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Robert de Longcamp à Robert Badinter, 1982

Source : lettre aimablement communiquée par Mme de Belloy, fille de Robert de Longcamp (résistant, membre de l’O.C.M.)

Monsieur le Ministre,

Je vous ai adressé il y a trois mois une lettre qui, sans doute, été égarée, car vos services ne m’en ont pas accusé réception.

La cause que je souhaite porter à votre connaissance est juste. Il est de mon devoir d’insister sans me lasser pour la défendre.

La dernière photo de Louis Renault vivant, avec le résistant Robert de Longcamp, en septembre 1944 © APR/SHGR

C’est pourquoi je vous communique ci-après copie de cette lettre :

Le 24 octobre 1944, Louis Renault mourait à Saint-Jean-de-Dieu à l’âge de soixante-sept ans,

Il y avait été hospitalisé lorsque, à l’infirmerie de la prison de Fresnes, son état avait été jugé très grave.

Il ne convient pas de rappeler ici ce que fut sa vie ni son œuvre.

Je veux seulement témoigner que, très atteint physiquement, bâillonné par l’aphasie, il n’était de toute évidence pas en état de supporter un emprisonnement, ce qu’il redoutait à l’égal d’une condamnation à mort.

J’affirme également qu’il a refusé de tenter de fuir à l’étranger.

Il a voulu faire confiance à la justice dont il estimait n’avoir rien à redouter et c’est de son plein gré qu’il s’est présenté par deux fois chez le juge d’instruction. La deuxième convocation, également sur mandat d’amener, le samedi 23 septembre, a été transformée en incarcération.

A sa mort, j’ai accueilli la nomination de l’administrateur provisoire puis la nationalisation avec soulagement ; j’ai même fait partager mon opinion à mes subordonnés, tant je craignais le pire, comme de passer sous le contrôle d’un groupe financier inconnu, voire étranger, de perdre notre identité, notre nom, pour devenir Ford ou Chrysler.

De plus, j’avais déjà rencontré Pierre Lefaucheux, diplômé comme moi de l’Ecole centrale. Je le jugeais parfaitement capable d’assumer la lourde tâche dont il était investi. Il disposait d’atouts politiques, syndicaux et financiers importants.

Enfin, les intérêts du fils de Louis Renault, qui héritait d’une énorme fortune, ne paraissaient pas gravement compromis par la nationalisation qu’il semblait, d’ailleurs, avoir lui-même acceptée.

Ses droits à la gestion de l’entreprise dont dépendait le sort de quarante mille salariés ne paraissaient pas plus évidents que sa capacité à bien remplir une telle mission.

Le transfert pur et simple des avoirs et des capitaux de la SAUR à l’Etat ne posait donc aucun problème.

Il est incompréhensible dans ces conditions que le Conseil des ministres du gouvernement provisoire de la République ait cru devoir se transformer en juridiction d’exception et prononcer sans preuves, sans témoignages, sans débats, sans plaidoiries, la condamnation posthume de Louis Renault et celle de ceux « qui le secondaient directement », ainsi qu’elle figure dans l’exposé des motifs de l’ordonnance n° 45-68 du 16 janvier 1945.

Ce texte précise : « Alors que les livraisons (des usines Renault) à l’armée française s’étaient montrées notoirement insuffisantes pendant les années qui ont précédé la guerre, ses prestations à l’armée allemande ont, durant l’Occupation, été particulièrement importantes ».

Plus loin, il est affirmé : « Dès juin 1940, M. Renault, qui se trouvait en mission en Amérique, s’est empressé de regagner la France afin de mettre ses usines à la disposition de la puissance occupante ».

Il n’est évidemment pas nécessaire d’être avocat pour démontrer la fausseté, l’absurdité et même le ridicule de telles allégations. Mais ce qui les rend suspectes, c’est le fait que « ceux qui le secondaient directement » n’ont jamais été inquiétés à l’exception de René de Peyrecave qui l’a accompagné en prison, mais a rapidement bénéficié d’un non-lieu.

Tous les autres, à commencer par Jean Louis, le directeur général, sont restés à leur poste et ont continué à remplir à la RNUR les fonctions qu’ils avaient à la SAUR et à œuvrer pour sa prospérité.

Quant à moi, j’ai été « pendant toutes les années qui ont précédé la guerre » directeur de l’usine du Mans, travaillant directement pour l’Armement. Pendant l’Occupation, j’avais à Billancourt la responsabilité de la fabrication des moteurs. Si l’activité de Louis Renault a été au cours de ces deux périodes préjudiciable à notre pays comme l’affirme l’ordonnance, j’en suis complice, et M. Pierre Dreyfus n’aurait pas dû me remettre la Légion d’honneur en 1965.

Comme les précédents, mais pour d’autres raisons, le trente-septième anniversaire de sa mort tombe à un mauvais moment pour que sa dignité soit rendue au grand-croix de la Légion d’honneur dont le nom est connu dans le monde entier.

Les récents changements politiques, le fait que la garde des Sceaux a été confiée à l’éminent et courageux avocat que vous êtes, laissent cependant espérer que l’ordonnance signée Charles de Gaulle pourrait être réformée dans l’exposé des motifs.

Cela n’aura pas manqué, au surplus, d’avoir, me semble-t-il, d’heureuses conséquences :

– Affirmer la totale indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir syndical comme du pouvoir politique.

– Renforcer par son autocritique la position rigoureuse prise par le gouvernement concernant les droits de l’homme et du citoyen qui ont été méconnus en 1944.

– Démontrer que la nationalisation de la SAUR était la meilleure façon de poursuivre l’œuvre de Louis Renault.

– Enfin redonner à la régie la fierté de son long passé et la possibilité de se réclamer du génial pionnier de l’automobile qu’a été son fondateur.

Je vous prie, monsieur le ministre, d’agréer l’expression de ma très haute considération.

Robert de Longcamp