Interview Laurent Dingli, par Philippe Charlot et Gilles Naudy. Photos : Thierry Langro
“Louis Renault n’était pas un collaborateur”
Accusé de collaboration avec l’ennemi, Louis Renault est décédé en prison en octobre 1944. Après cinq années de recherches, l’historien Laurent Dingli livre aujourd’hui une biographie qui réhabilite sans ambiguïté le patron de Billancourt.
Bien que son procès n’ait jamais eu lieu, Louis Renault a été jugé coupable de collaboration par l’opinion publique et par le pouvoir politique en place à la Libération. Ses biens ont été confisqués et nationalisés. Décoré de la Légion d’honneur en 1918, en raison de l’effort de guere auquel lui et son entreprise avaient consenti, ce personnage a été accusé ensuite du pire : la trahison de son pays. Malgré le temps qui passe, Louis Renault suscite toujours les passions. Plus coutumier des personnages du XVIIème siècle, Laurent Dingli a posé un regard neuf sur la vie d’un des industriels français les plus décriés et ose écrire : “Louis Renault n’était pas un collaborateur“.
L’Auto-Journal : Pourquoi écrire une nouvelle biographie de Louis Renault ?
Laurent Dingli : J’ai été intrigué par la fin de Louis Renault, cet homme condamné pour collaboration avec l’ennemi sans jamais avoir été jugé. C’est aussi une condamnation collective, puisqu’elle spolie le fils de Louis Renault qui, lui, n’a jamais été accusé de quoi que ce soit. Si la justice avait suivi la voie normale, les usines auraient dû être réquisitionées et Jean-Louis Renault (le fils) aurait dû percevoir des indemnités. Ce qui ne fut jamais le cas. Et puis, il y a cinq ans, j’ai rencontré la petite fille de Louis Renault. Elle bouillonnait à l’évocation du sort qui avait été réservé à son grand-père. Cette attitude passionnée et intrigante a attisé ma curiosité.
L’A.-J. : Quel type de patron était Louis Renault ?
L. D. : C’était un patron autoritaire. Tout ce qui était du domaine de la politique, au sens étroit du terme, ne l’intéressait pas beaucoup. Ce qui l’intéressait, c’était le contact avec la matière. Il y a des photos célèbres où on le voit la tête plongée dans un moteur, ça, c’est Louis Renault ! Ce n’était pas un intellectuel, il avait une certaine suspicion à l’égard des ingénieurs, il s’identifiait d’ailleurs davantage aux ouvriers. Si un ingénieur arrivait avec ses propres idées, Louis Renault les refusait, quitte à les reprendre à son compte quelque temps plus tard. Son bureau d’études était son royaume qu’il dirigeait d’un façon assez dictatoriale.
L’A.-J. : Louis Renault sort de la Première guerre mondiale en véritable héros, pourquoi ?
L. D. : Les chars Renault, symbole de la victoire, défilent sur les Champs-Elysées, le 14 juillet 1919. Renault, premier fournisseur de l’armée française durant la Grande Guerre, a également fabriqué des canons et des obus… Il ne faut pas oublier ce qu’était le cauchemar des grandes offensives. Avec les chars Renault, les hommes n’avaient plus à se jeter sous le feu des mitrailleuses avec fusil et baïonnette. C’était une révolution avec des conséquences incalculables sur le plan humain. C’est Louis Renault qui a conçu et réussi à imposer les chars à l’état-major français. Sur le plan social, c’est à sa demande qu’un salaire horaire minimum a été instauré dans les usines de guerre. Il a encouragé également la représentation ouvrière au sein de l’usine.
L’A.-J. : Ne peut-on pas voir Louis Renault comme un marchand de canons qui a su profiter de la guerre pour s’enrichir sous le couvert du patriotisme ?
L. D. : C’est un point crucial et qui a suscité beaucoup de polémiques. Louis Renault a toujours réintroduit la quasi-totalité de ses bénéfices dans l’outil de production. Renault a eu un réflexe d’industriel. Il n’a pas cherché l’enrichissement personnel. Sa fortune était déjà constituée avant la guerre. Pour moi, il a eu un véritable réflexe patriotique.
L’A.-J. : Dans les années 30, quelle a été l’attitude de Louis Renault dans la préparation à la guerre ?
L. D. : Louis Renault est un pacifiste, il ne voit pas ce qui arrive. Il voit bien la préparation de l’Allemagne mais il veut laisser sa chance à la paix, comme Maurice Thorez ou Léon Blum. Mais la grande différence avec ces hommes, c’est que l’industriel, bien qu’il veuille sauvegarder la paix, prépare déjà la guerre. Lorsqu’il se rend au Salon de l’auto de Berlin en 1935 et en 1939, il part avec des ingénieurs qui tentent de s’introduire dans les usines allemandes d’armement. J’ai vu les rapports des ingénieurs sur les préparations d’obus ou les réalisations aéronautiques allemandes. Les conclusions de ces fiches ont d’ailleurs été envoyées au ministère de la Guerre.
L’A.-J. : Louis Renault et Hitler se sont entretenus durant deux heures en 1935, justement au cours du Salon de l’automobile de Berlin, quel était le contenu de cette discussion ?
L. D. : Louis Renault pense qu’il peut émouvoir le chancelier. Il voit la modernisation de l’Allemagne à cette époque et tente de dire à Hitler que c’est dans cette direction qu’il faut dépenser notre énergie. Mais il est maladroit et naïf, aveuglé par son envie de sauver la paix. Hitler lui fait un grand discours sur son horreur de la guerre et Louis Renault boit ses paroles.
L’A.-J. : On a souvent dit que Renault avait traîné les pieds pour fournir à l’armée française le matériel dont elle avait besoin. Qu’en est-il ?
L. D. : Cette rumeur émane de François Lehideux, le neveu par alliance de Louis Renault, qui était animé d’une ambition folle. Cet homme a une grande responsabilité dans la légende noire de son oncle. En 1939, les industriels – et pas seulement les usines Renault – demandent au gouvernement de leur préciser ses besoins en armement. Quand ils obtiennent des réponses, celles-ci restent évasives. Malgré cette attitude attentiste, Louis Renault ne renâcle pas à mobiliser son outil de travail. Lorsqu’en septembre 1939, au moment de la déclaration de guerre, la production chute de moitié, Lehideux saisit la balle au bond et avertit les pouvoirs publics. Il oublie qu’en raison de la mobilisation, 50% des ouvriers qualifiés sont partis. On oublie également que Renault a été le premier fournisseur en matériel de l’armée française.
L’A.-J. : Dès l’été 1940, les Allemands occupent les usines et demandent à Renault de réparer les chars français. Le patron de Billancourt a-t-il cédé un peu vite à la pression de l’occupant ?
L. D. : Cet épisode est très touffu. C’est une pierre fondamentale dans la triste réputation de Louis Renault. Devant la demande des Allemands, qui se sont installés dans l’usine dès juillet 1940, il essaie de gagner du temps et essaie de savoir quelles sont les instructions de Vichy. Il contacte plusieurs fois Léon Noël, le représentant en zone libre (sic) du gouvernement de Pétain, mais il ne parvient pas à obtenir une réponse de sa part. Pendant neuf jours, il manoeuvre et pendant neuf jours il doit répondre aux Allemands qui le menacent de prendre le contrôle total de ses usines. Il gagne du temps puisque, durant cette période, aucun char n’est réparé. Finalement, Léon Noël trouve un moyen pour ne pas prendre ses responsabilités. Il répond verbalement à Louis Renault et communique, par écrit, à Pétain ce qu’il a indiqué aux industriels : “Il sera loisible, au contraire, aux industriels d’accepter la réparation de matériel de guerre usagé (…)”. Louis Renault s’exécute sans se douter que quatre années plus tard, cette attitude le conduira en prison.
L’A.-J. : Louis Renault a-t-il avalé la couleuvre de l’occupation, sans rien dire ni faire ?
L. D. : Louis Renault n’a pas la naïveté de croire qu’il serait libre d’agir à sa guise avec une armée d’occupation dans ses usines. A l’été 1940, il veut uniquement faire du matériel civil. Il se démène, envoie des dizaines de notes, traîne les pieds. Il ne fait pas faire les bons montages sur les camions allemands… Par chance, le commissaire allemand, présent à l’usine n’est pas un Nazi fanatique, loin de là. C’est ainsi que Renault pourra préparer la naissance de la 4 CV. Mais la pression des autorités d’occupation sera telle qu’il n’aura bientôt plus le choix. Je vous rappelle que chez Peugeot, dès le mois d’août 1940, on travaille quarante-huit heures par semaine et seulement vingt-quatre chez Renault.
L’A.-J. : A cette époque, quel est l’état de santé de Louis Renault et est-il encore capable de diriger ses usines ?
L. D. : Son neveu François Lehideux dit que Louis Renault était malade et incapable de gérer ses affaires dès 1934. Jre n’en crois rien, du moins pas jusqu’à la défaite de la France. J’ai vu les dossiers médicaux. Pensez à l’énergie qu’il a dépensé(e) pour sa mission aux Etats-Unis, en mai 1940, pays auquel il demandait une aide industrielle. Pendant près de deux mois, il a mené sa tâche au pas de course, pris l’avion vingt fois, supporté des dizaines d’heures de vol, des rendez-vous toutes les heures… pour un homme de 63 ans ! En revanche, pendant l’Occupation et surtout après les bombardements de 1942, il a besoin d’être assisté en permanence. Les témoignages multiples de salariés, amis et relations, concordent pour attester d’une incapacité croissante de Louis Renault à prendre ses responsabilités.
L’A.-J. : De quoi souffrait-il ?
L. D. : D’abord, il était déjà âgé (67 ans en 1944). Il était aphasique, c’est-à-dire dans l’incapacité de parler, atteint d’urémie et d’incontinence. Il communiquait en écrivant sur des bouts de papier. A cette déchéance physique s’ajoute und ésastre affectif. Sa femme Christiane l’a quitté pour son proche collaborateur René de Peyrecave, qui est à cette époque le vrai PDG des usines.
L’A.-J. : Qu’advient-il de Louis Renault, à la Libération ?
L. D. : Le 29 août 1944, il est dénoncé par une lettre envoyée par celui qui s’est autoproclamé garde des Sceaux, Marcel Villard, avocat du parti communiste, lequel transmet la lettre au Parquet. La lettre lui reproche de s’être enrichi en vendant des moteurs d’avions aux Allemands. J’ai été le premier à avoir eu la chance de consulter le dossier d’accusation de Louis Renault. Et, quelle surprise, il est… vide ! Une instruction est ouverte le 2 septembre. Louis Renault est incarcéré le 23 septembre et décède par manque de soins le 24 octobre. Il est condamné après sa mort, sans même avoir été jugé. Et, en 1945, l’ordonnance de nationalisation des usines Renault expose dans ses motifs que l’entreprise a “notoirement beaucoup travaillé pour l’armée allemande d’occupation et trop peu pour l’armée française à la veille de la guerre”.
L’A.-J. : La condamnation et la nationalisation sont-elles conformes à la légalité de l’époque ?
L. D. : Non. On ne peut pas condamner un cadavre, qui n’a pas été jugé ! Aucune cour ne s’est réunie. La condamnation du tribunal repose toute entière sur l’acte de confiscation des biens de Louis Renault décidée par le gouvernement de l’époque. Or, la légalité républicaine, rétablie par l’ordonnance du 9 août 1944 stipule que, “lorsque des individus inculpés d’intelligence avec l’ennemi viennent à décéder avant jugement régulier, aucune mesure de confiscation ne peut leur être appliquée”. De Gaulle a sans doute voulu donner un gage de sa reconnaissance aux communistes et à l’Union soviétique victorieuse de Staline. Cette ordonnance de nationalisation était également un trait tiré sur le libéralisme économique en vigueur avant-guerre. Une méthode peu scrupuleuse, surtout quand on pense qu’à l’époque, De Gaulle n’avait qu’un but, rétablir la légalité républicaine.
L’A.-J. : Louis Renault a-t-il collaboré avec l’Allemagne nazie ?
L. D. : Plusieurs rapports préliminaires d’instruction, déposés courant septembre et octobre 1944, par les experts du tribunal, démontrent que l’accusation de collaboration ne tient pas. Je vous rappelle que René de Peyrecave était PDG en titre des usines Renault, car dès 1942, Louis Renault s’est mis en retrait des affaires. Peyrecave a aussi été inculpé et emprisonné. Pourtant, inexplicablement, dès décembre 1944, le Commissaire du gouvernement décide de mettre René de Peyrecave en liberté provisoire, en invoquant le motif suivant : “la production de Renault pendant les quatre années de l’Occupation ne représente même pas le quart de la production du seul mois de mai 1940 pour l’armée française ! ” Effectivement, la production des usines Renault pendant la guerre, n’atteint pas 10% des fabrications assigné(e)s à Renault par les Allemands. Et la production de véhicules Renault pendant l’Occupation ne représente pas 50% de la production des automobiles Renault pour la seule année 1939. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler de la collaboration ! Mieux, à la Libération, les médecins de la prison de Fresnes, dans laquelle était incarcéré Louis Renault, témoignent par écrit qu’il était “dément” et pas responsable de ses actes pendant la période de l’Occupation.