Source : A.N. Z 6NL 9
Direction de la Rapport
Police judiciaire Paris, le 18 octobre 1944
Cabinet de M. Perez y Jorba
N° de Cce 1789/1782
Affaire c/Renault Louis et de Peyrecave…
Conditions dans lesquelles a été repris le travail en 1940
L’usine a été quittée sur l’ordre du général Hering, Gouverneur militaire de la Place de Paris, M. de Peyrecave était parti le dernier le 13 juin à 14h30, laissant l’usine sous la garde du chef de surveillance et de ses gardiens.
Aux derniers jours de juin, M. de Peyrecave partant pour Wiesbaden, s’est présenté aux usines accompagné de M. Grandjean (…) C’est ainsi que M. de Peyrecave, rentré le même jour dans la soirée (26 juin, ndr), se mettait en rapport avec les commissaires allemands qui étaient MM. Schippert – Von Urach – Vischer et Sieburg (…) M. Louis Renault qui se trouvait alors en mission officielle aux Etats-Unis, rentrait en France au début de juillet mais ne revenait à l’usine qu’à la fin du même mois. C’est donc M. de Peyrecave qui assurait seul la Direction Générale de l’usine au début de l’occupation.
Selon les déclarations de M. Hubert…, le gouvernement français invitait de son côté la Direction des Usines à reprendre son poste et à redonner l’activité aux ateliers (une lettre du Général Weygand confirmant l’assentiment de la reprise du travail par le gouvernement se trouverait aux scellés, placée sous la cote n°19).
De l’ensemble de ces faits et déclarations il semble ressortir que la reprise du travail a bien été imposée par les occupants ; quant à son acceptation par la direction elle paraît s’être manifestée seulement en fonction des réponses reçues par les représentants qualifiés du Gouvernement de Vichy.
Des commandes de camions pour la clientèle civile furent alors immédiatement offertes aux Usines Renault et les Allemands semblèrent accepter cette formule. C’est ainsi que 1000 camions furent commandés par la Préfecture de la Seine, 4 à 5000 par la Production Industrielle. En outre, 1000 fours à carboniser furent commandés par l’administration des Eaux et Forêts, ainsi que 1000 tracteurs agricoles.
M. Hubert Jean, Secrétaire Général dont il est parlé plus haut a résumé la situation des Usines Renault en juillet 1940, de la façon suivante :
« Le personnel revenu d’exode à partir de la mi-juillet se pressait aux portes des Usines, venant voir les chefs d’ateliers, les agents de maîtrise et demandant du travail.
« Dès le 20 juillet, on pouvait estimer que 10.000 ouvriers étaient là, sans travail depuis 6 semaines, représentant une population d’environ 30.000 personnes. Et ce chiffre croissait tous les jours, au fur et à mesure que les trains, remis en marche, ramenait le personnel des centres de repli.
« C’est donc sur ordre impérieux des autorités allemandes, sur l’ordre formel des autorités françaises, et face à une situation sociale des plus graves, que la Direction des Usines a remis celles-ci en route à partir du début d’août ; le départ fut extrêmement lent, 24 heures de travail par semaine et par ouvrier furent tout d’abord accomplies, ce qui permettait de faire travailler deux équipes par jour, assurant ainsi du travail au plus grand nombre possible.
« Mais dès la mi-septembre, les Allemands déclaraient que la fabrication des camions leur serait réservée. Tous les efforts furent faits pour prolonger cependant au maximum les livraisons civiles ; livraisons de camions en fraude, achèvement et livraison de voitures de tourisme, mise en route d’une fabrication de tracteurs agricoles et livraison de pièces de rechange aux agents et à la clientèle.
A ce sujet, M. Grandjean Albert, 48 ans, Directeur Général commercial… confirme les déclarations de M. Hubert en citant des chiffres : 1800 véhicules environ ont été livrés au secteur civil sur licence d’achat et 1400 l’ont été à l’insu des Allemands et en fraude.
Progressivement, sous la pesée allemande, ces livraisons au secteur civil furent réduites et ne purent être continuées.
Poursuite du travail après les bombardements
Le bombardement de Mars 1942 replaça pratiquement les usines à peu près dans les conditions de juillet 1940. La fabrication était totalement arrêtée.
Dès le lendemain du bombardement, les autorités allemandes donnaient l’ordre de réparer et de remettre l’usine en route faute de quoi, elles prenaient le contrôle des hommes et du matériel.
Le 4 mars au matin, le Docteur Klefeld, du service de la main-d’œuvre allemande en France, se serait présenté aux usines déclarant que tout le personnel était dorénavant sous son contrôle direct.
Les autorités françaises, de leur côté, par le Ministère de la Production Industrielle, donnaient ordre aux usines de reconstruire.
Enfin, comme en 1940, le personnel demandait unanimement et instamment la reprise du travail. Son inquiétude provenait non seulement de la crainte du chômage, mais surtout de la menace de déportation en Allemagne qui commençait à s’annoncer, les préparatifs du « volontariat » étant déjà connus.
La reprise des usines s’établit donc entre deux tendances contradictoires : l’une, la menace allemande de déportation, qui poussait le personnel à une reprise active pour écarter cette menace ; l’autre, le danger d’un nouveau bombardement qui conduisait à un freinage certain.
Du côté ouvrier, la crainte de départ en Allemagne fut certainement prédominante dans les premiers jours qui suivirent les bombardements et conditionne leur bonne volonté à reprendre le travail, mais dès que le danger de départ parut écarté, la cadence de production fut sensiblement réduite par rapport à la période d’avant les bombardements.
A ce sujet, il importe de noter que l’enquête a été menée tant auprès du personnel de direction et de maîtrise d’une part, qu’auprès des délégués ouvriers de la période 40 à 44 (Charte du travail) et des nouveaux délégués agréés auprès de la direction conformément à la loi de septembre 1939.
Déclaration de M. Piednoir Marcel 43 ans, Essayeur, metteur au point, délégué ouvrier, agréé auprès de la Direction de la période 1940 à 1944… :
« En 1940, après l’exode, l’ensemble du personnel ouvrier était satisfait de la reprise du travail.
« En mars 1942, l’ensemble du personnel était désireux de reprendre le travail le plus vite possible et tous les ouvriers ont participé au déblaiement, mais surtout pour s’éviter un trop long chômage.
« Lorsque les équipes ont été reconstituées, que les ateliers de réparation des machines fonctionnèrent et que la continuation du travail leur fut assurée, aucun empressement ne s’est plus manifesté et il ne m’a pas semblé que la direction ait cherché à faire activer le travail ».
Déclaration de M. Burgaud Lucien, 46 ans, maître ouvrier, délégué ouvrier… :
« Le souhait des ouvriers tant en juillet 1940 qu’en mars 1942 était de voir l’usine ouverte, afin de sauvegarder leur emploi. Depuis 20 ans que je suis à l’Usine, je puis dire que même avant le bombardement de 1942, le travail était plus lent qu’avant-guerre, et que les agents de maîtrise ne stimulaient pas le personnel comme il était d’usage avant-guerre »
Déclaration de M. Duten, Maurice, 62 ans, agent technique assimilé à chef d’atelier… accrédité depuis l’année 1936 pour recevoir les délégués du personnel ouvrier et transmettre leurs doléances à la direction :
« De 1940 à 1942, il ne semble pas que la direction ait poussé à la production comme il est d’usage avant-guerre. Dès le 3 mars 1942, les Allemands ont exigé que l’usine soit déblayée et remise en route dans les plus brefs délais. De son côté, le personnel ouvrier était désireux de retrouver son emploi mais peu enclin à travailler activement.
Déclaration de M. Chonion Jacques, 36 ans, ajusteur outilleur, Secrétaire de la Section Syndicale Renault, réformée depuis la libération… :
« En juin 1940, il est exact que la plupart du personnel ouvrier désirait reprendre son emploi, il en fut ainsi après les différents bombardements.
« La cadence de production qui était assez poussée avant-guerre a toujours été respectée pendant le travail sous l’occupation, en ce qui concerne le temps alloué à chaque sorte de travail.
« En ce qui concerne la reconstruction après les bombardements le travail a été poussé très activement, le souci de la direction semblait être de sauvegarder le matériel de l’usine en réparant le plus activement possible ; mais il ne m’est jamais apparu que l’on cherche à ralentir la production ».
Le contrôle allemand était-il réel et strict
A ce sujet M. Louis Jean, 45 ans, Directeur de la Production…, entendu, a déclaré :
« Le contrôle allemand était très strict en ce qui concerne la marche de l’Usine, trois commissaires allemands, assistés d’un secrétaire, occupaient certains bureaux de la direction et contrôlaient jusqu’aux sorties des voitures utilisées pour des courses en ville.
« En tant que directeur de la production, j’étais en contact permanent avec ces Allemands et je puis assurer que leur contrôle était permanent et total ».
Cette déclaration est confirmée par celle de M. Gallienne Georges, 46 ans, Directeur commercial… ainsi que par celle de M. Chonion, secrétaire de la section syndicale Renault qui ajoute :
« Dans les ateliers de pièces de détails des contrôleurs allemands, sous les ordres des commissaires de la Direction, circulaient constamment et, dans une certaine mesure, faisaient pression sur la cadence de production.
« Les contrôleurs allemands venaient également poinçonner les pièces de chars, mais aux moteurs, le travail était libre ».
A ce sujet, il convient de noter que la réparation des chars français a été effectuée sous le contrôle strict des Allemands, mais en dehors de l’usine Renault, c’est-à-dire, dans les deux ateliers réquisitionnés totalement par les Allemands, dits « ateliers Fiat », dans lesquels l’embauchage était effectué par des Allemands placés sous la direction d’un Ingénieur allemand et par conséquent en dehors de tout contrôle Renault.
Toutefois M. Chonion déjà cité, a tenu à préciser que des moteurs de chars Renault avaient été réparés à l’atelier 16 de l’usine Renault et non pas strictement aux ateliers Fiat précités.
De l’ensemble de ces déclarations et des renseignements recueillis sur place au cours de l’enquête, il semble ressortir que les trois commissaires allemands installés en permanence aux Usines et n’ayant pratiquement d’autres fonctions que celle de contrôler les Usines Renault, avaient tous les éléments pour exercer le contrôle réel. Ils avaient exigé la reconnaissance de toutes les livraisons, en qualité et en quantité. Ils étaient assistés dans leur tâche par des contrôleurs, qui se trouvaient sur place soit à la livraison des camions, soit à la réparation des voitures, soit dans les ateliers.
Participation de M. Renault et de M. de Peyrecave dans la direction
M. Renault s’occupait surtout de la partie technique et M. de Peyrecave assurait personnellement le contrôle des Services Financiers, Administratifs et du personnel.
La position de M. Renault et de M. de Peyrecave est restée la même pendant 4 ans, du jour où M. de Peyrecave, rentré de Wiesbaden, eut pris la direction générale des Usines.
M. Renault a subi après le bombardement de Mars 1942 une dépression nerveuse certaine qui a diminué sa capacité de travail et a accru les difficultés d’élocution qu’il avait toujours manifestées. Néanmoins les décisions importantes lui ont toujours été soumises.
Fréquence des visites de M. Renault à l’Usine.
Qu’y faisait-il, ses facultés intellectuelles étaient-elles entières, etc.
Des déclarations recueillies parmi le personnel de direction et de maîtrise ainsi que des délégués ouvriers cités plus haut il ressort que :
1°. M. Renault fréquentait régulièrement l’usine, il avait seulement pris l’habitude de se reposer plusieurs jours en fin de semaine en dehors de Paris.
2°. Il s’occupait presque uniquement de l’étude de prototypes pour l’après-guerre, restant presque constamment dans un bureau alors qu’avant-guerre il fréquentait beaucoup les ateliers de mécanique et de montage.
A ce sujet M. Verdure Henri, 57 ans, Directeur des ateliers de montage… a fait la déclaration suivante :
« M. Renault avait complétement abandonné ses récriminations d’avant-guerre souvent très violentes, il ne venait plus dans les ateliers qu’il fréquentait deux ou trois fois par mois avant la guerre.
« Il savait que de nombreuses machines de ses ateliers étaient sans travail et que la fabrication avait une cadence très lente, qu’elle se désorganisait sans que les efforts de rétablissements fussent faits. Il manifestait ainsi qu’il ne prenait plus aucun intérêt à la production et se consacrait personnellement aux études de prototypes, pour l’après-guerre.
« M. Renault est souvent intervenu auprès de moi après le bombardement de mars 1942, pour faire freiner le montage disant qu’il fallait garder nos métaux précieux (bronze, aluminium, antimoine) que nous en aurions besoin pour l’après-guerre. Il m’a même fait cacher des pneumatiques à plusieurs reprises ».
- Grillot, Pierre, 57 ans, Chef des Fabrications… a déclaré que M. Renault lui avait paru très affecté à la suite des bombardements et s’était beaucoup désintéressé de la partie mécanique qui lui était chère avant-guerre.
Il a expliqué qu’après le premier bombardement M. Renault s’était employer à décentraliser partiellement les ateliers afin de sauvegarder le plus possible les machines-outils et que dans ce but des ateliers avaient été transférés à Saint-Denis, Clichy, Paris, Porte Maillot et Arcueil et en dernier lieu, un atelier de montage avait été transporté à Belfort, malgré les réticences des commissaires allemands qui voyaient dans ces déménagements un ralentissement de la production.
Lors de la visite que j’ai faite à M. Chonion secrétaire de la section syndicale au siège de celle-ci, 84, rue Ambroise Paré à Boulogne, une vingtaine de délégués d’ateliers étaient présents, ensemble ceux-ci ont déclaré qu’effectivement M. Louis Renault s’était très peu fait voir dans les ateliers comparativement à ses visites d’avant-guerre.
Quant à la question posée sur l’éventuelle diminution des facultés intellectuelles de M. Renault, la réponse est très nette, M. Renault a toujours été en possession de toutes ses facultés intellectuelles, quelle que soit son apparence physique. Sur ce point tous les témoignages concordent, la question ayant été posée à toutes les personnes citées dans le présent rapport.
Au cours de l’enquête, il m’est apparu que toutes les déclarations du personnel de direction et de maîtrise concordaient, j’ai donc poursuivi mes recherches de renseignements jusqu’auprès des délégués ouvriers : de la période d’occupation d’une part, et de la nouvelle organsiation syndicale d’autre part.
La société anonyme des Usines Renault et MM. Renault et de Peyrecave, n’avaient pas jusqu’à ce jour attiré l’attention de nos services financiers et sont inconnus aux Archives de la Police Judiciaire. M. L. Renault et M. de Peyrecave ne sont pas notés aux Sommiers judiciaires.
L’Inspecteur : Guy