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Record, par Pierre Lazareff et Lazare Roger, 4 octobre 1930

Record, par Pierre Lazareff et Lazare Roger, 4 octobre 1930

Un constructeur :

Louis Renault

caricature_renault_1Louis Renault décourage la chronique. Non seulement il n’a jamais consenti à accorder une interview – même à des journalistes amis – mais il s’est gardé de toute vie publique retentissante et sa vie privée même n’a jamais fourni quelques éléments à la curiosité générale.

Louis Renault, à dire vrai, n’a pas beaucoup de temps de parler. Il ne cesse de travailler, et comment éprouverait-il le besoin de parler de projets qu’il réalise aussitôt ? Tourné constamment vers l’avenir, il n’éprouve pas non plus le besoin de se raconter. Sa vie, pourtant, est un des plus beaux exemples d’énergie qu’on puisse trouver dans l’histoire romanesque du temps moderne.

Il serait vain d’aller demander au héros de cette épopée mécanique d’en retracer lui-même les phases. Dans le bureau, vaste, et sobre de son usine, penché sur sa table à dessein, nous le trouverions préoccupé par la mise au point d’une invention nouvelle. Sur sa table de travail, les lettres et les rapports s’entassent. Pourtant, toute son histoire parle sur les murs, en photos, en épures, en lavis, en dessins. Voici un modeste hangar, une coupe de moteur, le premier taxi, le premier tank… Pourquoi dérober alors quelques précieux moments à son labeur de progrès ?

Cet esprit éminent et hardi a, le premier, compris l’excellence des méthodes industrielles américaines… et le danger aussi, qu’il y aurait à les adopter sans les adapter.

Ce grand sportif a conservé un visage et un aspect très jeune. Il a une volonté obstinée et des principes dont il ne veut pas démordre. Il parle rarement, et souvent avec violence, car déjà sa pensée est action. Très travailleur, persévérant, il va droit au but, toujours.

Il a su s’entourer de collaborateurs précieux qui l’affectionnent comme il les affectionne. Pour lui, son industrie est toute sa vie et il s’est bien gardé des vaines luttes politiques.

Dès qu’il a commencé à livrer des voitures à des clients, il a voulu donner à ces clients le maximum de confort et de sécurité. C’est une des principales raisons de sa réussite que cette conscience. Et c’est pour la satisfaire que tous les matériaux qui servent à établir et à équiper une voiture ont été, dès le début, fondus, forgés, arrangés chez lui-même.

On voit encore aujourd’hui, dans les immenses usines Renault, devant le bâtiment de la direction, l’humble remise de jardinier où Louis Renault eut son premier atelier.

C’est dans ces quelques mètres carrés, mal abrités, encombrés de pelles et de rateaux qu’un maigre jeune homme, aux cheveux roux, grand pour son âge, penchait un visage énergique et crispé sur un établi de serrurier et essayait de construire de toutes pièces d’après un plan mûrement réfléchi et dessiné avec soin une automobile capable de rendre à ceux qui l’emploieraient de véritables services.

Du matin au soir, il travaillait là. Il avait convaincu de l’utilité de sa tâche ses deux frères aînés qui se décidèrent à l’aider. Plus tard, dès qu’il sentit toute proche la réalisation de son rêve, il s’adjoignit encore deux ouvriers. Le hangar étant trop petit pour les abriter tous les cinq, trois d’entre eux travaillaient dehors sur la pelouse

Et en 1896 – alors que Louis Renault atteignait ses 18 ans – il construisit de ses mains sa première voiture. Or, regardez-là, examinez-là bien, cette première voiture, elle contient déjà toutes les caractéristiques du Salon 1930.

Nul plus que Louis Renault ne doit donc sa réussite à ses qualités profondes et à son énergie. Peu d’ascensions romanesques sont d’un plus bel exemple. Quand ses collaborateurs fêtèrent ses trente ans d’automobilisme, Louis Renault sentit les larmes lui venir aux yeux, puis il fut bientôt secoué de sanglots. Car cet autoritaire, cet individualiste, ce grand modeste est un sensible…

On peut chercher parmi les magnats et les célébrités d’Amérique arrivés grâce à la seule richesse de leur personnalité, un nom à opposer à celui de Louis Renault. On n’en trouvera sans doute pas qui ait fait autant pour l’intérêt général avec une aussi grande probité individuelle.

Pierre Lazareff et Lazare Roger

 

Le Petit Parisien, mardi 26 mai 1903

parisien_26_5_03_1Au Parlement

Au Sénat et à la Chambre on parlera aujourd’hui des accidents de Paris-Madrid. M. Le Provost de Launay a annoncé son intention de déposer à la séance de demain une demande d’interpellation au ministre de l’Intérieur sur la non-exécution des règlements et arrêtés relatifs à la vitesse des voitures automobiles.

De son côté, M. Congy, député de la Seine, a avisé M. Combes qu’il l’interpellerait demain au sujet de l’autorisation donnée à la course Paris-Madrid.

Les Morts et les Blessés

parisien_26_5_03_2Ceci dit, il nous faut revenir aux accidents navrants de la terrible étape. Auprès de chacun des blessés, un correspondant du Petit Parisien s’est rendu, et nous pouvons relater aujourd’hui les circonstances exactes dans lesquelles se sont produites les collisions et les imprudences fatales.

Jamais on n’eut à constater une telle série d’accidents paraissant, dus tout autant à une indéniable fatalité qu’à des causes fortuites comme l’escapade d’un gamin refusant d’obéir, la négligence d’un propriétaire de chiens, l’insouciance d’une passante… C’était bien, en somme, l’encombrement de la route qu’on avait tant redouté et qui devait être soigneusement évité. Mais il nous sera loisible, ultérieurement, de traiter la question des responsabilités. Le bilan funèbre de la journée de dimanche, des victimes de la plus horrible fatalité, s’impose à présent.

Il y a eu six morts : les trois mécaniciens des chauffeurs Tourand, Porter et Loraine-Barrow puis le soldat Dupuy, tué à Angoulême par l’automobile de M. Tourand ; l’ouvrier Caillou, victime du même accident, et une femme écrasée sur la route d’Ablis qu’elle traversait, avec une folle insouciance, au moment du passage des premiers concurrents.

Les blessés ? Ils sont nombreux et, pour la plupart, atteints moins dangereusement qu’on ne le croyait tout d’abord. M. Loraine-Barrow va un peu mieux, ainsi que M. Marcel Renault. L’état de M. Tourand et de M. Stead n’inspire pas d’inquiétudes. M. Georges Richard, tombé près d’Angoulême, est dans un état grave, mais non alarmant. Les autres, un motocycliste nommé Maillé qui montait la machine d’Echard et que l’on prit d’abord pour ce dernier ; les deux bicyclistes heurtés sur la route de Ville-d’Avray ; le motocycliste Lesna qui s’est brisé une rotule ; l’enfant qui occasionna l’accident de Tourand à Angoulême, vont aussi bien que possible.

A côté de ceux-là, les contusionnés sont foule. De plus en plus, il apparaît qu’aucune des précautions prescrites aux abords du parcours n’a été observée.

Renault et Loraine-Barrow

On a pu connaître enfin les circonstances exactes dans lesquelles se produisit l’accident arrivé à Marcel Renault.

C’est dans le village des Minières, commune de Payre, que s’est produit l’accident dont a été victime Marcel Renault.

 Il venait de dépasser Farman de deux kilomètres et rejoignait Terry quand il voulut le doubler ; au moment de prendre un virage une roue heurta un caniveau, s’y ancra et le conducteur fut projeté sur la chaussée tandis que la voiture, tournant deux fois sur elle-même, comme soulevée en l’air, vint s’abattre ensuite sur la chaussée.

Farman alors arrêta sa voiture et alla au secours du blessé, qu’il porta, avec l’aide des témoins de cet horrible accident, à la ferme de Bourdevais. Ce fut là que l’infortuné Marcel Renault reçut les soins de deux médecins amenés en hâte dans l’automobile de Farman. Le blessé resta sans connaissance et au lieu de le transporter dans la capitale, on jugea prudent de faire mander de Paris un de nos maîtres chirurgiens.

Celui-ci, après examen de l’infortuné chauffeur, a jugé imprudent actuellement le transport du blessé.

Mme Renault mère, qui est arrivée à Poitiers ce matin, est partie pour Couhé en automobile. Aux dernières nouvelles, l’état de M. Renault était stationnaire.

Ce n’est que dans la soirée que nous avons pu être exactement fixés sur la gravité des blessures de M. Marcel Renault, par une dépêche du docteur Soupault, adressée à Mme Fernand Renault.

Le docteur Soupault, qui était parti de Paris hier matin à la première heure, mandé par M. Louis Renault, après avoir examiné le blessé, a jugé son état beaucoup plus grave qu’on ne l’avait donné à entendre en réalité. Outre les lésions internes, le docteur a relevé une fracture très sérieuse du crâne. Il s’est formellement opposé au départ de M. Marcel Renault, qui devait rentrer à Paris hier soir par le train de 10 heures 48, ayant jugé qu’il n’était pas transportable. Le docteur a en outre déclaré à M. Louis Renault et aux personnes qui l’interrogeaient qu’il ne pourrait se prononcer sur l’état du blessé avant trois jours.

LORAINE-BARROW

L’état de M. Loraine-Barrow est stationnaire. On n’ose encore lui faire supporter les opérations chirurgicales que rendent nécessaires ses terribles blessures. Mais on ne redoute pas, pour le présent; d’issue fatale.

L’endroit où l’accident s’est produit est profondément raviné. Les débris de la voiture y sont toujours et on y voit encore de larges plaques de sang !

Le mécanicien qui fut tué était marié et père de trois enfants. Il habitait avec son patron la villa Romano, à Biarritz, où son corps sera transporté et inhumé par les soins du beau-frère de M. Loraine-Barrow, qui vient d’arriver à Libourne.

Richard, Terry, Porter

Le chauffeur-fabricant Georges Richard s’en alla donner près d’Angoulême dans une voiture à ânes et fut blessé gravement à la poitrine et aux flancs, a pu raconter ainsi l’accident à notre correspondant d’Angoulême :

– Au bas de la côte de Chauveau, près de Champniers, j’aperçus sur la route un homme qui semblait me regarder venir. Comme la voiture marchait à très grande vitesse et voyant que cet individu persistait à occuper le milieu de la route, je voulus l’éviter en passant sur le côté. La voiturette heurta et renversa l’imprudent sans toutefois lui occasionner de blessures sérieuses le choc fit alors dévier la voiturette qui alla se jeter dans l’accotement de la route où elle se brisa.

Richard a eu, comme on sait, la poitrine défoncée et plusieurs côtes brisées.

Son mécanicien a l’épaule gauche fracturée.

Terry, le chauffeur américain bien connu a été victime d’un accident qui s’est produit dans des conditions vraiment peu ordinaires.

 Vingt kilomètres après le départ, alors qu’il marchait à une vitesse de 120 kilomètres à l’heure, M. Terry pilotant une 60 chevaux, arriva, juste à l’entrée de Coignières, à la hauteur d’un de ses concurrents, parti quelques minutes avant lui, M. Porter.

La traversée de Coignières n’est rien moins que bonne, mais M. Terry, excellent conducteur, très sûr de lui, voulut dépasser sur la gauche le concurrent qui le devançait.

Ce dernier donna un coup de volant à gauche.

  1. Terry, pour éviter l’accrochage, dut monter sur le trottoir de gauche. A ce moment, le pneu gauche avant de sa voiture éclata, mais la vitesse était telle que le véhicule, lancé comme un bolide, dépassa, tout en dérapant sur la droite, la voiture anglaise.

La roue gauche se brisa et la voiture, quoique le moteur fut débrayé, continua pendant 300 mètres à une vitesse de 80 kilomètres à l’heure à balayer la route sur toute sa largeur.

Par suite de la roue cassée, le réservoir à essence contenant 120 litres se creva. Les flammes sortant du pot d’échappement y mirent le feu et lorsque la voiture fut enfin arrêtée, tout l’arrière flambait. M. Terry, qui venait à force d’adresse et de sang-froid, d’accomplir un tour de force à peu près unique, brisé par l’effort terrible qu’il venait de faire, restait sur son siège immobile.

Lorsque son mécanicien lui dit de descendre, car la voiture brûlait, M, Terry voyant pour lui la course terminée, la possibilité de vaincre disparue, il se mit à pleurer comme un enfant.

Par un hasard miraculeux, les deux hommes, conducteur et mécanicien, se tirèrent de cet accident sans une égratignure, laissant sur la route une voiture carbonisée, accotée à deux pommiers qui furent brûlés entièrement.

Les spectateurs présents se jetèrent sur les décombres et emportèrent jusqu’à des morceaux de pneus calcinés.

Coïncidence curieuse, M. Porter, auteur involontaire de l’accident, voyait, quelques kilomètres plus loin, sa voiture se renverser et prendre feu, et avait de plus à déplorer la mort de son mécanicien qui, tombé sous le  véhicule, fut carbonisé.

Ce mécanicien nommé Dickson, un grand jeune homme bien découplé, s’était engagé sous l’automobile. Il fut brûlé vif sous les yeux mêmes de son compagnon de route qui lui-même n’avait échappé à la mort que par un hasard extraordinaire.

La commotion éprouvée par le choc et surtout le spectacle effrayant dont il a été l’impuissant témoin, ont déterminé chez  M. Porter une surexcitation nerveuse très alarmante.

Les contusions reçues dans la chute sont relativement peu graves : un pansement sur place a été suffisant.

Les Coureurs à Bordeaux

Bordeaux, 25 mai.

Une grosse animation a régné tout l’après-midi à la place de la Comédie, où se trouve le siège de « l’Automobile-Club bordelais ». Le public voulait connaître si la course Paris-Madrid interdite en France se  courrait sur le territoire espagnol. A l’Automobile-Club, on était sans nouvelles officielles à cet égard et on discutait, dans l’incertitude, sur le point de savoir si les voitures se rendraient à l’allure de tourisme à la frontière, pour de là repartir en course sur Madrid, ou bien si on les embarquerait dans un train spécial pour les expédier directement à Vitoria en brûlant l’étape d’Irun.

Les avis étaient partagés ; le comité sportif penchait pour ce dernier procédé, et les constructeurs s’y opposaient. Enfin, vers cinq heures, une dépêche annonçant la décision du gouvernement espagnol a mis tout le monde d’accord ; les organisateurs de la course ont alors arrêté que celle-ci était définitivement close.

Une excursion est organisée sur Madrid : elle sera facultative, mais tous les coureurs arrivés ici y prendront part. Reste maintenant la question de l’heure du départ qui n’est pas encore résolue. Les voitures sont toujours au parc des Quinconces, gardées par la police. Nul, pas même leurs propriétaires, ne peut y toucher sous aucun prétexte.

Toutes les autres questions ont disparu devant celle de l’interdiction de l’épreuve en Espagne. L’exposition a néanmoins obtenu un vif succès et de nombreux curieux sont allés visiter ces terribles « cent à l’heure ». Le contrôle a été fermé ce matin, à quatre heures cinquante. A ce moment, 116 concurrents avaient été chronométrés ; d’autres sont arrivés depuis.

A PARIS

Plusieurs des chauffeurs de Paris-Madrid sont rentrés à Paris dans la journée d’hier. Nous avons fait recueillir les impressions  de chacun d’eux. Elles se peuvent résumer excellemment par cet émouvant récit que  nous a fait le plus réputé d’entre eux.

Ce que dit Maurice Farman

Nous avons rencontré, hier, Maurice Farman au palais de l’Automobile, peu d’instants après son retour.

Avec son amabilité coutumière, il s’est mis à notre disposition, malgré son extrême fatigue, pour nous donner ses impressions sur la course de Paris-Madrid et surtout sur l’accident de Marcel Renault, auquel il a pour ainsi dire assisté, puisqu’il venait directement derrière son infortuné concurrent.

 – Dès le moment où le départ nous a été donné, j’ai senti que la foule insouciante qui encombrait les routes allait être la cause d’accidents multiples.

J’avais le numéro 58, et au signal du starter je suis parti à toute vitesse, avec le seul souci d’éviter les piétons par trop aventureux qui se risquaient sur la route entre le passage de chaque véhicule. Une vraie haie humaine bardait la route, et cette haie sans cesse en mouvement oscillait continuellement et semblait toujours vouloir se fermer devant nous.

Lancé à toute allure, je glissai sur la route dont le ruban blanc se déroulait devant moi, et je suis trop habitué à la vitesse pour pouvoir me vanter d’avoir alors ressenti une impression de surprise ou de crainte. Presque toute mon attention se portait sur les pétarades de mon moteur, qui m’indiquaient mieux qu’un manomètre perfectionné la façon dont se faisait la carburation.

Je dépassai tout d’abord plusieurs de mes concurrents arrêtés par une panne sur le bord de la route. C’est à peine si je pouvais saisir un lambeau des phrases qu’ils me décochaient au passage, une brève exclamation.

Un peu avant d’arriver à Chartres, j’aperçus tout à coup dans un fossé une voiture automobile le ventre en l’air. C’était le premier accident sérieux survenu avant mon passage, et l’idée que je pouvais me tuer vint brusquement me rappeler la réalité, que voilait déjà la griserie de la vitesse. Ma je mis dès lors un soin tout particulier à aborder les dos d’âne et les virages.

Les dos d’âne que forment souvent les routes, constituent en effet l’un des dangers les plus grands, qui menacent les chauffeurs emportés à plus de 100 kilomètres à l’heure. La voiture gravit la côte en un clin d’œil, puis, arrivée sur le plat qui précède la descente, elle est emportée en ligne droite, quitte souvent le sol pour retomber lourdement quelques mètres plus loin. Il faut alors user de toute sa force pour maintenir sa direction et l’empêcher de dévier d’un centimètre, ce qui vous enverrait irrémédiablement sur les arbres ou sur les talus.

Marcel Renault parti derrière moi m’avait rattrapé et brûlé à dix kilomètres environ après Poitiers. Il marchait merveilleusement et paraissait très gai.

Il était environ neuf heures trente, mon mécanicien m’annonça que nous approchions de Couhé-Vérac, où se trouve un dangereux virage, que j’avais pris soin de reconnaître la semaine dernière.

La poussière soulevée par la voiture qui me précédait flottait lourdement dans l’air et m’aveuglait.

Aussi, en dépit de mon désir de gagner la course, je n’hésitais pas à modérer ma vitesse, espérant rattraper mon retard et repasser devant Renault dès que nous nous trouverions en rase campagne, où le nuage obscurcissant ma route serait dissipé par le vent.

J’abordais Couhé-Vérac à quarante kilomètres à l’heure. Tout à coup, mon mécanicien poussa un cri et me désigna, renversée dans le fossé, la voiture de Marcel, qu’entouraient trois ou quatre paysans. On ne voyait ni le pilote ni son aide.

Pris d’un sinistre pressentiment, je bloquai mes freins et je m’arrêtai presque sur place, sur le côté droit de la route.

Le temps de sauter à terre et de courir vers le groupe que j’avais entrevu à travers mes lunettes obscurcies par la poussière, j’aperçus Renault étendu la face contre terre, la tête enfoncée dans le sol, dans un champ, à six mètres environ de sa machine. Le mécanicien était assis sur le talus entouré par les paysans. Il roulait des yeux hagards et paraissait fou.

Nous prodiguâmes les premiers soins à nos camarades. C’est a peine si de temps à autre nous nous retournions pour jeter un coup d’œil sur nos concurrents, qui lancés à toute vitesse, passaient à côté de nous, sans se soucier plus que cela de ce qui était arrivé.

Marcel avait l’épaule gauche démise, la joue gauche arrachée. Les verres de ses lunettes étaient entrés sous l’arcade sourcilière. il ne donnait plus signe de vie. Après m’être assuré que tout espoir de le sauver n’était pas perdu, je donnais ordre de le transporter dans la ferme voisine, ce que l’on fit au moyen d’un brancard improvisé à l’aide de quatre perches et d’un matelas.

Gruss, de la maison Renault, arriva sur ces entrefaites. Il fut atterré à la nouvelle de l’accident et fit arrêter toutes les voitures Renault à Couhé-Vérac.

Puis Charron passa, à, une allure de touriste. Il s’arrêta et nous donna une bouteille de Champagne pour le blessé.

Après avoir remis notre ami entre les mains du docteur accouru d’un village voisin, nous sommes retournés sur la route pour nous rendre compte de la façon dont l’accident a pu se produire;

Alors nous nous sommes aperçus que, depuis le moment où la voiture de Marcel Renault avait fait le saut dans le fossé, on avait placé un drapeau rouge pour signaler le danger du virage. Il n’y était pas à notre arrivée, je puis le certifier, et ceux que l’Automobile-Club avait chargé de la surveillance à cet endroit n’avaient pas suivi les prescriptions.

Renault, perdu dans la poussière de Terry qu’il suivit de près, n’a pas vu le virage. Il est allé tout droit, ne se croyant probablement pas encore à Couhé-Verac. Si le drapeau eût été à sa place, il se fût certainement arrêté.

L’arbre sur lequel il est allé donner a été cassé à deux mètres cinquante du sol. Les branches sont tombées dans la voiture. Celle-ci a eu sa roue droite à l’arrière brisée par le choc. Mon avis est que les courses de vitesse n’ont pas leur raison d’être. S’il se trouve des coureurs pour y prendre part, il faut l’attribuer à mille et une raisons qui n’ont rien à voir avec le développement de l’industrie automobile.

Pour mon frère et moi, c’est bien fini ! Nous avons pris la décision de ne plus risquer aussi inutilement notre vie et celle des autres. J’espère que le gouvernement interdira d’ailleurs les exhibitions de ce genre. C’est également le souhait de bon nombre de mes amis, coureurs et constructeurs.