Les petits-enfants du fondateur des usines Renault, arrêté à la Libération, veulent obtenir la réhabilitation de l’industriel, en s’appuyant sur une décision de justice contestable.
Depuis la Libération, et la nationalisation par de Gaulle de l’entreprise Renault, les tentatives pour réhabiliter Louis Renault, arrêté pour collaboration en septembre 1944 et mort la même année en détention à Fresnes, furent régulières. C’est parce que la dernière en date trouve un soudain écho médiatique et le refus d’un droit de réponse que trois anciens responsables CGT de Renault (Aimé Halbeher, Roger Sylvain et Michel Certano) entendent rappeler quelques faits irréfutables, établis par le travail de l’historienne Annie Lacroix-Riz (lire ci-contre).
Le 13 juillet 2010, la cour d’appel de Limoges, saisie par deux petits-enfants de Louis Renault (sur huit), a condamné le Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane à retirer de l’exposition permanente une photo de l’industriel, entouré d’Hitler et de Göring, avec une légende mentionnant : « Louis Renault fabriqua des chars pour la Wehrmacht.?» Le Monde Magazine du 8 janvier 2011 s’en fait l’écho dans un dossier intitulé : «Renault. La justice révise les années noires?», avant que France 2, à son tour, reprenne le sujet dans un JT.
La part active que Louis Renault prit dans l’effort de guerre allemand est pourtant indiscutable selon l’historienne spécialiste de la collaboration économique du patronat. Dès l’été 1940, il est acquis que les usines travailleront à réparer les chars allemands, puis à les moderniser ou à les construire. Pendant la guerre, 85 % de la production automobile va à l’Allemagne, et l’essentiel des 15 % restants sera réquisitionné par les nazis. Lorsque le 3 mars 1942 un bombardement fait 450 morts et rase l’usine, Renault et les Allemands mettent tout en œuvre pour que la production reparte, aux frais du contribuable français, en vertu d’un accord entre Pétain et les Allemands. En trois semaines, le travail reprend, en trois mois, la productivité revient à son niveau antérieur. En 1945, de Gaulle, sans illusion sur un patronat qui l’avait combattu, ferme les yeux sur la collaboration économique. Sauf pour Renault, « instrument entre les mains de l’ennemi », selon l’exposé des motifs de l’ordonnance de nationalisation. Dès 1955, dans une biographie commandée à l’ancien de la Waffen SS française Saint-Loup, la veuve de Renault tentera la réhabilitation morale. Alors pourquoi les héritiers Renault, bénéficiaires à deux reprises de décisions de justice secrètes visant à les indemniser, veulent revenir dessus aujourd’hui ? Leur action en tout cas s’inscrit dans un courant actuel. En Belgique, l’extrême droite flamande soutenue par les libéraux propose une loi d’amnistie des faits de collaboration, instituant une commission chargée d’indemniser victimes ou descendants pour le préjudice financier.
60 ans de tentatives avortées
Il n’existe pas de rue Louis-Renault à Boulogne-Billancourt, pourtant siège historique de la marque. Pas plus qu’il n’y a de portrait au siège social. La raison en est simple, à chaque tentative, la CGT s’est opposée à toute réhabilitation posthume, et a fourni dans une brochure, en 1995, alors que le cinquantième anniversaire de la firme était prétexte à une énième réhabilitation, chiffres, documents et photos. Et entend veiller à ce que le futur institut d’histoire de Renault respecte la vérité.
Lionel Venturini
Point de vue
Annie Lacroix-Riz « Ce n’est pas aux juges de dire l’histoire »
professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-VII Denis Diderot.
Camions, tanks, moteurs d’avion, avions, bombes incendiaires, canons antichars, roulements à billes, etc., toutes les pièces possibles de l’armement allemand furent construites par Renault pour le Reich. Pour oser réduire la production de guerre à celle des tanks ou pour prétendre que Renault – comme le reste de l’industrie française – avait, en 1940, subi la torture des «réquisitions» allemandes, il faut avoir, au fil des décennies, travesti le sens des archives, d’origine française et allemande, qui accablaient les fournisseurs français de la Wehrmacht, ou il faut s’être dispensé de dépouiller les montagnes d’archives consultables.
Tout servit à la guerre contre l’Est, qui, mentionnons-le au-delà de l’objet réduit de cette mise au point, provoqua l’enthousiasme des classes dirigeantes françaises, à l’avant-garde depuis 1918 dans la croisade contre les bolcheviques. Les dossiers de Louis Renault dans la somptueuse demeure de l’avenue Foch ont pu disparaître, il reste pourtant trace de cette durable passion : les pièces françaises détruites sont parfois compensées par des sources allemandes. Peut-être Renault, que ses biographes nous décrivent mourant ?ou gâteux depuis 1938, fut-il moins intensément associé au collaborationnisme mondain que ses proches collaborateurs, Lehideux et Peyrecave. Le mourant présumé participa néanmoins, comme sa garde rapprochée, aux mondanités de l’hôtel Ritz en septembre 1941.
Faut-il réhabiliter Renault parce que tous ses pairs ou presque se virent épargner le châtiment non pas de la seule «collaboration avec l’ennemi», mais aussi d’«intelligence avec l’ennemi» ou de «haute trahison» ? Quand furent transférées en masse à Paris, à la Libération, les copies de la correspondance entre le ministère allemand des Affaires étrangères et ses services en France, ces milliers de pièces complétèrent une instruction française déjà explicite et balayèrent définitivement les «mémoires de défense» et témoignages à décharge, et aggravèrent tous les cas concernés.
Les représentants de la justice d’aujourd’hui doivent admettre qu’ils ne sont pas habilités à dire ou décréter l’histoire, ni à interdire aux historiens de la faire ?et aux associations de résistance de la diffuser.
Ce qui s’impose n’est pas la réhabilitation d’un Louis Renault qui n’aurait pas «fabriqué de chars pour la Wehrmacht», c’est seulement le retour aux règles méthodologiques de la recherche historique indépendante et la mise à l’écart de la justice et du parlement d’une sphère d’intervention qui n’est pas la leur.