Source : Bundesarchiv R43 II 1439
Présentation du document
A la fin des années 1990, après de minutieuses recherches dans les archives allemandes, le professeur Patrick Fridenson a retrouvé la trace du compte-rendu de l’entretien entre Louis Renault et Adolf Hitler daté du jeudi 21 février 1935 (1). Proposée par l’ambassadeur de France à Berlin, André François-Poncet, la rencontre eut lieu à la Chancellerie du Reich et dura sans doute deux heures. Nous publions ici le texte original en allemand et la traduction que nous devons à l’amabilité de Jacky Robert Ehrhardt.
C’est la seule fois que l’industriel eut une longue discussion avec le chancelier du Reich. Les deux autres rencontres ne durèrent en effet que quelques minutes, Hitler effectuant une visite protocolaire du stand Renault à l’occasion des salons de l’automobile de Berlin de février 1938 et février 1939.
Il faut retracer brièvement le contexte de cette première entrevue. La pensée de Louis Renault n’a alors rien de très original. En se fondant sur le précédent de la Grande Guerre, il est convaincu que les rivalités économiques et le jeu des alliances sont les causes principales des conflits. En tant qu’industriel, il pense pouvoir influer sur les premières, en dissipant la défiance et les “malentendus” qui séparent la France et l’Allemagne. Les espoirs de Louis Renault coïncident alors avec les grandes orientations diplomatiques des démocraties européennes. Dix-huit jours seulement avant la rencontre Renault-Hitler, le 3 février 1935, la France et l’Angleterre soumettaient au chancelier du Reich un nouveau plan comportant “un pacte oriental de non-agression et d’assistance mutuelle” auquel devaient participer la Pologne, les Etats baltes, l’URSS, la Tchécoslovaquie, la France et l’Allemagne.
Dans l’analyse qu’il a faite de ce texte, Patrick Fridenson a commis deux contresens. Le premier en affirmant que Louis Renault aurait nourri une hostilité à l’égard des Anglo-saxons depuis la crise mondiale. J’ai montré au contraire que le désir de soutenir la concurrence américaine (le terme d’ « hostilité » est ici tout à fait inapproprié) remontait à la fin de la Première guerre mondiale et avait été maintes fois affirmé tout au long des années vingt (2). Quant à l’Angleterre, les critiques de Louis Renault s’appliquaient à la diplomatie britannique qui ne manquait pas d’ambigüités, notamment en matière de désarmement (3). Mais lors de l’entretien à la chancellerie, il n’évoque que le problème des exportations automobiles, sans jamais traiter des questions diplomatiques. Il avoue d’ailleurs ne pas s’intéresser à la politique. Le deuxième contresens est dû, non pas à un manque de recherches du professeur Patrick Fridenson, mais à une documentation lacunaire, les archives privées n’étant pas encore accessibles à cette date : Louis Renault aurait été partisan d’une Europe dominée par le couple franco-allemand. Or les nombreux textes que j’ai publiés l’année suivante indiquent qu’il souhaitait une Europe égalitaire, ouverte à tous, sans aucune référence politique et religieuse, une fédération dans laquelle l’URSS de Staline aurait la même place que l’Allemagne de Hitler. La fédération économique des pays d’Europe, écrit-il le 21 mars 1936, doit être « faite en dehors de toute idée de nation ; dans un but purement humanitaire et social ; que tous les partis y adhèrent sans esprit de lutte, de passion politique ou religieuse » (4). Encore une fois, l’objectif de Louis Renault n’est pas de privilégier un pays sur un autre, mais d’éviter une nouvelle guerre. Il faut donc se méfier du déterminisme qui voudrait expliquer l’attitude présumée de l’industriel pendant l’Occupation par des pensées qui ne furent pas les siennes dans les années trente. Rappelons enfin qu’au début de 1935, Hitler n’est pas perçu comme le grand criminel que l’Europe découvrira quelques années plus tard avec effroi. Beaucoup de dirigeants européens, comme Léon Blum en 1936, étaient convaincus que le chancelier allemand voulait sincèrement la paix, ce qui nous paraît bien entendu ahurissant avec le recul du temps. Mais en février 1935, l’Allemagne n’a pas encore (ouvertement) réarmé. Le plébiscite du 13 janvier sur la Sarre semble indiquer que les voies de la négociation et de l’autodétermination l’emportent sur le recours à la force. Louis Renault profita toutefois de son séjour à Berlin pour faire espionner les fabrications militaires du Reich (en matière d’aéronautique et de fabrication d’obus), transmettant aussitôt les informations recueillies aux services compétents de la Défense nationale (5).
(1) P. Fridenson, « Première rencontre de Louis Renault avec Hitler », Renault Histoire n°11, juin 1999, pp. 8-18.
(2) Voir les notes 42 et 47 de ma Réponse à l’historienne Annie Lacroix-Riz… (cliquer sur l’intitulé pour lire l’article)
(3) L. Dingli, Louis Renault, Paris, 2000, p. 295.
(4) Note de Louis Renault du 21 mars 1936. APR. (Cliquer su l’intitulé pour lire l’archive)
(5) V. Denain à Louis Renault, 12 mars 1935. AR 91AQ 30 et Etude sur la fabrication des obus, 1935. APR.