra être capable de fournir pour ma famille, mes amis, les employés du domaine, le personnel des fermes qui devront s’y approvisionner, trente à quarante volailles par semaine. De plus, les pondeuses devront alimenter en œufs les garde-chasse chargés de l’élevage des jeunes faisans, dont la nourriture consiste en partie en œufs cuits durs ; en outre, l’élevage devra fournir chaque année au chef des gardes, en temps opportun, 150 à 200 “poules couveuses” pour assurer l’éclosion des œufs de faisans (ces poules sont substituées aux poules faisanes qui sont de mauvaises mères), je souhaite que l’on élève par an environ 3 000 faisans, mâles ou femelles“.
Je dois dire que, chaque année, il incombait au régisseur et aux gardes-chasse la tâche difficile de trouver dans les environs d’Herqueville environ deux cents poules adultes, au prix unitaire de vingt à vingt cinq francs (1937) en “réel” état de couvaison, mais combien de déceptions apparaissaient sur ce point à l’usage !
Donc, à peine ai-je terminé avec les problèmes délicats de cidrerie, voilà que m’échoit la délicate étude d’un élevage de volatiles, où je pars absolument de zéro hormis les données assez vagues du patron.
Etudiant des limites courtes, des limites longues, en fonction des données que je possède, mes calculs me conduisent à un élevage d’environ 3 000 pondeuses, sans compter les coqs (un pour douze à quinze poules, quelle polygamie !) et les jeunes sujets.
J’informe Louis Renault du processus de mes investigations chiffrées ; il me donne son accord ; j’ai, dès lors, une première base solide.
Je dois maintenant étudier l’aménagement du poulailler, les parcages extérieurs, les problèmes liés à la couvaison, à l’élevage, à la ponte, à l’abattage (hélas !!, je dois me documenter sur les nourritures et surtout choisir “une race” de volailles.
Sans perdre de temps, je sollicite de la part de Louis Renault bien entendu (l’évocation de ce seul nom ouvrant souvent de nombreuses portes) une visite des élevages de volailles Cherond à Villers-en-Vexin, dont j’ai remarqué l’existence et l’importance en faisant en voiture le trajet Pa ris-Herqueville par Pontoise et Les Andelys.
Très courtoisement reçu par Mme Cherond qui m’accordera en deux visites près de huit heures d’entretien, j’obtiendrai tous les renseignements dont j’ai besoin pour mon étude, je visiterai des installations modernes de poulaillers (je le dis tout de suite, il s’agit pour moi d’étudier), un élevage de volailles “en liberté” et non une fabrique où ces pauvres bêtes sont contraintes, sans bouger, à l’engraissement et à la ponte forcée.
Je verrai vivre les différentes races : Leghorn, Sussex, Bresse ; je verrai “sexer” les poussins ayant un jour d’âge avec la grande habileté du sexeur qui, pinçant entre deux doigts la partie rectale de l’animal, sous l’éclairage intense d’une lampe électrique, recherche l’apparition éventuelle de deux points sombres, les testicules ; malheur au nouvel éclos qui présente ces organes mâles, sa vie sera brève, il sera orienté vers l’engraissement et l’abattage à moins que sa belle prestance à l’âge adulte ne l’oriente vers la reproduction qui retardera la fatale échéance : volaille à bouillir.
Enfin, je quitte les établissements Cherond en possession d’un livre d’environ 300 pages traitant complètement de l’élevage des volailles, espaces de prairies nécessaires, bâtiments, matériels, nourritures, races, maladies, infirmerie, etc.
Très rapidement, je dois le lire en détail, l’étudier, l’annoter.
Et chaque jour, Louis Renault, qui ne parle déjà plus de la cidrerie, me questionne sur l’avancement de mes nouvelles études, qui s’ajoutent bien entendu à de nombreuses autres qui sont en cours.
Une journée passée à Houdan, chez un éleveur, pour étudier les races Houdan, Leghorn, Faverolles, une journée passée dans un élevage familial aux environs de Bourg-en-Bresse, pour me documenter sur la célèbre race bressane et me voilà suffisamment documenté pour fixer mes choix et prévoir les agencements du poulailler.
L’absence de courant électrique à Daubeuf m’oblige à recourir à des couveuses et éleveuses à pétrole mais de types modernes (à l’époque) ; les perchoirs seront suspendus pour éviter les remontées de poux, le bâtiment sera bien aéré (d’où un conflit avec Louis Renault dont nous parlerons plus loin) et chauffé l’hiver.
Je ferai venir d’Angleterre, par les bons offices de M. Marcel Guillelmon, alors directeur commercial à la S.A.U.R., une machine à plumer les volailles ainsi qu’un appareil destiné à les vider rapidement de leur sang, une fois tuées.
Et maintenant, il faut choisir la race ; j’élimine les Faverolles, Leghorn, Houdan parce que trop grosses, Mme Renault désirant des poulets ne pesant pas plus d’un kilo et demi ; j’élimine la race bressane parce que d’après les éleveurs bressans, elle ne s’adapterait pas au climat humide de la Normandie ; reste donc la race “Sussex” que j’adopte : poule blanche, de santé robuste, petite mangeuse et bonne pondeuse.

Pour démarrer l’élevage, je trouverai veufs et poules Sussex chez Cherond à Villers-en-Vexin et je ferai venir d’Angleterre (à quel prix I) deux magnifiques coqs primés outre-Manche.
J’ai exposé longuement mon avant-projet au patron, il a tout accepté et, comme d’habitude, les services de M. Peltier vont procéder aux études et lancements nécessaires.
J’ai sélectionné, chose pas facile, parmi les nombreux candidats répondant à une annonce que j’ai fait paraître dans la presse spécialisée, un ménage expert en élevage et l’ai embauché.
J’ai pris contact avec les établissements Remy à Gaillon pour la fourniture de nourriture d’appoint, toute préparée, à base de poudre de poisson, poudre de coquilles d’huitres, maïs, petit lait, luzerne, etc. Bien entendu, le patron m’a ordonné d’aller en étudier la fabrication à Gaillon afin, à l’avenir, de tout préparer au domaine, avec les produits du domaine ; toujours la centralisation et l’autarcie chères à Louis Renault.
Toutes les installations étant en place et mises au point après une belle restauration du bâtiment, j’informe le patron que je vais commander des oeufs mirés chez Cherond afin de les mettre en incubation en couveuses artificielles.
—    “Combien de temps va durer cette incubation ?” questionne-t-il.
—    “Vingt et un jours monsieur“.
—    “C’est trop long, je ne peux pas attendre, trouvez-moi une autre solution“.
J’ai alors recours aux poussins femelles d’un jour (sexes) avec garantie d’un pour cent d’erreur au maximum sur la détermination du sexe.
Dans le courant de la semaine, ces petites bestioles seront livrées à l’élevage d’Herqueville. Le samedi suivant, M. et Mme Renault, accompagnés de deux couples de personnalités amies, et moi-même, véhiculés par trois magnifiques Vive Grand Sport décapotables, partons inaugurer l’élevage.
Tout est très propre, très bien en ordre.
Les petits poussins âgés de cinq jours, pas encore très rassurés sur leurs petites pattes, entrent, sortent des éleveuses, piaulent à qui mieux mieux et se jettent déjà sur la nourriture.
J’expose à mes six interlocuteurs-visiteurs, profanes en la matière, comme je l’étais il y a quelques mois, apparemment intéressés et ravis, le processus d’élevage depuis la naissance jusqu’à six mois et plus. Le patron joyeux et fier de sa réalisation ne me quitte pas, me tenant par le cou, dans une attitude qui lui est si familière. Mais ça ne va pas durer !
En sortant du poulailler, la visite terminée, Louis Renault toujours observateur minutieux, examine la façade du vieux bâtiment, vraiment très bien restaurée.
Je sursaute du fait de son hurlement :
—    “Quel est le c.. qui a fait construire cette deuxième cheminée sur le toit ?
—    “C’est moi qui ai donné l’ordre de la construire, dis-je, et blessé dans mon amour-propre par le mot qu’il a employé, j’ajoute, mais je ne suis pas ce que vous dites. J’ai utilisé la cheminée existante pour le chauffage du bâtiment et j’ai fait élever l’autre symétriquement avec un souci d’esthétique pour l’aération, la ventilation“. Je suis furieux.
Louis Renault : “Vous êtes un gaspilleur, vous dilapidez mon argent“.
Et les reproches, voire les insultes, pleuvent à mon égard. Quelle ingratitude de sa part envers moi ! Est-ce la présence des deux couples amis qui l’incite à faire preuve de compétence, d’autorité, de commandement ? Est-ce qu’il souffre de l’estomac aujourd’hui ? Je n’arrive pas à m’expliquer cette attitude car je n’ai jamais connu pareille manifestation de sa part.
Nous montons en voiture pour rentrer au château ; ostensiblement, je le laisse monter seul devant, au volant, et ie m’assieds à l’arrière à côté de Mme Renault qui a l’air navrée.
En route, les invectives reprennent à mon adresse, sur un ton de plus en plus coléreux.
Louis Renault : “Je ne veux plus vous voir, je vous fous à la porte“.
Moi : “Tant mieux, j’en suis satisfait, j’aurais ainsi l’occasion d’aller fabriquer des voitures chez un autre constructeur parisien, alors que, sans me demander mon avis, vous m’avez contraint à faire de la culture et de l’élevage, ce qui n’était pas du tout ma vocation“.
En évoquant “un autre constructeur parisien”, j’ai touché “sciemment” le point sensible. Le patron devient fou de rage, bafouille, ne trouve plus ses mots et la faible largeur de la route ne suffit plus aux zigzags de la voiture.

Madame Renault suppliante : “Monsieur Pommier, de grâce, taisez-vous, vous allez rendre monsieur Renault malade“.
Moi : “Mais vous croyez, madame, que je ne suis pas malade aussi, moi, qui vous suis si dévoué, qui vous consacre tout mon temps, y compris mes loisirs. Quelle ingratitude“.
Nous arrivons au château ; sans prendre congé, je passe à ma chambre, ramasse mes affaires, mets en route ma voiture, et je file sur Paris.
Combien d’idées me trottent par la tête pendant le trajet de retour qui dure 80 minutes !
Lorsque j’entre chez moi à Paris, mon épouse, au courant de rien m’annonce :
— “Louis Renault te convoque lundi matin à 9 heures à son bureau à l’usine ; il m’a téléphoné il y a quelques minutes“.
Je dois avouer que je passe un sombre dimanche.
Le lundi matin, à 9 heures, Mlle Maille m’introduit dans le bureau du patron qui, paraît-il, est très détendu.
Il est assis à son bureau ; moi, froid comme un marbre, raide comme un piquet, je me présente face à lui, sans m’asseoir et j’attends.
Les secondes, silencieuses, m’apparaissent longues et inquiétantes.
Enfin, il se lève, vient vers moi, me pose la main sur l’épaule en me disant :
—    “Vous savez, je vous aime bien, mon petit, allons faire un tour“.
Sortant de son bureau directorial, descendant les sept ou huit marches du couloir, me tenant toujours par l’épaule ou par le cou, lui regardant de droite à gauche, moi de gauche à droite, sans qu’une parole soit échangée, nous faisons le tour des bureaux du premier étage du bâtiment A, puis revenons au bureau patronal.
Souriant, il rompt le silence : “Je dois vous dire qu’à l’usine, il y a deux personnes qui ont un mauvais caractère : Peltier et vous“.
Moi, souriant à l’unisson : “J’en connais une troisième : monsieur Renault !“.
Nous éclatons tous deux d’un rire très sincère, rien d’autre n’est dit, il me serre fortement la main, je pars avenue Foch. Jamais il ne me reparlera de la “fameuse cheminée” ; jamais, au cours des six années à venir, durant lesquelles j’aurai de nombreux contacts avec lui, il n’y aura de tels malentendus entre nous.

Régisseur intérimaire

Vers la fin de l’année 1937, Louis Renault m’informe sans préambule, ni explications, qu’il a décidé de se séparer de son régisseur, M. Riquier. Ma stupéfaction est telle que je reste absolument sans voix.
Et le patron enchaîne :
– “Comme maintenant vous connaissez bien le domaine, j’ai pensé à vous pour en prendre la direction ; la vie est agréable ici, au grand air, avec du personnel très compétent à tous les postes ; vous serez bien logé, bien payé et pas loin de Paris“.
– “Monsieur Renault, je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez mais je me suis permis de vous dire plusieurs fois déjà que je désirais fabriquer des automobiles ; je ne puis accepter le poste que vous m’offrez“.
Son visage s’est durci, ainsi que le ton de sa voix :
– “Vous me mettez dans l’obligation de chercher un nouveau régisseur (à croire que j’en suis le responsable !) alors je vous demande d’assurer l’intérim pendant tout le temps nécessaire à cette recherche, mais je précise que vous serez libre tous les dimanches ou presque” (quelle concession généreuse ! ).
Entre deux maux, je n’ai d’autre solution que de choisir le moindre et me voilà régisseur intérimaire, cela durera plus de cinq mois.
–  “Monsieur, je ne peux pas vous laisser dans l’embarras, je vous donne mon accord“.
– “Je vais tout organiser pour votre séjour et votresecrétariat, mais dès lundi prochain, vous irez résider à Herqueville où jusqu’à la fin du mois M. Riquier vous passera toutes les consignes“.
En fait, je me rends compte que Louis Renault avait de longue date envisagé et mûri son plan : préparer sans risque et sans le dire un remplaçant de M. Riquier ; le patron est vraiment l’homme du moyen et du long terme.
Le lundi suivant, de bon matin, je viens m’installer à Herqueville où tout a été prévu par le maître. En fin de matinée, arrive en gare de Saint-Pierre-de-Vauvray, où je suis allé l’accueillir, une jeune, souriante, élégante secrétaire de la D,I.A.C. à Paris, Mlle Huguette Jeannot, qui a accepté, elle aussi, de venir faire un intérim de secrétariat.
La connaissant tout juste depuis une heure, je la présente à Mme et M. Renault qui ont l’air satisfait du choix de M. Rochefort, secrétaire particulier avenue Foch.

Tous quatre, nous nous dirigeons vers la résidence qui nous est réservée, une vieille bâtisse de style normand, très bien restaurée et modernisée, dénomée “château Lauquest” située à 600 mètres environ du château patronal.
Louis Renault nous fait visiter les lieux où nous résiderons : belle salle à manger, salon au rez-de-chaussée, où il nous présente la cuisinière-femme de chambre qui assurera notre service, puis, au premier étage, parmi de nombreuses chambres desservies par un long et vaste couloir, la morale dictant son choix (?), il affecte nos chambres : chacune avec salle de bain, aux deux extrémités du couloir (j’en ris encore).
Une belle décoration d’ensemble, un beau mobilier ancien, un chauffage efficace, une cuisine presque gastronomique (surtout pendant la période de chasse) dont nous fixerons chaque soir les menus pour le lendemain, permettront à Mlle Jeannot et à moi-même de supporter, sans trop de désagréments, une période de cinq mois de travail intense et d’éloignements de nos familles, dimanches exceptés.
Nos relations avec le régisseur, durant son mois de préavis, n’iront pas sans de nombreux heurts ; il restera convaincu que je voulais prendre sa place, par contre, avec beaucoup de bonne volonté et de courtoisie, Mme Riquier mettra Mille Jeannot au courant des problèmes de secrétariat : comptabilité du domaine, en liaison avec le comptable de l’avenue Foch, problèmes de trésorerie, enregistrement des heures de travail et paie du nombreux personnel, sécurité sociale, formalités administratives, comptes chèques postaux, téléphone, courrier, etc.
Après le départ du régisseur, j’assume seul et plus détendu la direction du domaine, assisté d’une secrétaire cultivée intelligente, pleine d’entrain, de gaieté, de jeunesse et à qui le travail plaît.
Levé de très bonne heure pendant ces mois de l’hiver 1937-1938, je parcours dès sept heures du matin les divers lieux de travail ; tout m’intéresse et me passionne ; les bûcherons maniant si habilement la cognée ou fabriquant le charbon de bois pour les tracteurs Renault à gazogène en essais au domaine ; les gardes-chasse traquant soit les braconniers, soit les renards et les lapins destructeurs de récoltes ; les ouvriers agricoles procédant aux labours faits de sillons bien droits ; les vachers occupés à la traite et respectant les consignes de propreté des pis, des seaux, des tabliers que nous leur avons donnés ; les jardiniers s’activant dans les serres pour fleurir en azalées, hortensias, chrysanthèmes les salons de Mme Renault, les charpentiers réparant les toitures, les maçons bâtissant encore et toujours ; quelle activité, quelle diversité, comme les journées passent vite à Herqueville ! Et le soir, jusqu’à 22-23 heures, la secrétaire et moi faisons la caisse et mettons au point la comptabilité et le courrier de cet important domaine.
Et les jours, avec rapidité, succèdent aux jours. Chaque vendredi soir, accompagné de la secrétaire qui prend des notes, je refais “la tournée des chantiers en cours (car il y en a toujours chez un grand bâtisseur)” afin de pouvoir répondre avec précision le samedi matin, dès 8 ou 9 heures, aux questions éventuelles du patron.
Un vendredi soir de novembre 1937, vers 18 heures, ma tournée a failli devenir une tragédie ; il pleut à verse, le brouillard est épais ; le garage du château étant démuni de véhicules, j’ai pris place, ainsi que la secrétaire, bloc-notes en main, dans un splendide break de chasse étudié et fabriqué à l’usine et arrivé neuf, depuis quelques jours au domaine. Il a été conçu avec minutie par Louis Renault : quatre places, habillage en cuir noir, avec armoire à vêtements, placard pour les fusils et munitions, compartiment pour le gibier abattu, compartiment et réservoir d’eau pour les chiens, etc.
Venant inspecter un chantier le long de la Seine laquelle, grossie par les pluies est presque à ras bord du chemin, j’ai maladroitement, je l’avoue, stoppé freins serrés le véhicule face au fleuve et sur une légère déclivité vers lui.
A peine sommes-nous descendus du break, je le vois, avec consternation, partir vers le fleuve, flotter quelques instants et disparaître par environ huit mètres de fond – le frein à main a-t-il lâché ?
Et dire que Mlle Jeannot aurait pu se trouver dans le véhicule pour être à l’abri de la pluie qui tombe si drue ! L’angoisse me saisit encore chaque fois que j’évoque ce souvenir, d’il y a près de quarante ans.
Revenu de ma stupeur, je constate que la Providence est avec moi : les lanternes avant et arrière du véhicule sont restées allumées, le localisant dans le lit du fleuve où il a peu dérivé, je veux absolument le sortir de là.
J’alerte les fermes d’Herqueville et de Connelles afin que l’on amène deux tracteurs de vingt huit chevaux lestés à l’arrière pour les faire mieux adhérer. Le personnel du domaine, régisseur en tête (en période de préavis), m’apporte rapidement aide et serviabilité.
Nous lançons un grappin à trois branches ; il accroche, les tracteurs tirent, mais patinent sur l’herbe, la résis¬tance cesse, le grappin a cassé.

Et le temps passe et la pluie tombe drue, et le brouillard épaissit encore. Je fais venir un camion pour augmenter l’effort de traction en même temps qu’un riverain complaisant nous apporte un nouveau grappin, véritable ancre de gros bateau.
L’opération de sauvetage recommence… A nouveau le véhicule semble accroché, mais par où ? Camion et tracteurs entament leur lente progression, les minutes passent atrocement angoissantes pour moi qui suis absolument trempé ainsi que tous ceux qui m’aident.
Et la progression continue, les lumières des lanternes immergées se font plus vives, la carrosserie crève la surface des eaux, l’avant du break émerge.
Chance inouïe, inimaginable, qui ne se produirait qu’une fois sur 10 000, sur 100 000, “le grappin a accroché le véhicule au milieu de l’essieu avant”.
Voilà le break en piteux état, libérant son eau, sa boue sur la terre ferme ; nous avons lutté plus de trois heures ; le problème est résolu techniquement et je remercie chaleureusement (dans le froid de novembre !) tous ceux qui m’ont aidé ; en même temps, je demande au mécanicien du domaine de passer la nuit s’il le faut pour déculasser, nettoyer les cylindres, sécher dynamo, démarreur, carburateur, bougies afin que le véhicule puisse partir demain matin samedi à Billancourt sans que le patron le voit.
Mais le plus dur pour moi reste à faire : avertir Louis Renault… comment va-t-il prendre la chose ?… Manquant de courage pour m’adresser directement à lui à Paris, je préfère avoir recours à son secrétaire particulier, M. Rochefort, intermédiaire toujours modérateur et compréhensif. A 22 heures, le dérangeant chez lui au téléphone, je le documente amplement, le priant instamment d’avertir aussitôt le patron et de me rappeler pour m’informer de sa réaction.
Et pendant que je dîne, juste avant 23 heures, le téléphone sonne au château Hanquest, c’est M. Rochefort.
—    “Tout s’est bien passé ; un seul commentaire du patron : Pommier s’est bien démer…“.
Incompréhensible Louis Renault, je méritais pire !
A sept heures du matin, le lendemain matin, le break, démarrant à la manivelle, partait pour Billancourt. A 9 heures au château, le patron me demandait si le véhicule était parti sur un camion et lequel.
—    “Monsieur, il est parti sur ses roues et sans remorquage ; cet incident prouve la qualité de votre matériel“.
Par cette flatterie, je crois avoir stoppé toute remontrance patronale.

La chasse

Les vastes surfaces boisées incluses dans la partie haute du domaine, entourées de terres cultivables, s’avèrent très propices à la chasse : lapins, lièvres, faisans, perdreaux, voire même sangliers.
Les terres de culture, situées dans la plaine de Portejoie, au voisinage de la Seine, abritent surtout des perdreaux.
Il est dès lors normal pour le châtelain d’Herqueville, pour sa famille, pour ses amis, pour ses invités, que la chasse constitue un sport, une distraction, durant l’automne et une partie de l’hiver.
Un chef assisté de trois à quatre gardes exercent leur vigilance sur plus de deux mille hectares. Leurs activités multiples, réparties entre eux et souvent sur vingt-quatre heures dans la journée, consistent à :
–   maintenir au mieux le gibier dans les limites du domaine,
–   dépister les braconniers qui s’avèrent nombreux dans les parages de jour comme de nuit,
–   procéder à l’élevage des faisans, assurer leur nourriture, qu’ils soient en liberté ou en volières,
–  alimenter en eau les citernes en béton, très astucieusement dessinées par Louis Renault, réparties dans les surfaces boisées du domaine et assurant la boisson à tous les gibiers,
–  détruire les animaux nuisibles aux gibiers et aux cultures : renards, mulots, rats, fouines, taupes, etc., sans omettre les lapins lorsque leur prolifération compromet les récoltes,
–  participer aux chasses soit en assistant les chasseurs, soit en rabattant le gibier vers eux.
Durant mes fonctions de régisseur intérimaire, j’ai rarement assisté à des parties de chasse et ce pour deux raisons : d’une part, je n’aime ni tuer ni voir tuer animaux et volatiles, d’autre part, quelquefois, et à sa demande, j’accompagnais le patron qui, au bout d’un quart d’heure, abandonnant ses invités m’emmenait faire une visite des fermes, ou des travaux ou des cultures.
Si la chasse ne passionnait pas Louis Renault, par contre son épouse y prenait un vif plaisir, elle avait la réputation d’être un “remarquable fusil”.

Son esprit d’économie rendait le maître malheureux, lorsqu’il voyait ses invités (qui ne s’en privaient pas) utiliser ses cartouches, ses fusils et surtout emporter ses lièvres, ses perdreaux et surtout ses faisans qui revenaient si chers à élever.
Un matin, Louis Renault de Paris me téléphone à Herqueville : “Vous allez organiser une chasse pour les directeurs de l’usine, suivie d’un déjeuner au château ; surtout ne leur donnez pas de cartouches, ils n’ont qu’à apporter et utiliser les leurs ; vous devrez surveiller qu’ils ne tirent pas les perdreaux et qu’ils ne tuent chacun qu’un faisan et deux lapins ou lièvres, pas plus”.
Avec la cuisinière Eugénie et son mari, le maître d’hôtel Victor, j’ai organisé réception et repas ; j’ai reçu avec beaucoup de plaisir MM. Serre, Tordet, Dalodier, Roques, Verdure et j’en oublie sans doute.
Je les ai orientés vers leur sport favori et suis ailé vaquer à mes nombreuses occupations.
Désobéissant, pour une fois, aux ordres reçus, je n’ai exercé aucun contrôle, ni en paroles ni en faits sur les produits de la chasse de ce jour.
Louis Renault “le timide” était mieux qualifié que moi pour imposer des restrictions à ses invités.
A lui avait incombé le beau rôle : inviter, à moi incombait le mauvais : limiter, contrôler.

Lire la 3ème partie du témoignage de Paul Pommier

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