L’Humanité, par Hénavent, 15 août 1930

huma_15_8_30Une enquête de L’Humanité

L’histoire d’un bagne

La guerre ! Renault réalise d’immenses bénéfices

Et construit de nouveaux ateliers

Août 1914,

Comme une traînée de poudre, un mot terrible passe de bouche en bouche : « La guerre ! ».

Les petites affiches de mobilisation sont collées sur les murs des mairies et des bureaux de postes, les cloches sonnent à toute volée, les tambours des appariteurs battent dans les villages.

C’est la guerre !

Triste nouvelle pour les familles ouvrières, mais bonne aubaine pour d’autres.

La guerre, c’est la naissance de fortunes fabuleuses, c’est la production d’engins de mort vendus au prix fort.

La guerre, c’est le « patriotisme » d’affaires, les combines malpropres, les millions récoltés dans le sang ; ce sont les champs de Javel où l’on voit se dresser une usine formidable qui fabriquera journellement 20.000 obus, l’usine Citroën.

La guerre, c’est pour Renault l’occasion de se hisser jusqu’aux cimes de la production française.

Dix-huit ans d’exploitation ouvrière avaient fait prospérer le modeste atelier de 300 mètres carrés.

Il y avait maintenant sept usines couvrant un espace d’environ 10 hectares. La plus-value produite par les milliers d’ouvriers avait permis à Renault d’agrandir son exploitation dans une proportion de 34%.

La situation des ouvriers avait-elle « prospéré » en proportion ?

Non ! Au contraire, la puissance d’achat des salaires avait diminué, les vivres augmenté (1). Parallèlement à l’accroissement de la fortune et du bénéfice du « Seigneur de Billancourt », nous assistons à l’aggravation des conditions des ouvriers.

Au début du mois d’août 1914, les usines Renault fermaient leurs portes. Elles ne gardaient que le personnel de maîtrise (contremaîtres, chefs d’atelier, directeurs de service) (2).

Ouvriers et employés mobilisables durent répondre à l’ordre de mobilisation.

Ces départs eurent pour Renault un grand avantage : ils lui permirent une transformation radicale de son personnel, tel qu’il n’aurait même pas osé le concevoir au moment où il faisait des coupes sombres.

Après quelques jours, les usines ouvrirent à nouveau leurs portes.

La journée de huit heures fut appliquée, mais… les salaires furent fortement rognés (3). En temps de guerre, n’est-ce pas, les ouvriers doivent savoir faire des « sacrifices » ! Le travail aux pièces fut remplacé par le travail à l’heure avec un minimum de production. Et là où les manœuvres spécialisés gagnaient 1 fr. à 1 fr.10, ils ne devaient plus gagner (en faisant le même travail) qu’un salaire horaire de 0 fr.50.

Il en fut de même pour les professionnels. Leurs salaires, qui étaient de 1 fr.20, 1 fr.40, tombèrent à 0 fr.75, à 1 franc.

Les ouvriers furent mis à la disposition de Renault par l’autorité militaire. Les salaires remontèrent un peu. Les manœuvres spécialisés gagnèrent 0 fr. 75 ; les professionnels 1 franc. Par contre, la journée de huit heures disparut comme par enchantement. Les journées de travail furent longues et pénibles. Il n’était pas rare de travailler onze, douze et même quatorze heures par jour !

Une plus grande proportion de main-d’œuvre féminine fut embauchée. Elle était surtout composée de femmes ou filles d’ouvriers mobilisés.

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La rentrée aux usines Renault

Ces femmes durent exécuter le travail de manœuvres spécialisés pour un salaire bien au-dessous de celui que touchaient ceux qu’elles remplaçaient. Elles étaient payées 0 fr. 35 à 0 fr. 50 de l’heure, et, vers la fin de 1916, leur salaire atteignit environ 0 fr. 70 de l’heure.

Le coût de la vie avait par contre augmenté considérablement. Les marchandises étaient hors de prix, il fallait se sous-alimenter pour vivre et envoyer quelques sous au mari, qui se trouvait dans les tranchées.

Cela dura jusqu’à la grève des bras croisés dans la métallurgie parisienne, en septembre 1917. L’objectif de cette grève fut l’augmentation des salaires. Elle fut de courte durée.

Les journaux firent autour d’elle une conspiration du silence, et ce ne fut que lorsqu’elle fut liquidée qu’un unique article indiquant la fin du conflit paru dans divers journaux.

Pendant ce temps, les bénéfices s’accumulaient, s’enflaient démesurément.

Un officier de contrôle des fabrications de guerre affirma, en 1918, que les bénéfices nets accusés par la direction s’élevaient à 280.000 francs par jour, soit 104 millions dans l’année (4). Encore faut-il, pour avoir le chiffre exact, ajouter le prix des travaux neufs, l’outillage exécuté ou acquis au cours de l’année, ainsi que les amortissements.

Les usines continuèrent à se développer.

En 1914, à l’ouverture de la guerre impérialiste, nous avons vu qu’elles s’étendaient sur 10 hectares.

En 1919, elles atteignaient 60 hectares. Elles avaient quintuplé en cinq ans !

Les différentes usines avaient été groupées en une seule, à la suite de la fermeture de plusieurs rues de la ville. Renault avait obtenu pour cette affaire le concours du social-chauvin Albert Thomas, qui dirigeait pour le compte de l’impérialisme français, la fabrication des munitions sur le territoire.

Cette opération de regroupement des usines fut faite en juin 1917. Quelques jours avant sa réalisation, un immense bâtiment en ciment armé, charpente métallique, haut de trois étages, s’effondrait.

Le nombre des victimes ouvrières fut considérable. Mais la presse aux ordres du capital se tut, et la justice ne poursuivit personne, ni Renault ni le constructeur du bâtiment (5).

Retranché derrière ses capitaux accumulés, la boutonnière ornée du chiffon rouge, couleur du sang des prolétaires tués sur le champ de carnage ou sous l’amas de béton et de ferraille de l’usine écroulée, M. Louis Renault pouvait penser que pour lui la guerre était une bonne chose, une excellente affaire.

(A suivre).

HENAVENT

(1) Au cours des dix premières années, les salaires avaient progressé de 104 %, mais les bénéfices nets de 2 438 %. P. Fridenson, Histoire des usines Renault, Paris, T. I, p. 61.

(2) En fait, à l’instar de Louis Renault, des ouvriers furent mis en sursis d’appel afin de poursuivre la fabrication de moteurs d’avion.

(3) Ce qui est inexact, puisque les salaires ont augmenté de 2, 7 % entre juin 1914 et janvier 1916. A cette dernière date, la majoration est même de 7,4 % pour les professionnels et de 14,1 % pour les manœuvres. Il faut bien entendu prendre en compte l’inflation ainsi que les bouleversements dans le recrutement de la main-d’œuvre : emploi féminin, utilisation des ouvriers militaires, etc. Voir « Relevé des payes et moyenne par personne », s.d. Note du S.S.E. de l’Artillerie. A.N. 94AP 141. L. Dingli, Louis Renault, Paris, 2000, p. 84. Entre 1914 et décembre 1917, le salaire horaire augmenta de 100% pour les ouvriers sur machine. G. Hatry, Louis Renault, patron absolu, Paris, 1982, p. 133.

(4) Pour le point sur ce sujet, se reporter à P. Fridenson, op. cit., T. I, p. 110, G. Hatry, op. cit., pp. 169 sq. et L. Dingli, op. cit. pp. 120 sq.

(5). Tout cela est faux, cf. G. Hatry, op. cit., p. 134 sq.

 

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