La Justice révise les années noires, 8 janvier 2011
En 1944, Louis Renault mourait à la prison de Fresnes, accusé de collaboration. Ses petits enfants se battent pour réhabiliter le constructeur automobile.
“La collaboration politique et industrielle”, indique le bandeau. Dessous, quelques photos en noir et blanc. Sur la première, René Bousquet, secrétaire général à la police du gouvernement de Vichy, prête serment devant le maréchal Pétain en 1942. La deuxième ontre Bousquet conversant avec le général SS Karl Oberg, chargé des relations avec la police française sous l’Occupation. A la place de la troisième, un large cache noir.
Sur décision de Justice, le Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) a dû retirer de son exposition permanente l’image où figuraient l’industriel Louis Renault et Adolf Hitler, prise au Salon de l’automobile de Berlin en 1939, ainsi que la légende qui l’accompagnait: “Louis Renault, “une seule chose compte : moi et mon usine”, fabriqua des chars pour la Wehrmacht. Renault sera nationalisé à la Libération.”
En juillet 2010, la cour d’appel de Limoges a donné raison aux petits-enfants de l’industriel, qui estimaient que cette photo, dans le contexte d ela visite du village martyr d’Oradour, portit atteinte à la vérité historique et constituait de ce fait un “trouble manifestement illicite”. Dans leur arrêt rendu en juillet, les juges de Limoges relèvent que “la présentation de Louis Renault comme l’incarnation de la collaboration industrielle” au moyen d’une photo anachronique et d’un commentaire lui attribuant une “inexacte activité de fabrication de chars (…) dans un contexte de préparation du visiteur à la découverte brutale des atrocités commises le 10 juin 1944 par les nazis de la division Waffen SS das Reich, ne peut manquer de créer un lien historiquement infondé entre le rôle de Louis Renault pendant l’Occupation et les cruautés dont furent victimes les habitants d’Oradour-sur-Glane”. Il s’agit, souligne l’arrêt, d’une “véritable dénaturation des faits”.
Au coeur de cette histoire, on trouve une femme chaleureuse, Hélène, et son demi-frère Louis, deux des huit enfants de Jean-Louis Renault, fils unique du fondateur de l’entreprise nationalisée à la Libération. Depuis dix ans, ces deux-là défendent la mémoire de ce grand-père qu’ils n’ont pas connu, mort à la prison de Fresnes, le 24 octobre 1944, sans avoir été jugé.
Héritage douloureux
“A la maison, on n’en parlait jamais”, dit Hélène. Une fois, se souvient-elle, sa mère a demandé à Jean-Louis Renault: “Mais pourquoi ne parles-tu jamais de ton père ? Il a fondu en larmes et la question n’a plus jamais été posée. Il a voulu nous préserver”. Jean-Louis est mort en 1982, laissant à ses quatre épouses et à ses huit enfants, aujourd’hui âgés de 66 à 32 ans, son silence en hértage.
Agé de 24 ans à la Libération, ce fils unique, destiné à prendre la succession paternelle, ne s’est jamais remis de l’opprobre jeté sur son nom… au point de ne jamais rouler en Renault. “Notre père, c’est l’errance”, dit Hélène. Ses enfants évoquent le parcours professionnel chaotique qui l’a mené d’une tentative industriel dans la “déshydratation de la luzerne” à l’organisation de croisières pour gens fortunés à bord du bateau familial.
“Jamais Louis Renault n’a accepté de fabriquer des chars pour les Allemands.”
Laurent Dingli, Historien
Pour ses enfants, l’héritage est lourd, douloureux. “Au lycée, j’apprenais que j’étais la petite-fille d’un collabo. Cela m’était insupportable, mais je n’avais pas de preuves du contraire”, raconte Hélène. Quelques années plus tard, elle rencontre un historien, Laurent Dingli, auteur d’une biographie de Colbert qu’elle convainc de s’intéresser à son grand-père. Il s’en suivra un mariage et une biographie très documentée de Louis Renault, que Laurent Dingli publie en 2000 chez Flammarion. Elle remet en cause le rôle joué par l’industriel sous l’Occupation. “Jamais, explique-t-il, Louis Renault n’a accepté de fabriquer ni de réparer des chars pour les Allemands. Il n’a pas cédé à l’ultimatum de la Wehrmacht en août 1940. Si des chars ont été réparés, c’était dans des ateliers réquisitionnés par l’occupant”.
Peu après la sortie du livre, Hélène Dingli et Louis Renault apprènnent qu’une photo de leur grand-père illustre l’exposition permanente d’Oradour, inauguré en 1999. Ils écrivent au directeur du centre. “On pensait que ça s’arrangerait à l’amiable, mais après avoir essuyé beaucoup de réponses dilatoires, on a décidé de recourir à la voie judiciaire.” Un premier procès en référé les oppose en octobre 2009 au Centre de la mémoire. “C’était comme si le mal s’attaquait au bien. On passait pour des révisionnistes”, se souvient Louis Renault. Leur demande est rejetée au motif que “la vérité historique contemporaine considère que les usines Louis Renault collaborèrent à l’effort de guerre du Reich”. Conseillé par l’avocat parisien Thierry Lévy, qui se passionne pour leur histoire, ils décident de faire appel et obtiennent gain de cause.
Ce combat pour la réhabilitation morale de Louis Renault est devenu le ciment d’une fratrie dispersée. Ils espèrent rouvrir le débat historique sur le rôle de leur grand-père, et donc sur la nationalisation-sanction prononcée par l’ordonnance du 16 janvier 1945 qui, dans son exposé des motifs, indiquait que Louis Renault avait mis “ses usines à la disposition de la puissance occupante”. Ils assurent que leur démarche n’est motivée par aucun intérêt financier. “Qu’on ait nationalisé, pourquoi pas ? Mais pas au mépris de la vérité historique, dit Louis. Si la réhabilitation doit passer par des poursuites contre l’Etat, eh bien, on attaquera l’Etat !” Les petits-enfants de l’industriel ont conscience que leur initiative bouscule la mémoire nationale. “Personne n’a intérêt à rouvrir ce débat,soupire Louis Renault, sauf nous.”
Controverse
Les historiens en désaccord
Le comportement de Louis Renault entre 1940 et 1944 divise les historiens. Certains auteurs, dont les travaux font par ailleurs autorité, sont formels. Dans La France sous l’Occupation, 1940-1944 (Flammarion, 2004), Julian Jackson écrit que Renault fait partie des industriels qui “se firent un plaisir de fournir tout ce que les Allemands désiraient”. Dans La France à l’heure allemande (Seuil, 1995), Philippe Burrin affirme que Renault, comme d’autres que lui, “décidés à faire tourner leur usine coûte que coûte”, a “offert” de “fabriquer du matériel militaire”. Il cite le témoignage de l’ancien ingénieur Fernand Picard dans son Epopée de Renault (Albin Michel, 1976) dont il extraie cette phrase qu’aurait prononcée l’industriel: “Une seule chose compte, moi et mon usine.” Dans sa biographie, Louis Renault (Flammarion, 2000), Laurent Dingli conteste l’authenticité de cette phrase. Sans faire de Renault “un grand résistant”, il souligne que l’industriel, à l’époque très affaibli physiquement, s’est heurté aux Allemands à plusieurs reprises. Autre biographe de Renault (Plon, 1998), Emmanuel Chadeau ne nie pas “les attitudes pour le moins ambiguës” de l’industriel et de son entourage sous l’Occupation, mais qualifie de “légende” l’affirmation selon laquelle il aurait proposé aux Allemands de fabriquer des chars à l’été 1940. Renault, selon lui, est “à mi-chemin entre l’industriel “collabo” frénétique (…) et celui qui préfère se saborder plutôt que de toucher un centime d’une fabrication destinée à l’occupant”.
Pascale Robert-Diard, Thomas Wieder