Maurice Ribet à Monsieur le Garde des Sceaux, Paris, le 25 septembre 1944

Source: AN Z 6NL 9

Monsieur le Garde des Sceaux,

Le 29 août 1944, une lettre signée d’un inconnu était envoyée au Procureur de la République : Elle ne contenait que ragots et banales diffamations, mais réclamait l’arrestation de M. Louis Renault, Grand-Croix de (la) Légion d’Honneur, Membre du Conseil de l’Ordre de la Légion d’Honneur, démissionné par le gouvernement de Vichy.

Ce seul document, à peine digne du mépris, a suffi pour que des réquisitions soient prises nominativement contre M. Louis Renault pour trahison

Un mandat d’amener, que la Psychose actuelle transforme autmatiquement en mandat de dépôt, fut même décerné contre lui, et ce n’est que sur ma ferme protestation à tous les échelons que ce mandat fut retiré.

M. Louis Renault se présenta spontanément devant le Juge d’Instruction pour son interrogatoire d’identité, et sortit libre de son Cabinet.

Le Juge, avec sagesse, attendit un rapport sommaire des Experts pour son interrogatoire au fond. Ce Rapport a été déposé, et tout esprit impartial n’en pouvait tirer qu’une conclusion : c’est que si M. Louis Renault avait été préalablement arrêté, ce Rapport ne pouvait avoir pour résultat que de le faire remettre en liberté. C’est cependant la solution contraire qui a prévalu.

Depuis plusieurs jours, en effet, une campagne violente – et en outre entièrement diffamatoire, – était menée dans plusieurs journaux parisiens, et en particulier dans “l’Humanité”.

Les professionnels de l’indignation intervenant avec excès dans le domaine judiciaire, s’étonnaient chaque jour devant leurs lecteurs que M. Louis Renault ne soit pas encore sous les verrous. Ils réclamaient avec fureur cette arrestation arbitraire, allant même jusqu’à écrire que le Juge d’Instruction “n’osait pas”.

Pour corser la campagne, une dépêche, – soi-disant datée de Madrid et inventée de toute pièce, – annonçait que M. Louis Renault s’était enfui de France, et qu’il coulait des jours paisibles en Espagne ; et cela, le jour même où, pour la seconde fois, M. Renault, sur convoncation du Juge, se présentait volontairement à son Cabinet pour n’en sortir qu’accompagné d’un policier.

La manoeuvre avait réussi.

Ce qui devient grave, c’est que le Journal “l’Humanité” du Dimanche 24 Septembre annonçait la nouvelle de cette arrestation sous ce titre : “Grâce à l’Humanité, Louis Renault est à la prison de Fresnes”. On y peut lire : “Aujourd’hui, nous pouvons parler : la campagne menée dans notre Journal a porté ses fruits : Louis Renault est à la prison de Fresnes”.

Ainsi, le public peut croire que des Comités irresponsables dont la compétence n’est pas démontrée fonctionnent en marge du Gouvernement, et donnent des ordres vite exécutés.

Ce n’est pas évidemment ce régime où, suivant le mot de Paul Valéry : “L’incohérence fonctionne et le désordre agit”, que le Grand Français qu’est le Général de Gaulle a voulu établir en France. Celui que nous avons attendu pendant quatre ans sur la terre natale, parmi les périls, et les souffrances chaque jour renouvelés, et avec quelle espérance ! a déclaré lui-même que la France connaîtrait le retour de la “Légalité républicaine”.

La Légalité républicaine, c’est avant tout le respect de la liberté individuelle ; c’est aussi une Justice exacte, sage, prudente, à l’abri de la passion populaire ; c’est la Magistrature indépendante et sourde aux rumeurs extérieures.

Il serait évidemment insensé de croire que le Gouvernement dicte aux Juges d’Instruction, qui sont des Magistrats indépendants, des ordres d’arrestation, quoiqu’un palmarès quotidien de “suspects” soit donné par la Presse aux dieux qui ont toujours soif ; il serait encore plus invraisemblale d’imaginer que des Magistrats puissent prêter l’oreille à des “instructions”, ce qui ne pourrait que me faire plaindre leur destin.

Quoi qu’il en soit, le satisfecit de l’Humanité est une grave injure, tout à la fois, au Gouvernement et à la Justice. Il vous appartient de les défendre. C’est pourquoi, il vous apparaîtra peut-être opportun de faire savoir au Public Français par quelques moyens appropriés que la Justice n’est pas encore aux ordres de la Presse.

Ribet

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