Discours de Louis Renault à l’occasion de son élévation à la dignité de Grand’Croix de la Légion d’Honneur, 14 mai 1936

Source : Archives Privées Renault

Messieurs,

Mes amis,

Mes ingénieurs,

Il faut d’abord que je vous dise combien je suis ému de toutes les paroles que vous avez su me dire ; vous m’avez émotionné de toutes les façons, en rappelant d’abord ma carrière, le passé et en parlant de l’avenir. Et puis, en parlant aussi de mon tempérament de lutteur.

Evidemment, c’était le beau temps, l’époque où dans les affaires n’existait aucune difficulté tout au moins connue par moi. Je vivais simplement pour rechercher et je vivais cet esprit sportif dont vous m’avez parlé. Eh bien, je m’aperçois, maintenant, que ne pouvant jamais arriver à lire un discours, ou à avoir – cela vous paraîtra peut-être assez drôle, beaucoup de suite dans les idées – j’ai commencé ce discours sans penser d’abord à vous remercier.

Il y a déjà 3 ou 4 ans, dans des circonstances analogues, vous avez bien voulu me donner un magnifique buste de Houdon que, chaque jour, j’ai le plaisir de contempler et qui bien souvent me fait revivre la journée où vous êtes venus autour de moi comme aujourd’hui.

Comment vous remercier de m’avoir offert ce magnifique paravent, trop magnifique évidemment. Je crois que j’aime le beau, et malgré son ancienneté, il est, en réalité, très moderne. Alors permettez-moi de vous dire combien je suis touché et combien vous m’avez fait plaisir, combien chaque jour j’aurai de plaisir à le contempler en pensant à vous tous.

Aujourd’hui, évidemment, nous nous trouvons dans une période obscure, non seulement pour notre industrie, et par conséquent pour vous tous, Messieurs, mais également l’horizon est sombre, et je crois que c’est une raison d’avoir encore plus de confiance dans l’avenir.

Vous avez su, en vous attachant à notre Marque, nous défendre.

Mais je m’aperçois encore que j’ai oublié de vous dire une des pensées que je vis le plus journellement. Vous avez parlé de mon œuvre, ce n’est pas mon œuvre, c’est l’œuvre de tous. Comme vous l’avez dit tout à l’heure, on ne peut pas faire quelque chose tout seul. Si j’ai fait cette première petite voiture, c’est grâce à mes premiers collaborateurs, car nous l’avons faite ensemble, à Richet, que vous connaissez, à Serre, à bien d’autres ; ils seraient trop nombreux si je devais les énumérer tous. Nous aurions d’abord tous les collaborateurs de l’usine, et ensuite tous les ouvriers, car sans eux, nous ne pourrions rien. Mais il y a vous également car c’est vous qui avez semé la Marque dans tout notre pays, dans tout ce beau pays de France, qui était si propice au développement de l’automobile, puisque je crois que c’est le pays du monde qui, autrefois, avait le plus beau réseau routier.

Eh bien, Messieurs, vous avez tous eu confiance en nous, en l’automobile et inversement. Il faut continuer car l’automobile est un complément indispensable de la vie moderne, cette vie intensive, cette vie où le progrès de la production est tellement grand que celle-ci dépasse les besoins.

Beaucoup évidemment craignent que dans quelques années la situation devienne très difficile à cause du chômage ; non, ne craignez rien, car l’abondance des biens ne nuit pas. De plus, incontestablement, grâce à une meilleure répartition du travail qui se fera sûrement dans le temps – qui a déjà commencé à se faire, vous ne vous en rendez peut-être pas assez compte – les heures du travail diminueront, les loisirs augmenteront et l’équilibre se fera.

Je me souviens, à ce point de vue, de l’époque où tous les ouvriers faisaient 13 heures ; de plus, ils travaillaient souvent le dimanche matin, et malgré cela, la production n’arrivait pas à satisfaire à la demande.

Croyez-vous que ce n’était pas le plus gros progrès qu’allait apporter la civilisation nouvelle, celui de permettre à tous les hommes de pouvoir vivre en ayant des loisirs.

Evidemment, dans toute chose nouvelle, on oublie quelque chose, on a oublié de se préoccuper de l’occupation des loisirs ; c’est peut-être de cela que vient cet état de souffrance, cette situation pénible, cette présence de chômeurs dans le monde.

L’occupation des loisirs peut se concevoir avec des cités-jardins, loin des villes, dans lesquelles chacun peut avoir son jardin, vivre au grand air, s’y reposer pendant les journées où il n’aura pas besoin de travailler. On ne comprend pas pourquoi nous sommes si en retard en France alors que dans d’autres pays, on s’est rendu compte de la nécessité de ces groupements de maisons…

Eh bien, Messieurs, vous avez ce grand avantage d’habiter dans ce beau pays de France. Dans les campagnes, la question ne se pose pas car il y a de l’air, mais il faudrait que cette préoccupation gagne petit à petit toute la masse pour créer cet immense édifice qu’il s’agit de créer et il y a là, certainement, une grande possibilité d’occuper les chômeurs.

Je vous parle de cela parce que c’est une question extrêmement grave. Bientôt on arrivera certainement à avoir une ou deux journées de repos ; mais il faut que ce repos puisse être agréable à vivre, et il ne peut pas être vécu agréablement par les ouvriers dans les appartements, dans les villes.

C’est là où nous allons nous retrouver, c’est là où va se développer le sport, où le désir de vaincre se développera parmi la jeunesse, ce qui lui donnera l’enthousiasme qu’il faut avoir pour vivre heureux.

Faites tout ce que vous pourrez pour que les Français ne perdent pas courage, et au contraire se rendent compte plus encore qu’ils sont peut-être, ou presque certainement, les plus heureux du monde.

Faites quelque chose, faites qu’on ne s’occupe pas…. (passage sans doute inaudible pour le transcripteur, ndr). Il n’y a qu’une chose qui compte dans la vie, c’est la réalisation de quelque chose et non sa destruction. Et tous ces hommes qui se combattent sans raison, sans même savoir pourquoi, découragent et démoralisent un pays. Ayez du courage, de la confiance et souvenez-vous que la France a toujours été une des nations calmes qui a conduit le monde. Aujourd’hui encore, si elle joue son rôle, elle doit pouvoir imposer la paix à l’Europe.

Il ne faut pas revivre 1914 ; un 1914 qui serait plus épouvantable encore, car avec les progrès dont nous avons parlé tout à l’heure, la destruction humaine serait plus grande. Alors pour une lutte de partis, pour une lutte entre pays, allons-nous recommencer ?… Je crois qu’il faut que nous n’ayons pas peur de dire, il ne faut pas de guerre et il ne faut pas que nous puissions croire qu’elle est inévitable.

Alors, je vais revenir aux loisirs, l’automobile est vraiment l’un des instruments, un des outils les plus capables de rendre les loisirs agréables. C’est la liberté de parcourir l’espace, la possibilité de connaître son pays et même au-delà. Je voudrais qu’au lieu de décourager les êtres on leur dise « continuez à travailler, afin que tous les ouvriers aient leur voiture ». Cela va vous paraître peut-être intéressé, vraiment non, je n’ai pas peur de le dire, car je sais que c’est le désir à tous.

C’est encore à vous qu’il appartiendra de semer, de classer, d’entretenir tous ces véhicules, et de le faire dans les meilleures conditions, de façon que l’automobile soit à la portée de plus de personnes.

Je vais terminer et vous dire combien, Monsieur Gonthier, j’ai été touché de tout ce que vous avez dit pour moi, et vous, Monsieur Molle, qui m’avez dit des paroles si touchantes, je vous avoue que je suis très ému. Merci.

Je vais vous remercier d’être venus si nombreux autour de moi, pour fêter ce grand honneur qui m’a été fait. Je suis heureux que vous soyez venus si nombreux parce que je suis heureux de pouvoir vous dire qu’il n’est pas seulement à moi, cet honneur, mais qu’il est à nous tous. J’aurais voulu pouvoir le dire à tous les ouvriers en même temps.

Je bois à notre prospérité, à la confiance dont je désirerais vous voir tous animés, ayant foi en notre Pays, en nous-mêmes… et tâchons de créer le bien-être autour de nous.

14 mai 1936

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