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Louis Renault à Pierre Cot, 26 novembre 1937

Source: Archives Renault 91AQ 80

Monsieur le Ministre,

Je viens d’être informé de votre désir de faire reprendre par l’aviation française le record de vitesse pure qui vient de lui être enlevé par une aviation étrangère, et de votre intention de me demander de mettre à votre disposition les moyens dont je peux disposer pour vous permettre d’arriver à ce résultat.

Etant donnée la situation actuelle de notre industrie, la plus élémentaire prudence m’inciterait à vous demander de me décharger de cet honneur, et de vous prier de me laisser persévérer dans la voie que je me suis tracée depuis quelques mois, c’est-à-dire de me consacrer à la réalisation de matériels construits en grande série, à l’exclusion des compétitions et des records.

Vous n’ignorez pas en effet par quel gaspillage de temps et d’argent s’est soldée la poursuite des nombreux records auxquels nous nous sommes attaqués ; tant que j’ai pu le faire, j’ai accepté volontiers de sacrifier les sommes nécessitées par cette politique de prestige, mais aujourd’hui, les circonstances m’obligent à une politique de grande prudence financière, et mon premier devoir est de ne pas utiliser pour des buts non immédiatement indispensables des sommes dont l’absence pourrait avoir pour moi, demain, de graves conséquences.

Vous savez d’autre part quelle difficulté j’éprouve à redresser un département où j’ai rencontré de particulières difficultés ; je ne veux pas revenir sur le passé et refaire la critique de telle ou telle méthode, mais je suis obligé de constater aujourd’hui que les dizaines de millions que j’ai dépensés dans cette branche pourraient être, en ce moment, utilisés avec fruit dans des renouvellements d’outillage. Sans doute, nous avons remporté de nombreux sucès, tant en France qu’à l’étranger, et les félicitations officielles ne nous ont pas manqué ; mais peut-on légitimement demander à une maison privée de continuer à supporter seule le poids d’un pareil effort ? Je ne le pense pas et je me déclare, quant à moi, hors d’état de poursuivre plus longtemps cette politique onéreuse.

Néanmoins, je ne puis rester sourd à votre appel et j’aurais mauvaise grâce, malgré les sévères leçons que m’ont données des expériences trop récentes pour pouvoir être oubliées, à vous refuser mon concours ; mais encore faut-il que ce dernier n’entraîne plus, pour notre maison, de nouveaux sacrifices financiers ; vous n’ignorez pas que le modèle dont les essais, en mai dernier sur la piste d’Istres, auraient pu, sans le sang-froig et l’habileté de notre chef pilote, avoir de tragiques conséquences, était le résultat, non seulement de nombreuses études, mais aussi de nombreuses réalisations, tant comme moteur que comme cellule ; la construction d’un nouveau type serait grandement simplifiée par nos études antérieures, et les essais récents auxquels nous avons procédé nous permettraient probablement une mise au point plus rapide.

Nous serions donc prêts à envisager avec vous la collaboration que vous nous demandez – bien qu’elle soit en contradiction avec la décision pourtant récente que j’avais été amené à prendre (…) Je ne m’illusionne d’ailleurs pas sur les inconvénients et les troubles que ne manquera pas d’apporter dans la vie courante de nos usines cet éparpillement de nos efforts ; malgré toutes les précautions prises, je reste convaincu que la collaboration que vous nous demandez aura pour nous des conséquences onéreuses ; je les accepterai néanmoins sans regret si, de cette collaboration, peut sortir un nouveau succès pour les ailes française.