Le premier avion français construit depuis
la libération a décollé hier
C’est un « Goeland » que les ouvriers ont sorti eux-mêmes après avoir chassé des usines une direction « collaboratrice »
C’est un banal événement qu’un avion qui décolle. Chaque jour, des milliers de moteurs tournent, des milliers d’appareils s’envolent. Mais l’aventure émeut davantage lorsqu’il s’agit du premier Caudron sorti de nos ateliers depuis la libération.
Dès le 28 août, quelques ouvriers occupaient les usines et se mettaient au travail. Ils se sont organisés eux-mêmes, obéissant à des directeurs qu’ils ont choisis. Un administrateur a été nommé par le ministère, mais les ouvriers se gouvernent eux-mêmes, et CELA MARCHE. C’est un grand exemple en France que celui de cette usine dirigée par un comité exécutif, élu parmi les membres du personnel.
En 1940, les administrateurs du champ d’aviation interdisaient la destruction des appareils au sol et les bloquaient pour les livrer à ceux avec lesquels ils comptaient s’enrichir. Les ouvriers leur ont répondu d’abord en faisant leur devoir, ensuite en imposant la justice. Ils ont saboté le travail pendant l’occupation au point de ne plus sortir que quatre appareils par mois. Ensuite ils ont mis leurs dirigeants à la porte. Maintenant ils poussent la production autant qu’il est possible.
Le premier envol
La récompense de leurs efforts est enfin là sous nos yeux. Un « Goëland » bimoteur va s’envoler ; ce sera son premier vol au-dessus de Paris.
Il pleut, il y a du vent. Les deux moteurs de 220 chevaux chassent l’air. Des chefs d’atelier nous racontent l’aventure qu’ils vivent depuis septembre : le matériel qu’ils avaient caché, les avions qu’ils détériorèrent et qu’ils réparent aujourd’hui, ce bonheur qu’ils ont a travaillé pour quelque chose où peut s’accrocher enfin leur amour.
Mais on a ôté les cales de l’appareil. Le « Goëland » roule lentement vers l’extrémité du champ. C’est un bel avion, qui peut transporter huit passagers, dont la moyenne horaire est de 250 kilomètres, sur une distance de 2.000 kilomètres. Il s’approche maintenant sous la pluie et décolle devant nous. Le vent est fort et dévie l’appareil, mais Javion, le pilote, est un as de l’acrobatie, et il s’adonne sur nos têtes, à d’impressionnants rase-mottes. Soudain, il fonce dans le brouillard et disparaît. Sur la carlingue, la croix de Lorraine est peinte.
– D’ici la fin octobre, nous aurons sorti six appareils. Et, plus tard, notre production sera de 10 « Goëland » chaque mois.
Les ouvriers sont contents. Ils nous font visiter leurs ateliers. Ils disent :
– Vous voyez que nous nous débrouillons bien tout seuls. Il paraît que nous sommes l’avant-garde…
Ils disent aussi :
– Mais ce qu’on peut nous mettre des bâtons dans les roues…