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Marcel Riffart, par Claude Le Maître

Source: Renault-Histoire n°9 – juin 1997

 Coupe Deutsch de La Meurthe - Le pilote Maurice Arnoux et l'ingénieur Marcel Riffard (le second en partant de la droite avec un chapeau) © Archives privées Guillelmon - Tous droits réservés (photo ne faisant pas partie de l'article d'origine)

Coupe Deutsch de La Meurthe – Le pilote Maurice Arnoux et l’ingénieur Marcel Riffard (le second en partant de la droite avec un chapeau) © Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés (photo ne faisant pas partie de l’article d’origine)

En publiant de larges notes bibliographiques extraites de la revue “Pionniers”, et que son fils Daniel Riffard nous a amimablement confiées, la Comission de Rédaction fait ainsi participer les lecteurs de “Renault Histoire” à un hommage qu’elle tient à rendre au grand Marcel Riffard.

L’homme a connu une carrière d’une exceptionnelle longévité : 70 années consacrées à l’aéronautique par l’aérodynamisme, domaine dans lequel il se révéla un génial précurseur. Notre sensibilité connaît un penchant naturel pour la période au cours de laquelle il devait contribuer à l’accession de l’équipe Caudron-Renault aux sommets des records de vitesse. Mais c’est pour l’ensemble de ses réalisations que la seule évocation de son nom éveille un sentiment général d’admiration :

Troisième d’une famille de cinq enfants, il est né en Argentine, de parents français, le 30 novembre 1886 ; son père, ingénieur chimiste expert et agent consulaire de la France, y construisait des Sucreries de canne à sucre ; en 1880, il fut le créateur du téléphone en Argentine et aussi celui de la monnaie papier. L’arrivée en France de Marcel Riffard date du 14 juillet 1893.

Après de brillantes études au lycée J. B. Dumas à Alès, où, au cours de l’épreuve de mathématiques du Concours général de 1903, il donne sept solutions à un problème auquel le grand mathématicien Henri Poincaré n’en avait trouvé que cinq, ce qui lui vaut la Grande Médaille d’Argent et le Prix de la Société Scientifique et Littéraire, et le 1er Prix aux Concours Généraux, Séction Mathématiques, il entre poursuivre des études supérieures et études spéciales (section préparation à l’Ecole Nationale des Mines de Saint-Etienne) au Lycée Carnot à Saint-Etienne. En même temps qu’il mène une vie studieuse, il cultive son corps en s’adonnant à l’athlétisme et met en pratique le vieil adage Mens sana in corpore sano ; à ce moment, il appartient à l’Union Sportive du Lycée de Saint-Etienne.

Désigné par le pouvoir sportif de l’époque comme représentant de la province, il est envoyé, en juillet 1905, à Paris pour y disputer le Critérium Interscolaire d’Athlétisme organisé par la Société Athlétique de Montrouge et disputé à Gentilly, ainsi que le Challenge Maurice Bousquet qui était un décathlon dont toutes les finales avaient lieu en une seule journée ! Marcel Riffard se classe finalement 3ème et, abandonnant la carrière d’ingénieur des Mines pour se consacrer à l’aviation naissante, il entre en tant que secrétaire technique, attaché au Directeur Général, à La Société des Pneumatiques Samson le 1er octobre 1905.

Le 10 octobre 1907, il doit quitter cette société pour son incorporation deux jours après au 38ème régiment d’artillerie de campagne et effectuer son service militaire à la 7ème batterie détachée en Corse, à Bastia ; le 28 septembre 1909, il est rendu à la vie civile. Sa première réalisation aéronautique date de l’année de ses 21 ans, en 1907, où il étudie et construit un modèle réduit d’avion, monoplan surbaissé, métallique, à hélice propulsive, dont la vitesse atteignait déjà 66 km/h ; nous pourrions le considérer comme le précurseur du vol circulaire et en tenir compte en écrivant une histoire détaillée et rigoureuse de l’aéromodélisme.

Le 1er janvier 1910, associé aux aviateurs Robert Martinet – brevet de pilote n°78 du 17.5.1910 – et Georges Legagneux – brevet de pilote n°55 du 19.4.1910 – il étudiait et réalisait le premier appareil de construction entièrement métallique, lui aussi monoplan, en acier embouti pour la structure, en aluminium pour le revêtement, moteur Gnome 7 cylindres, 50 CV, placé au maître-couple du fuselage, corps de moindre résistance à l’avancement , entièrement capoté, refroidissement par dépression – antériorité aux capots type N.A.C.A. – hélice propulsive commandée par arbre de transmission, commandes rigides des ailerons par tubes de torsion.

Cet appareil fut piloté par Robert Martinet, Georges Legagneux et Lucien Melzassard qui, bien que n’ayant pas encore son brevet de pilote – il l’obtint le 8 nivembre 1912 sous le n°1117 – dona au mois d’août 1912, à la demande de Marcel Riffard, son baptême de l’air à celui qui devait devenir quelques années plus tard le symbole des As français de la guerre aérienne, j’ai nommé le légendaire Georges Guynemer. Pour compléter et être précis, ce baptême fut donné à bord d’un biplace Henri Farman de 35 m2, moteur rotatif Gnome et Rhône de 50 CV, hélice Chauvière ; cet appareil avait un passé glorieux, il avait appartenu à Louis Paulhan – brevet de pilote n°10 du 17.10.1909 – et c’est avec cet aéroplane que celui-ci avait remporté le 27 avril 1910 le Grand Prix du Daily Mail, le mémorable Londres-Manchester, doté d’un premier prix de 10 000 livres sterling soit, à l’époque considérée, l’équivalent de 12 600 louis d’or.

En 1912, ce fut le premier avion sanitaire étudié et construit avec la collaboration pratique de Martinet et Legagneux.

En 1913, Marcel Riffard dessina le vélo-torpille Buneau-Varilla, avec lequel Marcel Berthet battit le record du monde de vitesse sur un kilomètre en 1’2”4/5, contre précédemment 1’10″3/5, et celui de 5 kilomètres en 6’4.

Rappelé le 2 août 1914 au 38ème régiment d’artillerie, il “fait” Verdun, l’Argonne, la Champagne, récoltant la Croix de Guerre avec étoile, deux citations et la proposition pour la Médaille Militaire pour faits de guerre ; il est blessé deux fois. Le 6 novembre 1916, après sept ans de fiançailles, au cours d’une permission, il épouse celle qui prendant près de 65 ans sera sa fidèle compagne et la mère de ses trois fils.

Cette même année 1916, il est versé au Groupe Aviation du Bourget puis aux Ateliers d’Aviation de Louis Bréguet à Villacoublay et, rayé des contrôles militaires, il devient directement, de 1917 à 1923, chef de bureau d’études de Bréguet à Vélizy. Sa carrière se dessine suivant ses voeux, il devient:

* Directeur des Technique des Etablissements Louis de Monge et Olivier à Levallois-Perret.
* En 1930-1931, il prendra la direction générale des Avions Marcel Bloch.
* Il retourne, de 1931 à 1932, à l’O.M.I., Omnium Métallurgique Industriel, où il essaie le premier moteur à cylindres inversés de 95 CV.
* Enfin, il devient Directeur Technique Ingénieur en Chef de la S.A. Avions Caudron-Renault, 52 rue Guynemer à Issy-les-Moulineaux, le 1er mars 1932.

A 45 ans, Marcel Riffard commence une phase de sa carrière au cours de laquelle le mathématicien et aérodynamicien expérimenté pourra donner tout son talent. En 1933, la Société Anonyme des Usines Renault achète Caudron. René Caudron dit alors à Marcel Riffard : “J’ai vendu l’usine à Renault et je vous ai vendu avec !!”(1). La firme Caudron-Renault prendra alors un élan considérable et, avec l’appui de l’excellente technicité des moteurs Renault (2), l’intuition et la solide expérience de Marcel Riffard, les réalisations se succédèrent à un rythme incroyable.

De 1934 à 1940, 73 prototypes de modèles différents ou dérivés virent le jour.

Quels sont les avions construits chez Caudron-Renault ? Avions de tourisme, de transport, de course, et à la fin de chasse.

L’Aiglon, le Rafale, le Simoun, le Goéland, le Typhon, le Cyclone et les appareils Coupe Deutsche de La Meurthe, C362, C450, C460, qui apportèrent à l’Aéro-Club de France la détention définitive de la Coupe Deutsch de La Meurthe.

En août 1934, Hélène Boucher, sur le C450, bat le record du monde sur base par catégories et toutes catégories sur 100 et 1000 km. ; mieux encore, en 1934, Raymond Delmotte bat le record du monde sur base pour avions terrestres à 505,808 km.

Hélène Boucher aux commandes du célèbre "N°13" - Istres, août 1934

Hélène Boucher aux commandes du célèbre “N°13” – Istres, août 1934

Le Simoun, le premier avion postal de jour à la compagnie Air Bleu permit à Maryse Bastié de réussir l’exploit de la traversée de l’Atlantique sud Dakar-Natal.

Le Goéland est le premier avion de transport postal de nuit à Air France, et, pour parachever cette oeuvre immense, Michel Detroyat, sur C460, en 1936, au cours des courses nationales américaines, remporte la Greve Trophy et la Thomson Trophy, devant les Américains pilotant des avions équipés de 1.100 CV contre un 330 CV.

L’automobile Renault n’est pas exempte, elle aussi, des conceptions de Marcel Riffard : du 3 au 5 avril 1934, une Nervasport (3) spécialement carrossée bat, sur la piste de Montlhéry, trois records du monde toutes catégories et neuf records internationaux en catégories 3 à 5 litres. Ces records s’effacent, un mois plus tard, au bénéfice d’une 6 cylindres Delahaye. Renault, ne pouvant rester indifférent à cet exploit, décide de prendre sa revanche et demande à Marcel Riffard la conception d’une carrosserie très profilée sur un châssis Vivasport (4). Il en résultera, deux mois plus tard, une splendide voiture dont l’inspiration est très nettement issue de la lignée des “Caudron” de course. Malheureusement un terrible accident mettra un terme à la tentative (5), ainsi qu’à la volonté de l’usine de battre des records, au moins pendant longtemps.

Or, l’influence des travaux de Marcel Riffard ne s’arrête pas aux lignes spécifiques de la voiture de record, car dès 1934, l’aérodynamisme éprouvé sur les Caudron-Renault s’appliquera sur la ligne des automobiles de série et l’on vit alors naître des lignes adoucies dénommées aérodynamiques, puis hyper-aérodynamiques par une accentuation de la fluidité des formes.

En outre la référence à l’aviation est constamment mise en évidence dans la publicité ; ne lit-on pas :

Promoteur de l’aérodynamisme, Renault en demeure le champion… l’aérodynamisme Renault, c’est l’économie mais c’est aussi l’élégance, parce que tout ce qui est rationnel tend vers la beauté naturelle !…

Marcel Riffard a ainsi imprimé, directement et indirectement, ses conceptions à une grande partie des productions Renault, et ceci jusqu’en 1940.

Du 1er août 1940 au 31 mai 1944, Marcel Riffard devient le fondateur et le directeur technique du Bureau Secret Clandestin à Boulogne-Billancourt et Société Rateau à La Courneuve.

C’est en 1942 que Marcel Riffard, non seulement préfigure l’avion transatlantique de 40 passagers, 700 km/h et 5 100 km, mais plus encore, Marcel Riffard a prouvé, au-delà de tout, son génie ; il prévoit, 39 ans avant, l’avion à décollage vertical avec deux moteurs en traction-verticale qui se transforme en traction horizontale par modifications architecturales des positions moteurs.

Après 1944, il sera ingénieur conseil à la Société Nationale Aéronautique du Centre, jusqu’en 1949, et de Rateau, pour finir comme conseiller technique de la S.N.I.A.S. en 1963.

C’est en 1953 que Marcel Riffard applique ses conceptions à la Panhard qui gagne les 24 Heures du Mans à l’indice de performance.

Mieux encore, en décembre 1954, Une Panhard de 744 cm3 (6) avec une carrosserie qu’il met au point en forme d’aile épaisse d’avion, remportera le prix B.P. d’un million pour la voiture réalisant plus de 200 km, à Montlhéry, en une heure (201, 88 km/h).

Toujours assoiffé d’activité autant que de servir, il a apporté une collaboration totale à l’Aéro-Club de France comme commissaire sportif, contrôlant les réglements des diverses compétitions, donnant les départs, enfin assurant, avec le Bureau Veritas, la régularité de tous les résultats.

Lors d'un rendez-vous organisé le 3 décembre 1979 dans les locaux de la Société d'Histoire du Groupe Renault... Marcel Riffard échange quelques souvenirs avec le Docteur Bezançon, célèbre centenaire de Boulogne. © SHGR.

Lors d’un rendez-vous organisé le 3 décembre 1979 dans les locaux de la Société d’Histoire du Groupe Renault… Marcel Riffard échange quelques souvenirs avec le Docteur Bezançon, célèbre centenaire de Boulogne. © SHGR.

Il fut membre du Conseil d’Aéro-Club de France, Président d’Honneur de la Commission Sportive de l’A.C.F., Président d’Honneur de la Commission d’Aviation. Membre des commissions de giraviation, de vol à voile, d’astronautique, il fut observateur de la France auprès de la Commission Aéronautique Internationale où il défendit, en toute connaissance de cause, devant les observateurs étrangers souvent étonnés de ses connaissances, de sa précision aussi bien que de ses idées novatrices, l’évolution de l’aviation moderne.

Le 9 juillet 1981, s’est éteint à Chaville, dans sa 95ème année, celui que l’on considère comme le “Père” de l’aviation moderne.

(1) Réflexion transmise par son fils, Daniel Riffard
(2) Voir “Renault Histoire” n°7 et n°8.
(3) Châssis à moteur 8 cylindres de 4827 cm3.
(4° Châssis à moteur 6 cylindres de 3619 cm3.
(5) Revue “De Renault Frères à Renault Régie Nationale”, tome 3, n°18 de juin 1979.
(6) Développant 75 CV à 5800 tr/mn, réalisation Pierre Chancel, pilote et garagiste parisien. Il a conçu l’amélioration aérodynamique d’un hélicoptère “Super Frelon” pour enlever 3 records mondiaux de vitesse, pour ce type d’appareil, en juillet 1963, il avait 77 ans.

Claude Le Maître

 

Les Renault Grand Sport, par Marc Griselhubert

L’auteur : Marc Griselhubert, 58 ans, professeur de mathématiques en classe préparatoire aux Grandes Ecoles au Prytanée National Militaire de La Flèche, a collectionné des voitures anciennes depuis 40 ans dont une dizaine de Grand Sport en divers états, et notamment quatre 8 cylindres. Il est l’un des auteurs de l’ouvrage Renault des automobiles de prestige, paru aux éditions E-T-A-I, en 2002.

LES PREMIERES RENAULT DE PRESTIGE

Il n’a jamais existé beaucoup de marques automobiles au monde pouvant prétendre posséder une gamme complète allant des modèles les plus populaires aux modèles les plus prestigieux. Un nom vient cependant immédiatement à l’esprit: Renault, le Renault d’avant-guerre, bien sûr. Les modèles courants de la marque restent bien connus aujourd’hui et font la joie de bien des collectionneurs, mais malheureusement rares sont les Renault de prestige qui ont survécu, et de ce fait elles sont trop méconnues. Nous voudrions ici évoquer plus particulièrement certaines d’entre elles: les “Grand Sport”, mais avant cela revenons rapidement sur les plus anciennes.

Un torpedo scaphandrier 40 CV par Kellner © Renault

Un torpedo scaphandrier 40 CV par Kellner © Renault

On peut dater l’arrivée de Renault sur le marché du prestige automobile au salon 1907 qui voit l’apparition de la première 6 cylindres de la marque: un énorme engin de 9,5 litres de cylindrée. Par la suite, avant puis après la Grande Guerre, cette 50HP, se mutera en 40HP et restera connue sous le nom de “40 CV Renault”. Très prisée de la plus riche clientèle, elle restera sans rivale durant les Années Folles, si l’on excepte l’Hispano-Suiza H6. A l’aube des années 30, la 40 CV est remplacée par la Reinastella, une 8 cylindres en ligne de 7,5 litres de cylindrée, plus moderne et qui adopte pour la première fois à Billancourt une calandre conventionnelle suite au passage du radiateur de l’arrière à l’avant du moteur.

Reinastella RM1 1931 – berline usine © Renault.

Reinastella RM1 1931 – berline usine © Renault.

La Reinastella est une voiture qui coûte fort cher et qui se situe encore au même niveau que les Hispano ou les Rolls-Royce. La crise de 1929, qui atteint l’Europe  peu après, oblige Renault comme ses concurrents à proposer à ses clients devenus moins fortunés, mais restant aussi exigeants, des voitures tout aussi bien finies mais nettement plus abordables. L’idée d’une gamme homogène de voitures de luxe est née et se concrétise par l’arrivée des “Stella”. Celles-ci sont des voitures de grand standing, très standardisées,  se déclinant en plusieurs modèles à 8 ou 6 cylindres. La nouveauté, qui permet également de baisser les prix, est l’apparition de carrosseries usine, tout en laissant la possibilité au client de préférer une carrosserie extérieure, comme au temps de la 40 CV.

Vivastella PG7 berline usine 1933 © Renault

Vivastella PG7 berline usine 1933 © Renault

A l’aube des années 30, la gamme “Stella” se compose de la Reinastella (8 cyl de 7,5 litres), la Nervastella (8 cyl de 4,2 litres), la Vivastella (6 cyl de 3,2 litres) et même de la petite Monastella (6 cyl de 1,5 litre). Toutes sont traitées avec le plus grand soin. D’autres modèles apparaitront aussi en complément ou en remplacement : Reinasport, Nervasport, Primastella, Vivasport au cours des années. Il faut savoir qu’en général le suffixe “Sport” s’applique à un modèle dérivé du modèle “Stella” correspondant mais établi sur un châssis plus court, lui conférant un tempérament plus sportif.

L’AERODYNAMIQUE

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Publicité pour une Panhard Dynamic

Le milieu des années 30 voit l’apparition d’une tendance technique, mais surtout esthétique en fait: l’aérodynamique. L’idée est qu’une voiture carénée correctement doit permettre une meilleure pénétration dans l’air et donc une plus grande vitesse associée à une moindre consommation. On connait en particulier la Chrysler Airflow, pionnière du genre, mais qui arrive sûrement trop tôt pour connaître un succès commercial. Bien d’autres voitures de l’époque se rallient aussi à cette tendance, pensons par exemple à la 402 Peugeot ou à la Panhard Dynamic. En tout cas, toutes les carrosseries subissent peu ou prou une évolution liée à cette mode vers le milieu des années 30, rendant à jamais obsolètes les marchepieds apparents et les caisses carrées.

Chez Renault, on est adepte depuis toujours des solutions techniques éprouvées, comme les moteurs latéraux ou les freins à câbles, ce qui sera d’ailleurs souvent reproché, aussi est-il étonnant que l’on étudie alors des carrosseries aérodynamiques aussi osées que celles qui allaient devenir les “Grand Sport”.

LES PROTOTYPES GRAND SPORT

Des études sont entreprises à Billancourt afin de présenter au salon d’octobre 1934 des voitures “hyperaérodynamiques” susceptibles de créer un choc sur la clientèle et de stimuler les commandes. L’ingénieur Marcel Riffard, qui vient de chez l’avionneur Caudron, est chargé de la réalisation. Les voitures dépassent en nouveauté tout ce que l’on avait pu voir jusqu’alors et font vraiment sensation au salon, même si elles peuvent choquer certains. La suppression des marchepieds donne aux voitures une habitabilité inhabituelle qui permet d’asseoir 3 passagers de front.

Deux moteurs sont prévus: Un 8 cylindres de 4,8 litres de cylindrée et un 6 cylindres de 3,6 litres, tous deux issus des modèles conventionnels précédents.

Les 8 cylindres sont appelées Nervastella Grand Sport et sont du type Mines ABM1 ou ABM2 suivant la longueur du châssis (ABM2 pour châssis long). Les ABM1 sont proposées en berline, cabriolet 3 places plus spider et en coach décapotable à 6 places sous capote. L’ABM2 est une conduite intérieure à 9 places. Les prix s’échelonnent de 50 à 56000 F (en comparaison une petite Celtaquatre coûte alors 16500 F au même moment). Seules 7 voitures sont construites en tout.

Cabriolet Nervastella Grand Sport ABM1 © Renault

Cabriolet Nervastella Grand Sport ABM1 © Renault

Les 6 cylindres sont d’aspect très semblable (standardisation oblige), elles sont juste plus courtes de 25 cm à l’avant pour cause de moteur plus compact. Elles sont appelées Vivastella Grand Sport et sont du type Mines ABX ou ABZ suivant la longueur du châssis (ABZ pour châssis long). Les carrosseries proposées suivent celles des 8 cylindres et les prix vont de 39 à 44000 F. Seules 13 voitures sont construites en tout.

Berline Vivastella Grand Sport ABX © Renault

Berline Vivastella Grand Sport ABX © Renault

Il est jugé que ces voitures sont esthétiquement perfectibles avant d’être commercialisées et aucune commande n’est acceptée au salon. Durant tout l’hiver 1934/35 les voitures restent à l’usine et servent de base aux futures séries que Riffard met au point. En mars 1935, tous les moteurs 8 et 6 cylindres Renault bénéficient d’un accroissement de cylindrée (passage de l’alésage de 80 à 85 mm) et les prototypes sont munis des nouveaux moteurs pour essais. Les nouveaux 8 cylindres  atteignent maintenant 5,4 litres, 31 CV fiscaux, et fournissent 110 ch permettant aux voitures d’atteindre 145 km/h (4 litres, 23 CV, 80 ch et 130 km/h pour les 6 cylindres).

On ne sait pas trop ce que deviennent les prototypes par la suite, on sait cependant que certains font des apparitions en concours d’élégance et que d’autres sont vendus à des collaborateurs de l’usine comme voitures d’occasion (pas de gaspillage chez Renault!)

LES GRAND SPORT EN SERIE : Exercice 1934/1935

Lors de l’hiver 1934/35 l’équipe de Riffard travaille sur une carrosserie moins rondouillarde, moins bulbeuse, destinée aux Grand Sport qui doivent enfin être produites en série. Le résultat est particulièrement réussi, et si on peut un peu regretter la forte impression de puissance et d’agressivité que dégageaient les prototypes, la nouvelle carrosserie est maintenant d’une rare élégance. Elle conserve une exceptionnelle habitabilité, grâce bien sûr à la suppression des marchepieds, mais aussi grâce à un ingénieux levier de vitesses coudé qui permet d’asseoir 3 passagers sur la banquette avant. Elle retrouve un classique pare-brise plat, ce qui permet qu’il soit rabattable sur les décapotables.

Les voitures entrent en production en mars 1935, équipées dès le début du nouveau moteur de 85 mm d’alésage. On retrouve les types de carrosseries d’usine qui étaient déjà prévus pour les prototypes: berline, cabriolet-spider et coach décapotable, cela  en version 8 cylindres (Nervastella Grand Sport, type Mines ABM3) ou 6 cylindres (Vivastella Grand Sport ACX1), mais les versions longues à 9 places sont provisoirement abandonnées.

Coach décapotable Nervastella Grand Sport ABM3, avec Louis Renault au volant © Renault

Coach décapotable Nervastella Grand Sport ABM3, avec Louis Renault au volant © Renault

Les voitures sont très bien accueillies par la clientèle et les commandes vont bon train: 118 ABM3 et 980 ACX1 sont construites en 6 mois avant le changement d’exercice. Les Grand Sport se voient fréquemment dans les concours d’élégance où elles obtiennent de nombreux prix. Malgré la possibilité de fournir des châssis nus pour être habillés hors de l’usine, extrêmement peu de clients des Grand Sport choisissent cette solution. Il serait sans doute bien difficile à un carrossier de faire mieux ou même aussi bien que les carrosseries “Stella” d’usine pour un prix du même ordre.
Notons enfin que durant l’exercice, et même le suivant, des Renault 8 et 6 cylindres à marchepieds continuent à être construites pour les clients qui rechignent encore devant la modernité, mais la production de ces dernières est en nette baisse malgré un prix inférieur à celui des Grand Sport de 10% environ.

Les concurrentes de la Nervastella Grand Sport (d’après un document Renault qui établit des comparaisons chiffrées) sont les Delage D8-85, Chrysler Impérial Airflow 8 cylindres, Panhard DS Spécial et Panhard 8 cylindres… Toutes ces voitures sont plus chères que la Renault et indiquent le niveau de la nouvelle voiture. La Vivastella Grand Sport se frotte aux Ford V8 48, Hotchkiss 620, Chenard Aigle 8… un cran en dessous évidemment. S’il est vrai que les solutions techniques employées par Renault sont classiques et même en voie d’être dépassées dès 1935, il faut reconnaître que les voitures ne manquent malgré tout pas de qualités dynamiques. L’accélération fournie par le gros moteur latéral est plus qu’excellente et la vitesse de pointe très honorable, des comparaisons faites à partir d’essais d’époque en attestent. Quant au freinage mécanique, souvent décrié, il s’avère de très bon niveau lorsque la voiture possède un servo-frein, mais est effectivement seulement moyen dans le cas contraire. Des comparaisons chiffrées ont également été effectuées à partir d’essais publiés à l’époque. Toutes les 8 cylindres Grand Sport possèdent un servo-frein mais il faudra attendre février 1937 pour que les 6 cylindres en soient toutes munies.

Chrysler Airflow © 1diecastmodel.com

Chrysler Airflow © 1diecastmodel.com

LA GRANDE ANNEE DES GRAND SPORT: Exercice 1935/1936

Pour le salon d’octobre 1935, les Grand Sport, qui sont bien lancées, évoluent peu. Elles changent toutefois de nom et adoptent officiellement  les appellations courtes  Nerva Grand Sport pour le nouveau type Mines ABM5 qui remplace l’ABM3, et Viva Grand Sport pour le type ACX2 qui remplace l’ACX1. La principale différence visible avec les voitures précédentes est le remplacement à l’avant comme à l’arrière du pare-chocs en deux parties par une grande lame cintrée unique.

Une nouveauté est l’apparition d’une carrosserie supplémentaire d’usine: le coupé-spider, qui s’inspire du cabriolet mais dont le toit est rigide. Cette nouvelle carrosserie, élégante mais qui a les défauts d’une décapotable sans en avoir les avantages, a peu de succès et sera tantôt proposée tantôt supprimée jusqu’à la guerre. La production s’établit à 130 ABM5 et 3752 ACX2. La carrosserie la plus vendue est bien entendu la berline (qui représente 70% des 6 cylindres, mais seulement moins de 50% des 8 cylindres, pour lesquelles les clients plus fortunés hésitent moins à commander une décapotable), puis vient le coach décapotable un peu mieux vendu que le cabriolet, car il est bien plus habitable, le coupé et les carrosseries extérieures sont les moins vendus.

Cabriolet Viva Grand Sport ACX2 © Renault

Cabriolet Viva Grand Sport ACX2 © Renault

Renault fait pourtant un effort tout particulier envers les grands carrossiers de Paris en leur commandant 5 ABM5 spéciales destinées à renforcer le prestige de la marque lors du salon. C’est ainsi que Letourneur et Marchand, Fernandez et Darrin, de Villars, Binder et Labourdette laissent leur signature sur les 5 premières ABM5 de la série. Ces voitures (des décapotables, sauf la de Villars) sont plus qu’élégantes et remplissent leur rôle au salon, mais leurs prix (entre 71500 et 92000 F) les rendent très difficiles à vendre alors qu’un coach décapotable d’usine s’affiche à 52000 F “seulement”. Le coût très élevé des carrosseries extérieures est évidemment la raison principale du déclin des carrossiers indépendants.

L’exercice voit également une nouveauté importante: l’apparition d’un châssis long en version Grand Sport, on avait prévu cela pour les prototypes, mais l’idée était en sommeil. Ces versions sont nommées Nervastella , comme d’anciennes séries à marchepieds, en 8 cylindres (type Mines ABM4) et Vivastella, comme d’anciennes séries à marchepieds également, en 6 cylindres (type ADB1). Dans les deux cas le châssis est rallongé de 17 cm, ce qui profite à l’habitacle. Dans les deux motorisations deux carrosseries sont disponibles, avec ou sans séparation-chauffeur: une berline longue à 4 glaces, ressemblant beaucoup à une berline à châssis court, et une limousine 6 glaces avec strapontins permettant d’asseoir 8 personnes face à la route. Ces nouvelles Grand Sport longues se vendent bien, et relativement plus en 8 cylindres, car les clients des hauts de gamme apprécient souvent les limousines et voitures longues. 121 ABM4 sont construites ainsi que 804 ADB1.

Limousine Nervastella ABM4 © Renault

Limousine Nervastella ABM4 © Renault

LE PREMIER CHANGEMENT DE STYLE ET LA FIN DES 8 CYLINDRES : Exercice 1936/1937

Un an et demi seulement après le lancement en série des Grand Sport, elles subissent toutes un premier bouleversement esthétique. Tout l’avant est remanié pour recevoir une nouvelle calandre trapézoïdale à la place de la large calandre chromée “en coeur” montée auparavant. Le carénage des phares est modifié, le capot et les ailes avant subissent aussi des transformations. On reconnait maintenant très facilement une 8 cylindres d’une 6 cylindres (ce qui n’était pas toujours évident avec les voitures précédentes) au nombre de sorties d’air sur le côté du capot: 6 sorties encadrées par 7 motifs verticaux chromés sur les 8 cylindres contre 5 sorties et 6 motifs sur les 6 cylindres au capot plus court. Les roues passent de dimensions centimétriques à des dimensions internationales en pouces plus modernes. Les berlines et les coaches décapotables reçoivent une malle arrière.

Les nouvelles 8 cylindres sont maintenant la Nerva Grand Sport ABM7, qui remplace l’ABM5, et la Nervastella ABM6 , qui remplace l’ABM4. Les carrosseries d’usine restent les mêmes sauf que la Nervastella n’est plus disponible en berline longue, mais seulement en limousine. La crise rend ces voitures de luxe de plus en plus difficiles à vendre malgré des prix en baisse, et l’usine ne fait plus beaucoup d’efforts pour les promouvoir. En particulier la photothèque Renault, très riche pour les années précédentes, ne contient aucune photographie d’une ABM6. Renault finit par abandonner la production des 8 cylindres à la fin de l’exercice en juillet 1937 après avoir produit 104 ABM7 et seulement 46 ABM6.

 

Cabriolet Nerva Grand Sport ABM7 et toute la gamme au hall d'exposition Renault des Champs Elysées © Renault

Cabriolet Nerva Grand Sport ABM7 et toute la gamme au hall d’exposition Renault des Champs Elysées © Renault

Les nouvelles 6 cylindres redessinées du salon d’octobre 1936 sont la Viva Grand Sport ACX3 et la Vivastella ADB2. Comme en 8 cylindres, la Vivastella n’est plus disponible qu’en limousine, sinon on retrouve les carrosseries habituelles. Pour tout compliquer, en cours d’exercice l’ACX3 devient la BCX1 en adoptant un servo-frein qu’avaient déjà les 8 cylindres et les 6 cylindres longues, et l’ADB2 devient l’ADB3 en en adoptant un plus puissant. La production  s’établit à 391 ACX3 et 2296 BCX1 pour les Viva Grand Sport, et 191 ADB2 et 192 ADB3 pour les Vivastella.

Berline Viva Grand Sport ACX3 © Renault

Berline Viva Grand Sport ACX3 © Renault

Les ventes étaient plus difficiles, Renault songe alors à proposer une version dépouillée de la Viva Grand Sport à un prix attractif (26900 F contre 32900 F). Ces voitures se reconnaissent en particulier à l’absence de malle arrière (la roue de secours est simplement posée sur le panneau arrière) et à l’absence des portes d’ailes arrière. La série est appelée Vivasport, comme une ancienne série à marchepieds, et est du type Mines BCT1 au salon, puis BCY1 en cours d’exercice lors du montage d’un servo-frein comme sur la Viva Grand Sport. La Vivasport n’a pas de succès, la production donne 82 BCT1 et 426 BCY1 seulement. On peut penser qu’un client prêt à acheter une 6 cylindres préfère a priori la version luxueuse plus valorisante. Certaines administrations commandent malgré tout des Vivasport.

A la fin de l’exercice, par force, la Viva Grand Sport est maintenant le haut de gamme Renault. La crise et l’incertitude internationale ne favorisent pas la vente des voitures de luxe. Toutes les marques subissent semblables revers.

L’ANNEE TROUBLE ET LE RETOUR DES 8 CYLINDRES : Exercice 1937/1938

Comme on vient de le voir, il n’y a plus de 8 cylindres sur le stand Renault du salon d’octobre 1937, bien que la berline Nerva Grand Sport ABM7 subsiste au catalogue pour épuiser quelques stocks. La Viva Grand Sport assume son nouveau rôle d’étendard de la gamme Renault en devenant le type Mines BCX2, qui succède à la BCX1. Il est facile de reconnaître une BCX2 car, comme une Vivasport, elle est dépourvue de portes d’ailes arrière (mais tout en gardant la malle des voitures les plus luxueuses, ce qui permet du premier coup d’oeil de ne pas la confondre avec une Vivasport). Il faut cependant croire que cette nouvelle disposition déplait à la clientèle car seulement 216 BCX2 sont construites et  le modèle est presque aussitôt remplacé par la BCX3 qui retrouve les portes d’ailes en question et subit quelques changements mineurs comme un nouveau type de pare-chocs plus fin. Cette fois le succès revient, mais la production avec 1132 voitures ne retrouve pas le chiffre de 1936. Décidément rien n’est simple, car en fin d’exercice la Viva Grand Sport subit un nouveau changement d’ordre esthétique, qui annonce déjà les modèles de l’exercice suivant, la calandre change ses fines barres verticales pour de larges barres horizontales chromées, et des déflecteurs apparaissent sur les portières avant. Ce nouveau type BCX4 est produit à 136 exemplaires.

La Vivastella (seulement des limousines 8 places à 6 glaces en carrosserie usine) subit des évolutions parallèles à celles de la Viva Grand Sport. L’ADB4 du salon n’a pas de portes d’ailes, l’ADB5 qui lui succède presque aussitôt les retrouve. Production: 30 et 269 voitures. Si l’ADB5 subit des changements identiques à ceux observés sur la BCX4 en fin d’exercice, il n’y a toutefois pas de changement de type Mines.

La Vivasport continue sa modeste carrière en devenant le type BCY2 au salon, sans changement par rapport au type BCY1 de l’exercice précédent. Après une production de 181 voitures, elle disparait définitivement en février 1938 dans l’indifférence générale.

Un événement autrement intéressant intervient toutefois dans le haut de gamme Renault au cours de l’année 1938: on décide de reprendre une petite production de 8 cylindres. Malgré un contexte extrêmement défavorable, on peut penser que Louis Renault lui-même intervient pour que sa marque retrouve un haut de gamme de grande classe et que « L’automobile de France » soit présente sur tous les segments du marché automobile, mission qu’il s’est attribuée. Pour marquer une certaine rupture avec la Nerva Grand Sport qui avait été abandonnée, on décide que cette voiture aura une nouvelle appellation commerciale, ce sera Suprastella.

La Suprastella est prévue en 2 types de châssis: un châssis normal de 3,21 m d’empattement directement repris de la défunte Nerva Grand Sport ABM7 sur lequel sont prévues des carrosseries d’usine en berline, cabriolet-spider, coach décapotable, et coupé-spider, et un châssis nouveau, extra long, de 3,72 m d’empattement, réservé à des limousines de dimensions gigantesques. Le châssis court correspond au nouveau type Mines ABM8, tandis que le long devient le type BDP1. L’ABM8 ressemble beaucoup à l’ancienne Nerva Grand Sport à de petits détails esthétiques près qui rappellent ceux des Viva Grand Sport BCX4 qui sortent au même moment, comme la calandre à grosses barres horizontales. Une nouvelle décoration du côté du capot, avec les motifs chromés qui deviennent horizontaux, est aussi adoptée, ceci permet de reconnaître une Suprastella immédiatement, car cette particularité ne sera reprise sur aucune autre série. La BDP1 est absolument remarquable au moins dans ses dimensions, c’est la plus gigantesque voiture sortie de Billancourt depuis la Reinastella. Le compartiment arrière est si vaste que les portes arrière sont parfaitement symétriques de celles de l’avant.  Au niveau mécanique il n’y a rien de bien nouveau, les deux types de Suprastella reprennent toute la mécanique Nerva Grand Sport, le 8 cylindres latéral de 5,4 litres donnant 110 ch, la boîte 3 vitesses, l’essieu avant rigide et les freins mécaniques assistés: que du classique. Les premières Suprastella sont construites en avril 1938, mais au cours de l’exercice aucune ne quitte l’usine. Malgré une grande similitude avec les modèles précédents qui étaient pourtant parfaitement au point, elles subissent d’interminables essais et transformations que l’on peut suivre presque jour par jour sur certains documents. Ceci reste assez inexplicable. 15 ABM8 (6 berlines, 3 cabriolets, 5 coaches décapotables et 1 coupé) et 20 BDP1 sont construites durant l’exercice, mais comme dit, aucune ne quitte l’usine.

Suprastella BDP1 © Renault

Suprastella BDP1 © Renault

LES DERNIERES GRAND SPORT : Exercice 1938/1939

Autant l’année précédente est troublée et les modèles nombreux, autant la dernière année de production des Grand Sport retrouve une certaine sérénité.

La Viva Grand Sport aborde le salon d’octobre 1938 en devenant le type BDV1. Celui-ci rappelle le dernier type BCX4 de l’exercice précédent avec quelques modifications comme de nouveaux petits phares rapportés sur les ailes qui remplacent les gros phares intégrés précédents, ou un nouveau compteur de vitesses rectangulaire remplaçant les 2 anciens cadrans octogonaux ou encore l’installation d’un chauffage de série. La Viva Grand Sport a atteint la maturité, c’est une voiture bourgeoise très confortable et extrêmement soignée. Ses performances restent très honorables malgré des solutions mécaniques conservatrices. Son prix (43000 F en berline) est très concurrentiel, et elle se vend encore bien puisque 1128 voitures sont construites durant l’exercice qui s’achèvera par la déclaration de guerre.

Dans le même temps la Vivastella devient le type BDZ1 au salon en subissant des évolutions parallèles. 358 voitures sont construites.

Berline Viva Grand Sport BDV 1 – © Renault

Berline Viva Grand Sport BDV 1 – © Renault

Enfin, on retrouve la Suprastella dans ses deux versions qui ne changent pas de type pour le changement d’exercice. En plus des voitures déjà construites 9 ABM8 (1 berline, 4 cabriolets, 3 coaches et une carrosserie extérieure par Saoutchick) et 10 limousines BDP1 sont fabriquées avec les caractéristiques propres aux modèles 1939 comme les petits phares. Comme toutes les voitures sont encore à l’usine durant l’hiver 1938/39 la plupart de celles de la première tranche sont d’ailleurs modifiées en modèle 1939. Enfin, au printemps les Suprastella sont livrées aux clients.

La déclaration de guerre met un terme à la production des 6 et 8 cylindres chez Renault, le temps n’étant plus aux voitures de luxe. Un dernier modèle Suprastella BDP1 sera cependant construit en 1942 à partir d’éléments en stock afin de fournir une limousine décapotable d’apparat au Maréchal Pétain, cette superbe voiture sera carrossée chez Franay et aura une vie officielle très longue car elle servira nos chefs d’Etat successifs jusqu’à la fin des années 50.

EN CONCLUSION

Les Grand Sport ont un succès mérité avec un total de 582  8 cylindres construites et 12661 6 cylindres (incluant quelques séries marginales, comme des séries destinées au marché Britannique non décrites ici) durant les 5 années de production. Elles permettent à Renault de conserver une place enviée sur le marché du luxe automobile durant la seconde moitié des années 30, d’autant que leurs prix sont concurrentiels. Ce sont d’excellentes voitures très fiables et très bien finies, d’une élégance indiscutable.  Leurs mécaniques classiques contrastent quelque peu avec le modernisme de leurs lignes et cela leur sera toujours reproché, mais Renault privilégie toujours la simplicité synonyme de robustesse aux solutions complexes ou hasardeuses, et l’on sait cependant que des évolutions techniques sont prévues pour 1940 (comme les freins hydrauliques), la guerre ne permet hélas pas ces changements. La clientèle des Grand Sport est surtout bourgeoise mais l’étude de celle des 8 cylindres fait apparaitre aussi les plus grands noms de l’époque: Présidence, ministres, diplomates, généraux, grands industriels, membres de la noblesse, artistes, et de nombreuses personnalités étrangères, car Renault exporte les Grand Sport dans presque tous les pays du monde. Pour diverses raisons (montage de gazogènes durant l’Occupation, une consommation d’essence jugée trop importante dans les années suivant la guerre, un certain dédain des premiers collectionneurs envers la marque du fait de ses productions plus populaires ou à cause du conservatisme technique) très peu de Renault de luxe, et en particulier très peu de Grand Sport ont survécu. Cette rareté ajoute à l’ignorance que le grand public en a aujourd’hui. Cependant les quelques modèles survivants sont maintenant très recherchés et commencent à atteindre des prix très respectables et les amateurs s’intéressent de plus en plus à ces belles voitures.

Coach décapotable Vivastella Grand Sport ACX1 1935 © Renault

Coach décapotable Vivastella Grand Sport ACX1 1935 © Renault

Aujourd’hui il est bien dommage de constater que le plus haut segment du marché automobile est abandonné aux marques étrangères et depuis longtemps. La triste Régie n’a jamais su renouer avec les voitures de luxe que savait si bien faire Louis Renault pour le plus grand renom de “L’automobile de France”. Quel gâchis.

Le haut de gamme de Louis Renault, par Jean-François de Andria

L’auteur : Jean-François de Andria a travaillé de 1962 à 2002 aux études et à la planification chez Renault. Passionné par l’histoire en général et celle de l’entreprise en particulier, c’est tout naturellement qu’à sa retraite il a rejoint le Comité de rédaction de la Société d’Histoire du Groupe Renault (devenue depuis peu Renault Histoire). Il y publie régulièrement, dans la plupart des cas, sur des épisodes qu’il a personnellement vécus. Le présent article est une de ses premières incursions avant-guerre.

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Nerva Grand Sport ABM7 de 1937 © Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés

Introduction

L’histoire des Renault de haut de gamme avant guerre est largement méconnue, parce qu’elle a été souvent présentée de façon superficielle. À l’inverse, elle a été richement et abondamment traitée dans de très beaux ouvrages, notamment “le Gotha de l’automobile française” de Claude Rouxel et Laurent Friry chez ETAI et “les Renault de Prestige” de Claude Rouxel, Marc Griselhubert, Claude Gueldry et Jacques Dorizon également chez ETAI. Le présent article vise à en faire une présentation à la fois condensée et réaliste.

De 1908 à 1918

À partir de la voiturette de 1898, une “entry car” opportune, Renault ne va pas cesser de diversifier son offre vers le haut et de proposer avec un certain succès des produits plus chers et plus rémunérateurs à l’unité, tout en respectant les principes validés sur les modèles précédents. Dès 1906, au sommet d’une gamme déjà fournie, il introduit la AI, une 35 cv 4 cylindres de 7,5 litres de cylindrée. Moteur et châssis sont largement standardisés avec ceux de la 20 CV de 1905 dont ils sont directement déduits.

La 50 HP modèle AR six cylindres de 9,5 l qui marque en 1908 l’arrivée du constructeur dans le très haut de gamme, est présentée avec ces commentaires : « Les perfectionnements que nous avons apportés à nos nouveaux types ont été étudiés avec un soin minutieux qui nous l’espérons enlèvera à nos clients toute appréhension sur le résultat des nouveautés que nous leur présentons. » « La longue étude que nous avons faite nous a permis de créer ce modèle joignant aux qualités exceptionnelles de douceur et de souplesse, qui résultent de sa conception même, la simplicité et la facilité d’entretien de nos autres types. » ; bref, confort haut de gamme et exploitation aisée.

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Figure.1: La 50 cv AR de 1908 © SHGR/Renault

Pour promouvoir son modèle de prestige, Renault s’appuie sur l’expérience acquise avec une gamme complète et réussie, qui a démontré sa fiabilité et sa valeur d’usage – témoin le succès des taxis AG. Comme les caisses, encore inspirées de l’époque hippomobile – du phaéton entièrement découvrable à la limousine fermée en passant par tous les stades intermédiaires, landaulet, coupé-limousine… –, sont généralement confiées à des carrossiers, ce sont le châssis et les organes mécaniques qui caractérisent une marque. En l’occurrence, le châssis reprend effectivement l’architecture développée sur les autres voitures avec des roues placées aux extrémités et des ressorts de suspension AR “cantilever” (en porte-à-faux) et un empattement porté à près de 4 m (!). Quant au moteur, il est constitué de trois bicylindres dérivés de celui présenté en 1902. Carburateur, embrayage, boîte de vitesses et transmission sont brevetés. Un démarreur à air comprimé est disponible sur option[1], alors que la plupart des concurrents ont encore recours à la manivelle. Mais c’est la disposition originale du radiateur (breveté) derrière le moteur pour faciliter les interventions qui va donner aux Renault une allure aisément identifiable.

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Figure.2: Le capot si caractéristique des Renault

L’AR sera produite à 16 exemplaires, et donnera naissance à une longue lignée. De 1909, qui verra apparaître les moteurs constitués de 2 groupes de trois cylindres, à 1918, 158 véhicules sortiront d’usine. En 1912, l’héritière du moment, la CG, sera dénommée “40 CV”, appellation reprise et conservée sur les modèles qui suivront et qui incarnera le prestige de la marque, des années durant. Comme le précise le catalogue : « la caractéristique de nos châssis a toujours été la simplicité.» Cette revendication réitérée pourrait être étendue à la plupart des composants, car la simplicité garantit l’agrément d’utilisation : elle favorise la fiabilité, la facilité d’entretien et de réparation, bref une haute valeur d’usage à laquelle le constructeur porte la plus grande attention. Ce qui n’empêche pas d’introduire à un rythme soutenu des perfectionnements dans pratiquement tous les domaines, mais en en pesant soigneusement les risques et en n’hésitant pas à revenir en arrière. Confort, silence, souplesse, sécurité et élégance seront les qualités les plus fréquemment développées dans les argumentaires.

Figure.3: La CG de 1912 qui prend le nom de 40 CV © SHGR/Renault

Figure.3: La CG de 1912 qui prend le nom de 40 CV © SHGR/Renault

Les faibles chiffres de production doivent être appréciés dans le contexte du très étroit marché automobile de l’époque, où plus d’une quinzaine d’autres marques présentent des 6 ou même 8 cylindres. Citons parmi elles les françaises Delaunay-Belleville, de Dion Bouton, Berliet, Darracq, Mors, Hotchkiss, Bayard-Clément, Panhard et Levassor, Lorraine Dietrich, Rochet-Schneider et les étrangères Daimler et Rolls-Royce[2].

De 1919 à 1929

Les années d’immédiat après-guerre ne marqueront pas de rupture notable dans la conception des “40 CV”. Elles continueront de bénéficier d’améliorations visant à les rendre toujours plus sûres et confortables : freinage (servofrein), suspension, démarreur électrique, phares, pare-chocs… Progressivement, les lignes de capot vont se simplifier et se tendre, le radiateur cessant de faire saillie à l’arrière du moteur. Dans un premier temps (1923), le radiateur unique sera divisé en deux parties disposées latéralement et ventilées par des ouïes percées sur les côtés du capot. Celui-ci s’ornera de trois arêtes, dont deux, latérales, fileront avec la ceinture de caisse, donnant à l’ensemble une continuité et une homogénéité qui renforcent l’impression de dynamisme et de puissance. Devant le klaxon qui débouche au milieu de celle du centre, est alors apposée une grille ronde pliée à barres horizontales. Cette grille prend à partir de 1925 la forme d’un losange, qui deviendra le logotype de la marque. En 1926, il sera surmonté d’une étoile stylisée à 5 branches.

Figure.4: Le capot profilé de 1923 © SHGR/Renault

Figure.4: Le capot profilé de 1923 © SHGR/Renault

Dès 1922, un 6 cylindres monobloc de 4,2 litres, rapidement porté à 4,8 litres (18/22 CV) équipera un châssis d’1,44 m de voie . Puis, en 1926, une version 3,2 litres (15 CV) renforcera cet essai de démocratisation de ce type de motorisation qui s’accélèrera puissamment les années suivantes.

La concurrence reste aussi abondante, mais une certaine sélection s’opère sur le prestige : en France, c’est Hispano-Suiza qui tient le haut du pavé, avec un profil très similaire à celui de Rolls-Royce, constructeur réputé de moteurs d’avion. Il affiche des techniques évoluées (bloc moteur en aluminium et arbre à cames en tête[3]), une politique active de compétition, mais aussi… l’absence de modèle populaire. Le niveau élevé de performances (plus de 160 km/h) de son modèle 46 CV et l’incontestable élégance des lignes lui font marquer des points.

1927-1929 Le grand tournant

De 1927 à 1929, la stratégie haut de gamme de Renault va être revue, proposant un éventail de modèles positionnés dans un premier temps dans la partie supérieure de la plupart des segments, mais très homogènes et standardisés. On aura ainsi bientôt quatre produits représentatifs de cette nouvelle approche qui assoit plus solidement le prestige de la marque. La difficulté des temps – on traversera bientôt la Grande Crise – va faire revoir cette stratégie jusqu’à la mobilisation de 1939, par concentration sur le cœur du haut de gamme et élimination des extrêmes. Le nombre de châssis utilisés passera de quatre à deux et finalement un.

Dans un premier temps va être largement étendue l’offre de 6 cylindres, reconnus comme des attributs de luxe pour leur souplesse, leur fiabilité et leur silence. Simultanément des noms de modèles vont remplacer les désignations ésotériques utilisées jusque-là, attribuant à chaque type un numéro d’ordre composé de deux lettres (AA, AB, AC…) assorti d’une puissance plus ou moins arbitraire (La 40 CV par exemple est passée à 31 CV fiscaux, sans changer de désignation). C’est ainsi qu’apparaissent une 8 CV (1,5 litres de cylindrée) et une 15 CV de 3 litres, dénommées respectivement Monasix et Vivasix.

Dans un second temps, en 1928, apparaîtront la remplaçante de la 40 CV, une huit cylindres, dont le nom Renahuit, contraction de Renault et huit, deviendra rapidement Reinahuit puis Reinastella, le nombre de cylindres ne suffisant pas à rendre compte du grand luxe offert, davantage évoqué par le suffixe “stella”. Par la suite, celui-ci fera carrière sur toute la gamme des six et huit cylindres.

Apparaîtront ainsi quasi simultanément des versions beaucoup mieux habillées et équipées des “petites” 6 cylindres, dénommées Vivastella et Monastella.

Figure.5: Vivastella 1928 © SHGR/Renault

Figure.5: Vivastella 1928 © SHGR/Renault

Figure.6: Monastella cabriolet, voiture considérée comme féminine © SHGR/Renault

Figure.6: Monastella cabriolet, voiture considérée comme féminine © SHGR/Renault

À l’occasion de la sortie de la Reinastella, rompant avec une tradition de 20 ans, Renault transfère à l’avant le radiateur, maintenant abrité derrière une calandre munie de volets à commande thermostatique, dont l’apparence reprend certains des traits caractéristiques de la 40 CV, notamment l’oblicité et l’arête médiane en coupe-vent. Ornée d’ailettes horizontales, d’un losange de bonne taille et d’une étoile filante dont la queue se prolonge sur le capot, elle est complétée par des pare-chocs bilames apparus l’année précédente. Associée à un abaissement de la ceinture de caisse, cette face avant modernise l’apparence du véhicule, tout en maintenant une parenté évidente avec les générations précédentes et avec le reste de la gamme. Ce changement, bien nécessaire eu égard à l’incontestable obsolescence esthétique de la 40 CV, est justifié par l’introduction d’un moteur 8 cylindres en ligne de 7 litres et 110 ch, constitué d’un 4 cylindres encadré par deux bicylindres. C’est sa longueur qui a remis en cause le positionnement du radiateur à l’arrière, car elle rend très ardu l’accès par l’avant aux derniers cylindres.

Dès l’origine, la voiture est présentée avec une élégante carrosserie usine de “limousine”, sept places et six glaces latérales, que l’élargissement du châssis et des voies permet de rendre plus spacieuse et, grâce aussi à l’amélioration de la suspension, plus confortable. D’autres variantes suivront sous la forme de berlines (quatre glaces latérales), de coaches, de coupés et de cabriolets. Elles seront montées et finies dans un atelier spécifique de l’usine O, tout au moins celles que leur client ne confiera pas à l’un des carrossiers réputés de l’époque, les Belvalette, Rothschild,. Kellner, Labourdette, Letourneur et Marchand…

Figure.7: Une des premières Reinastella © SHGR/Renault

Figure.7: Une des premières Reinastella © SHGR/Renault

L’augmentation du nombre de cylindres permet d’améliorer encore le silence de marche et la souplesse du moteur, une des épreuves de l’époque consistant à rouler au pas en prise. Avec ce modèle et ses successeurs, Renault monte incontestablement en gamme. Mais, partisan de la formule « il n’y a pas, il ne peut y avoir de voiture à tout faire », il maintient les Vivastella et Monastella, mais leur impose la même disposition de radiateur à l’avant du moteur, conservant ainsi l’homogénéité de la gamme de luxe, malgré l’absence de justification par la longueur du moteur pour ces six cylindres.

Enfin, dans un troisième temps, en octobre 1929, est présentée une nouvelle ligne de produits, équipée du châssis et de carrosseries repris de la Vivastella et d’un 8 cylindres monobloc compact de 4,2 litres. Commercialisée à partir de mars et moitié moins chère que les Reinastella, elle adoptera le préfixe Nerva, qui souligne un niveau de performances accru obtenu grâce à l’allègement de la caisse.

Figure.8: Nervastella 1930 © SHGR/Renault

Figure.8: Nervastella 1930 © SHGR/Renault

La gamme comprend alors quatre modèles. Avec l’arrière-pensée évidente de ranimer constamment l’intérêt des clients, ils ne vont pas cesser d’être perfectionnés et diversifiés d’année en année, et même en cours de millésime, ce qui conduira souvent à des réalignements de véhicules déjà produits. Freinage, constituants des moteurs, carburation, rapports de boîte, embrayage, démarreur, direction, châssis et suspension feront ainsi l’objet d’évolutions incessantes, souvent brevetées, de même que les sièges, les phares, l’aménagement intérieur et extérieur, l’insonorisation…

Toutes les carrosseries d’origine constructeur des Stella sont maintenant confiées à l’atelier de l’usine O, garant d’une finition particulièrement soignée, au point d’être parfois qualifiée de somptueuse par la critique. Réalisées et montées à faible cadence par un personnel spécialisé – les Nerva ne dépassent pas 3 par jour, quant aux Viva, leur cadence journalière plafonnera à 25 – elles bénéficient de l’utilisation des meilleurs matériaux et accessoires, et peuvent être personnalisées à loisir.

                                                                               Gamme 1929/1930

Mona Viva Nerva Reina
Nombre de cylindres 6 6 8 8
Cylindrée cm3 1476 3180 4240 7120
Puissance ch 26 60 100 100
Empattement 2,65 3,11/3,35 3,35 3,714
Voies 1,30 1,44/1,45 1,44/1,45 1,54/1,55
Production millésime 19581 3437 210 220

À la différence des principales cotes de châssis (empattements et voies) qui vont rester quasi identiques jusqu’à l’extinction des programmes, les carrosseries vont beaucoup évoluer et, par l’introduction de pare-chocs, de formes plus effilées, de malle arrière, s’allonger.

Le volume des six et huit cylindres atteindra cette année-là pratiquement la moitié de la production automobile du constructeur.

Il ne s’agit pourtant que d’un feu de paille, car la crise mondiale, qui se fait jour au moment même de la sortie de la Nervastella, ne va pas tarder à compromettre un succès pourtant bien entamé. Dès l’année suivante, la production de Monasix s’effondrera. Elle sera arrêtée en 1931. Monastella, et son successeur Primastella utilisant le même châssis, se maintiendront dans des volumes modestes jusqu’en 1933, date à partir de laquelle seules les Viva offriront des 6 cylindres à raison de 4 à 5 000 unités par an. Mais, comme elles partagent avec les Nerva leur châssis (en différents empattements) et, en raison de leur totale homogénéité esthétique, la plupart des éléments de carrosserie, la forte standardisation des modèles de luxe de Renault lui permet de tirer les prix de revient et d’asseoir ses positions à ce niveau de gamme.

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Ainsi, le constructeur s’est doté d’une position dominante sur le segment du luxe. Comme en même temps, il a opéré la même stratégie sur la plupart des autres marchés à forte valeur ajoutée – V.I., autobus, autorails, tracteurs, matériel militaire – il parviendra à mieux traverser la crise, bien qu’il ait perdu au début des années 1920, face à Citroën puis Peugeot[4], la place de marque française fabriquant le plus grand nombre d’automobiles, et que le haut de gamme sera de plus en plus affecté par la dureté des temps.

Dans l’âpre combat sur ce marché, les autres marques de prestige renouvellent elles aussi leur offre, souvent avec des huit, voire des douze cylindres, mais les marques de renom restent les mêmes : Rolls-Royce, Hispano, Daimler, auxquelles se joint Bugatti. Elles doivent leur réputation à des modèles plus ambitieux, et donc plus chers, et parfois à des techniques considérées comme plus modernes. Renault se refuse en effet avec constance à ce qu’il considère comme aventuré, notamment les soupapes en tête, le freinage hydraulique ou les roues indépendantes. Son argumentation est toujours la même : après expérimentation approfondie, il considère ces options comme plus complexes, donc plus coûteuses, plus difficiles à mettre au point et à entretenir, moins robustes et en définitive difficiles à justifier par rapport aux solutions éprouvées et patiemment améliorées.

Amélioration incessante, diversité des modèles, des carrosseries et des options, telles sont, à l’opposé de la grande série standardisée, les recettes du constructeur pour répondre aux aspirations variées des clients, et pour essayer de les tirer vers le haut en leur permettant de personnaliser sa voiture.

Techniquement et industriellement, le système doit être extrêmement flexible et réactif. Fréquente est en effet l’introduction simultanée sur toute la gamme de nouveautés d’importance, par exemple les changements profonds d’aspect, ou la généralisation des différents moteurs 6 cylindres. La forte intégration des usines, leur regroupement en un site unique, la standardisation très poussée impulsée par le constructeur en sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes. Par rapport à Peugeot et Citroën, sans doute mieux organisés pour la “grande série”, peut se trouver là une explication de la moindre productivité apparente de Renault. Mais celle-ci se trouve plus que compensée par le chiffre d’affaires unitaire plus élevé permis par la politique de versions de luxe et de personnalisation.

1930-1939 Apogée et déclin

Nous allons maintenant suivre l’évolution des produits et de la politique, sans rentrer dans un détail que ne permet pas la dimension de cet article.

Au salon 1930, les ailettes horizontales de la calandre laissent la place à de fines barres verticales. Le losange devient plus discret et remonte avec l’étoile vers le haut de la calandre. Des ouïes de refroidissement sont percées sur les côtés du capot. Les caisses sont surbaissées et le réglage de position du siège arrière est généralisé sur les carrosseries fermées pour agrandir le coffre au besoin.

Figure.9: L'élégante Reinastella 8 cylindres limousine de 1928 © SHGR/Renault

Figure.9: L’élégante Reinastella 8 cylindres limousine de 1928 © SHGR/Renault

Pour tous ses modèles, en s’appuyant sur le couple élevé permis par le nombre de cylindres et les choix architecturaux (longue course, soupapes latérales) des moteurs, le constructeur revendique l’avantage de la “surmotorisation”, réserve de puissance permettant d’accélérer franchement sans avoir à rétrograder. En privilégiant les reprises à bas ou moyen régime par rapport aux puissances élevées, il explicite sa philosophie technique qui, dans son esprit, favorise l’utilisateur en situation réelle par rapport à l’amateur de performances brillantes.

En cours de millésime (février/mars 1932) l’année suivante, en réaction aux premiers effets de la crise en France, s’amorce une nette redescente en gamme sous forme d’introduction sur chaque modèle de versions plus dépouillées et plus abordables : addition d’un hybride dénommé Primastella, avec carrosserie de Mona et motorisation de Viva (60 ch à 3000 t/mn), tandis que les Monasix et Vivasix sont remplacés par de plus modestes Monaquatre et Vivaquatre aux noms évocateurs. Enfin, une Primaquatre complète un tableau qui, difficulté des temps oblige, prend à contrepied la politique triomphalement lancée en 1927.

Cependant, une Reinastella “sport”, allégée, de puissance portée de 110 à 130 ch, et dotée d’une boîte à 4 rapports, et une Nervasport, d’empattement raccourci (3,13 m contre 3,35), pourvoient les modèles supérieurs de versions sportives.

Au salon 1932, les lignes de carrosserie sont adoucies, marquant un souci accru d’aérodynamisme, et la “suspension amortie”, version Renault (brevetée) des silent-blocks, apparaît sur les moteurs. La direction, conservée jusque-là à droite sur les modèles de prestige, passe définitivement à gauche. À la liste d’options qui comprend maintenant un embrayage automatique s’ajoute donc naturellement la conduite à droite. Dans le même temps, la variété des caisses se réduit. Il n’y a plus de découvrables sur la Viva, ni de 2 portes sur la Nervastella. Et surtout la Reina, le porte-drapeau, disparaît au bout de seulement 5 ans d’existence. Elle n’aura été construite qu’à 400 exemplaires, mais seule Hispano aura fait mieux.

Aérodynamisme et hyperaérodynamisme.

 

Figure.10: Vivastella 1934 limousine 8 pl. "queue de pie". Entrée en scène de l'aérodynamisme © SHGR/Renault

Figure.10: Vivastella 1934 limousine 8 pl. “queue de pie”. Entrée en scène de l’aérodynamisme © SHGR/Renault

La tendance à un intérêt accru pour l’aérodynamisme observée au salon 1932 voit un nouveau développement l’année suivante. Calandre et pare-brise s’inclinent davantage, les ailes enveloppent mieux les roues, les pare-chocs se cintrent, la carrosserie s’abaisse, la roue de secours et le coffre s’intègrent dans la caisse (ce qui permettra d’exploiter le brevet relatif à la modularité du siège arrière). Au lieu d’être rentrant, l’arrière s’incurve maintenant en pointe vers le bas, en “queue de pie”.

Figure.11: Nervasport 1934 à "queue de pie" © SHGR/Renault

Figure.11: Nervasport 1934 à “queue de pie” © SHGR/Renault

Dans le Figaro illustré, la publicité proclame : « les Stella 1934 présentent la ligne aérodynamique, profilée et plus rationnelle encore : ligne de l’avenir qui permet, avec la meilleure pénétration dans l’air, de plus grandes vitesses et plus d’économie. »

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Figure.12: Le catalogue de la gamme 1934 souligne les avantages de l’aérodynamisme et la continuité de la marche de la marque © SHGR/Renault

Cette mutation coïncide avec l’arrivée en juin 1933 dans le groupe Renault du constructeur d’avions Caudron et de son responsable technique, Marcel Riffard, dont les créations sont d’une finesse telle qu’elle leur permet de rivaliser avec des appareils beaucoup plus puissants. Elle précède de 3 mois les apparitions de la célèbre Chrysler Airflow, d’un an celle de la traction Citroën et de deux celle de la Peugeot 402.

De nouvelles innovations – amortisseurs hydrauliques, starter automatique – sont introduites en série. Un nouveau moteur d’alésage 80, de 85 ch, équipe maintenant les Vivastella, et la Primastella dont l’empattement est porté à 2,95 m et dont le nom disparaît au profit de celui de Vivasport. Simultanément, l’adoption du même alésage porte le 8 cylindres de la Nervastella à 4,9 litres, en attendant de faire passer l’année suivante le diamètre du piston à 85 mm et la cylindrée à 5,45 litres

L’année suivante, apparaît une nouvelle espèce, celle des “Grand Sport”. Ce qualificatif de “nouvelle espèce” se justifie par un changement radical de physionomie. Autant, d’une évolution à l’autre, même lors du passage du radiateur à l’avant, les modèles avaient préservé jusque-là une parenté manifeste, autant il est difficile de reconnaître la filiation de ces “Grand Sport”, à châssis pourtant inchangés. Les ailes dans lesquelles les phares sont maintenant encastrés se raccordent de façon plus continue à la caisse et sont complétées à l’arrière par des “portes” amovibles cachant les roues, l’habitacle occupe toute la largeur utile en avalant les marchepieds, ce qui permet de loger confortablement trois adultes à l’avant. La calandre s’élargit et le poste de conduite est réaménagé de façon à dégager l’espace devant le passager central.

Figure.13: Coach Nervastella Grand Sport, 3 places de front à l'avant © SHGR/Renault

Figure.13: Coach Nervastella Grand Sport, 3 places de front à l’avant © SHGR/Renault

En prélude aux “Grand Sport”, une dizaine de Nervastella et une douzaine de Vivastella “hyperaérodynamiques”, aux traits encore plus poussés (pare-brise et lunette arrière en deux parties très inclinées) avaient fait l’objet d’une tentative rapidement interrompue, de peur d’une trop forte réticence de la clientèle.

Au printemps 1935, la gamme Viva sera aussi dotée d’une version “Grand Sport” qui reprend toutes les caractéristiques des Nerva, à la motorisation et à l’empattement près. Avec un alésage porté maintenant à 85 mm, elle bénéficie d’une cylindrée de 4,085 l.

Figure.14: Viva Grand Sport 1935 © SHGR/Renault

Figure.14: Viva Grand Sport 1935 © SHGR/Renault

Proposées parallèlement à la gamme classique et légèrement restylées au salon 1936 avec des calandres en V et des phares redessinés, les Nerva et Viva “Grand Sport” n’évolueront plus beaucoup. Plus abouties esthétiquement, ce dont témoignent leurs succès dans les concours d’élégance, elles vont progressivement supplanter leurs cousines classiques. Les berlines 8 places (2 rangées de 3 plus 2 strapontins) reprennent alors l’appellation Nervastella ou Vivastella, le label “Grand Sport” étant manifestement inadapté à leur taille imposante. Lorsque leur production sera arrêtée, pour les premières en juillet 1937, et en juillet 1939 pour les secondes qui auront donc tenu deux ans le rôle de porte-drapeau de la marque, un peu plus de 500 et de 12 600 exemplaires en auront respectivement été construits.

Notons cependant qu’une résurgence d’une cinquantaine de Nervastella appelées “Suprastella” sera fabriquée à partir du printemps 1938, certains clients, dont la Présidence de la République, en ayant probablement manifesté le besoin.

Figure 15: Viva Grand Sport 1936 © SHGR/Renault

Figure 15: Viva Grand Sport 1936 © SHGR/Renault

Figure 16: Suprastella limousine 1939 © SHGR/Renault

Figure 16: Suprastella limousine 1939 © SHGR/Renault

Conclusion :

De 1908 à la dernière guerre, Renault a été en permanence un acteur majeur du haut de gamme français, à la différence de ses deux grands concurrents, Citroën et Peugeot. D’abord avec la 40 CV qui a occupé 20 ans durant une des premières positions sur le segment de la voiture de luxe, puis avec une gamme de modèles, caractérisés par les suffixes “stella” ou “sport”, qui ont détenu une part durablement significative d’un segment par ailleurs fortement affecté par le contexte économique et fiscal.

Ce parcours n’a pas été un long fleuve tranquille, loin s’en faut. Il a été semé de réussites mais aussi d’échecs, à commencer par la tentative faite en 1927 de démocratisation du six cylindres, bien engagée, mais rapidement abandonnée.

Les produits ne s’imposaient pas tant par l’innovation, au sens d’introduction de ruptures technologiques, mais par la continuité dans le très haut niveau, par la grande diversité de l’offre et par un rythme élevé d’évolutions mécaniques et esthétiques qui n’affectaient pas les orientations de base et n’entamaient pas la réputation de qualité et de robustesse de la marque. Châssis et moteurs ont certes changé, mais sans véritable rupture, ce qui a permis de parler de conservatisme. Au final, les qualités de confort, de finition, d’agrément, de souplesse, essentielles pour caractériser ce niveau de gamme, ont constamment été promues et reconnues par la critique.

La puissance du groupe et de son réseau aidant, le succès relatif s’est affirmé, dans un marché malheureusement en peau de chagrin qui n’a pratiquement pas survécu à la guerre.

Pour toute réfrence à ce texte, merci de préciser: Jean-François de Andria, “Le haut de gamme de Louis Renault”, louisrenault.com, août 2013.

[1] En série à partir de 1908

[2] Voir à ce sujet le Gotha de l’automobile française de Claude Rouxel et Laurent Friry op. cité et les Renault de Prestige de Claude Rouxel, Marc Griselhubert, Claude Gueldry et Jacques Dorizon op.cité

[3] Louis Renault, après avoir expérimenté les soupapes en tête,  conclut que cette solution est compliquée (plus de pièces en mouvement), rend les réglages et l’entretien plus difficiles sans rien apporter de décisif dans les domaines qu’il juge prioritaires – souplesse, fonctionnement à bas régime, silence.

[4] Peugeot, et Citroën, dont la 15/6 de 3 litres de cylindrée est dérivée d’une 7 cv, sont d’ailleurs absents du marché du luxe. L’ambitieuse Citroën V8 de 22 CV n’existera qu’en prototype

L’élimination de François Lehideux des usines Renault, juillet 1940

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “L’élimination de François Lehideux des usines Renault, juillet 1940”, louisrenault.com, février 2012. Dernière mise à jour 28 février 2012.

Source : documents aimablement communiqués par Madame Barbara Gallant – Archives privées Guillelmon

Présentation des documents

Nous publions aujourd’hui des documents exceptionnels. Il s’agit en effet de deux notes inédites de Louis Renault consacrées aux différends qui l’opposèrent à son neveu par alliance François Lehideux depuis le milieu des années trente jusqu’à leur brouille définitive intervenue au cours de l’été 1940. C’est grâce à l’amabilité et aux recherches dans les papiers de famille de Madame Barbara Gallant, fille de Marcel Guillelmon et petite-fille de Samuel Guillelmon, proches collaborateurs de Louis Renault, que nous pouvons aujourd’hui rendre publiques ces pièces d’une importance capitale. Importantes, elles le sont à plus d’un titre. Tout d’abord, parce qu’elles font définitivement litière de la légende colportée pendant près de soixante ans par François Lehideux, légende suivant laquelle il aurait volontairement quitté les usines Renault suite au désaccord survenu avec son oncle par alliance au sujet de la réparation des chars pour les Allemands et de la mensualisation de la maîtrise (juillet-août 1940). Ces affirmations, étrangement acceptées sans examen par l’extrême majorité de mes confrères, permirent à l’ancien ministre du maréchal Pétain de se forger à bon compte une image de patron social et de « résistant » ; ainsi s’opposait-il au vieil industriel gâteux dont les idées auraient été rétrogrades au plan social et suspectes au plan patriotique. Dans ma biographie, publiée en 2000, j’ai en grande partie démonté cette légende. En m’appuyant essentiellement sur les archives nationales, j’ai en effet prouvé que François Lehideux et ses hommes de foi – Jean Bonnefon-Craponne et Georges Chassagne – avaient lancé une rumeur et inspiré une motion de défiance contre Louis Renault au début de l’occupation allemande ; j’ai montré que François Lehideux était parvenu à convaincre l’ambassadeur Léon Noël et surtout Alexandre Parodi, futur résistant et ministre du général de Gaulle, de la culpabilité de Louis Renault : accusations dont le lecteur peut facilement mesurer les conséquences à l’heure de la Libération du territoire ; j’ai enfin prouvé que, loin de partir de son plein gré, François Lehideux et ses proches collaborateurs avaient été congédiés « brutalement » par Louis Renault au cours de l’été 1940.

Les nouveaux documents que je publie aujourd’hui permettent d’aller plus loin encore. Ils prouvent en effet, non seulement que Louis Renault voulait ôter à François Lehideux la plupart de ses responsabilités dès l’été 1939 – comme je l’avais suggéré il y a douze ans, mais surtout qu’il avait décidé de lui retirer tout poste de direction dès le 22 juillet 1940, soit la veille même de son retour à Paris. Ce n’est donc pas seulement en raison de l’affaire des chars et de la mensualisation de la maîtrise que François Lehideux, son adjoint Bonnefon-Craponne et son secrétaire Armand, furent renvoyés des usines Renault, mais parce que Louis Renault avait tout simplement décidé de se débarrasser de François Lehideux. En dévoilant l’ultime complot de Lehideux, les incidents d’août 1940 ne firent que précipiter et exacerber le conflit entre les deux hommes. Les origines de cette rupture sont clairement expliquées dans les deux notes inédites de Louis Renault extraites des papiers Guillelmon : la première datée du 22 juillet 1940 et la seconde, de juillet 1940, adressée directement à François Lehideux (probablement le même jour), les deux textes étant paraphés BL (Blanche Latour, l’une des secrétaires personnelles de Louis Renault). Le constructeur y met en cause l’incapacité de François Lehideux à assumer les responsabilités croissantes qui lui ont été confiées depuis son entrée à l’usine (1930), son manque d’assiduité, sa désinvolture, les erreurs dans ses choix industriels, les résultats désastreux de sa gestion financière… Les mots de Louis Renault sont sincères, tranchants, sans concession : « A mon point de vue, vous êtes incapable de diriger l’affaire ; vous n’êtes jamais précis ; vos décisions sont lentes et souvent vous n’en prenez pas ». Louis Renault fustige ailleurs l’arrogance et le manque d’humilité du jeune patron de 36 ans (1940) qui se considère depuis quelques années déjà comme le véritable dirigeant de l’entreprise, ne prenant même plus la peine d’informer le fondateur de ses décisions (Louis Renault est alors un homme d’expérience âgé de 63 ans). Toutes les causes de conflits entre l‘oncle et le neveu sont énumérées : la volonté de Louis Renault d’augmenter les prix de vente afin de compenser tant bien que mal l’explosion des prix de revient ; la création de départements autonomes ; la diversification des fabrications ; les oeuvres sociales sur lesquelles, malheureusement, le constructeur ne s’étend guère ; enfin la mission aux Etats-Unis où Louis Renault s’est rendu à contrecœur, croyant être plus utile à Billancourt et imaginant, sans doute à tort, être la victime d’une manœuvre du contrôleur de l’Armement, Charles Rochette… Quoi qu’il en soit, c’est probablement en raison des manigances de François Lehideux – celles-ci étant avérées – que Louis Renault voulut accélérer son retour à Paris au début de l’Occupation allemande. A la lumière de tout ce que nous savons désormais, nous pouvons comprendre son inquiétude, François Lehideux ayant pris l’initiative (avec Pierre Laval) de faire rouvrir les usines de la région parisienne au moment même où Louis Renault se trouvait à l’étranger. Nous montrerons d’ailleurs dans un autre document inédit des papiers Guillelmon que ce n’est pas François Lehideux qui souhaitait retarder le retour de Renault en zone occupée, mais bien René de Peyrecave.

Essayons de résumer l’évolution de ce conflit : Profondément déçu par l’attitude et le travail de François Lehideux, Louis Renault décide dès l’été 1939 de borner les nombreuses responsabilités de son neveu par alliance aux seules questions financières. Contrarié dans ses ambitions, François Lehideux organise sa revanche alors qu’il est mobilisé en Lorraine ; quand il est finalement affecté au ministère de l’Armement à la demande de René de Peyrecave, puis désigné comme contrôleur des usines de son oncle par le ministre Raoul Dautry, il continue de propager des rumeurs suivant lesquelles Louis Renault ne travaillerait pas suffisamment pour la Défense nationale : il prétend en effet avoir reçu aux armées des lettres de collaborateurs mécontents que personne n’a jamais vues et ne verra jamais ; un rapport de police se fait l’écho de ces allégations, précisant comme par hasard, que François Lehideux serait le plus apte à remplacer le patron de Billancourt, accusé (déjà) de ne plus jouir de toutes ses facultés intellectuelles [1].

Le scénario se répète presque à l’identique au début de l’occupation allemande. Louis Renault a décidé d’aller encore plus loin en ôtant à François Lehideux toutes ses fonctions de direction (à l’exception de son siège au conseil d’administration, sans doute par égard pour sa nièce Françoise). Même cause, même effet : la réaction du neveu par alliance ne se fait pas attendre. A peine Louis Renault est-il entré à Paris que François Lehideux fait courir une nouvelle rumeur suivant laquelle le constructeur aurait accepté de réparer des chars pour les Allemands et souhaiterait profiter de l’occupation pour revenir sur certains acquis sociaux. Cette fois, Louis Renault n’est pas dupe et son neveu est définitivement renvoyé de l’usine, ce qui lui permettra de faire carrière à Vichy. François Lehideux emportera toutefois la dernière manche de ce bras de fer. En effet, toutes les manœuvres de cet homme aux ambitions contrariées, qui souhaitait par ailleurs se disculper du rôle trouble qu’il avait joué pendant la guerre, pesèrent très lourd dans les accusations portées contre Louis Renault à la Libération.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “L’élimination de François Lehideux des usines Renault, juillet 1940”, louisrenault.com, février 2012. Dernière mise à jour 28 février 2012.

[1]. La thèse sera reprise après la Libération par Alexandre Parodi, le résistant se faisant l’avocat inespéré de l’ancien ministre du maréchal Pétain…

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