Archives de catégorie : Témoignages

Entretien filmé avec Dominique Boggetto, 24 avril 2012

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Le père de Dominique Boggetto, Giovanni (au centre) dans l’armée italienne en 1913 © Archives privées Boggetto – droits réservés

Dominique Boggetto est né le 7 juin 1923 à Poilly dans la Marne, fils de parents italiens, qui avaient émigré trois ans plus tard, faute de trouver du travail dans leur pays d’origine. La situation de l’Italie était en effet désastreuse au lendemain de la guerre et la France avait besoin de main-d’œuvre pour reconstruire les régions dévastées, notamment en Champagne. Les Boggetto sont originaires du village de Levone, situé à une trentaine de kilomètres de Turin. Le père, Giovanni, est maçon. Attiré par son frère, qui était déjà installé en France, il fit un premier séjour avant de faire venir sa famille. L’installation fut facilitée par la solidarité qui existait entre les immigrés de la petite « colonie » de Poilly ; les baraques en bois qu’ils avaient construites eux-mêmes formaient ce qu’on appelait « le camp des Italiens ». C’était un petit pays à l’intérieur du pays.  L’intégration fut facilitée quand ils quittèrent le village de Poilly pour se rendre à Trappes. Maçon très habile, Giovanni crée en 1929 une petite entreprise artisanale. Dominique est donc issu d’un milieu modeste qui parvient à s’en sortir à force de travail. Comme pour beaucoup d’autres enfants de cette époque, l’école communale fut à la fois un tremplin et un révélateur.  Après l’obtention du certificat d’études et du brevet, il passe le concours d’entrée chez Renault, ses parents n’ayant pas les moyens de lui faire poursuivre ses études.  Dominique a seize an lorsqu’il entre à l’école professionnelle Renault (1939). Il est passionné de mécanique et c’est tout naturellement qu’il est orienté dans cette spécialité, et intègre plus particulièrement l’atelier d’outillage.  Comme ses camarades, il peut mesurer l’expansion de l’entreprise en comparant le petit atelier de Louis Renault au gigantisme des usines de Billancourt. Il y a aussi, rue Emile Zola, le petit char de la Victoire, le célèbre FT-17, symbole d’un passé glorieux.


Histoire Renault – Entretien Dominique Boggetto par Boulogne-Billancourt

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La famille Boggetto l’année de son installation en France (1920), à Poilly dans le département de la Marne © Archives privées Boggetto – droits réservés

De son apprentissage, Dominique Boggetto retient, entre autres, la grande pédagogie du directeur de l’école professionnelle, Félix Gourdou.  Le jeune homme passe son CAP en 1942 puis quitte momentanément Renault pour suivre les cours d’une école de dessin industriel. Il est de retour chez Renault, début 1944, date à laquelle il intègre le bureau d’études, service installation. On disait que l’usine était dirigée en réalité par les Allemands, mais on ne les voyait pas, se souvient Dominique Boggetto.  Le jeune homme n’a pas le souvenir d’avoir rencontré Louis Renault, contrairement à plusieurs de ses condisciples que nous avons interrogés.

Dominique Boggetto lors de son apprentissage chez Renault © Archives privées Boggetto - Droits réservés

Dominique Boggetto lors de son apprentissage chez Renault © Archives privées Boggetto – Droits réservés

Dominique Boggetto quitte Renault pour effectuer son service militaire et retrouve l’entreprise en 1946. Il gravit tous les échelons en passant un examen annuel : dessinateur débutant, puis « petites «études », « études » 1 et 2, enfin « projeteur » 1, 2 et 3. Le soir, il peut suivre les cours de l’Ecole des Arts et Métiers, ce qui lui permet de devenir ingénieur en 1953. Il passera un an et demi chez SIMCA, attiré par un plus haut salaire, mais reviendra à Billancourt en raison de l’ambiance. Il quitte définitivement Renault en 1966 pour prendre la direction du bureau d’études de la SALPA, entreprise de production de caoutchouc, de plastique et de carton.

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Dominique Boggetto, 24 avril 2012”, louisrenault.com, juin 2012.

Dernière mise à jour : 26 juin 2012

Entretien filmé avec Gaston Keledjian, 23 avril 2012

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Gaston Kélédjian @ Archives privées Kélédjian

C’est un personnage que Gaston Keledjian, homme de conviction et de talent qui, à 89 ans, garde son franc-parler. Il n’a pas été simple de le persuader que l’intérêt de l’interview était d’évoquer sa vie et sa propre carrière –  il aurait préféré « parler uniquement du père Renault qui m’a permis d’avoir une excellente profession » ou encore témoigner en faveur de Louis Renault devant « un tribunal ». Et pourtant sa vie est passionnante. Ses parents sont des survivants du génocide arménien de 1915-1916. Beaucoup de membres de sa famille furent massacrés par les Turcs : ses grands-parents et son oncle maternels ; ses grands-parents paternels ainsi que  tous ses demi-frères à l’exception d’un seul qui fut sauvé par une mission américaine. Son père eut l’idée judicieuse de se réfugier dans ce qui devint, après la guerre, le protectorat français de Syrie-Liban[1], déplacement qui facilita leur installation en France et, plus tard, leur naturalisation. Les choses furent toutefois malaisées – on peut l’imaginer – pour des personnes qui avaient tout perdu et ne parlaient pas un mot de français (le père, un homme âgé, fut employé un temps aux Charbonnages franco-belges et sa mère à la confiturerie Maître Frères de Boulogne-Billancourt). Lorsque Gaston commence à gagner sa vie chez Renault, il n’accepte pas que ses parents s’inscrivent au chômage et il les prend à sa charge.

Gaston Keledjian obtient son certificat d’études primaires à onze ans et demi à Issy-les-Moulineaux (Il habite l’île Saint-Germain). Il entre chez Renault comme apprenti à l’âge de 15 ans, en 1939. Le choix est simple : l’entreprise se trouvait tout près de chez lui ; c’était la première usine où il pouvait se rendre à pied. Comme il est reçu parmi les derniers au concours d’entrée, il ne reste plus de places que pour les tôliers, les menuisiers et les fondeurs. Il choisit la tôlerie et découvre au cours de ses études qu’il a des dispositions pour la géométrie. Sérieux dans son travail, il est classé premier à l’atelier ainsi qu’au cours théorique. Renault le récompense d’un livret de caisse d’épargne et d’un voyage à l’exposition de New-York que l’imminence de la guerre l’empêchera toutefois d’effectuer. Le directeur de l’école professionnelle Renault, Félix Gourdou, pour lequel Gaston Keledjian nourrit une grande admiration, était « un homme assez sévère, avec une barbichette, pas très grand, toujours un chapeau sur la tête, c’était un excellent pédagogue… un homme remarquable ». Son successeur, André Conquet, était davantage un littéraire qu’un mécanicien, un métallurgiste. Les élèves étaient par ailleurs surveillés par M. Philippe, un mutilé de la Grande Guerre.


Histoire Renault – Entretien avec Gaston… par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 1ère partie

Grâce à son apprentissage, Gaston Keledjian passe trois C.A.P. avant de devenir dessinateur industriel, gravissant tous les échelons jusqu’à projeteur 1, 2 et 3. De maître d’apprentissage, il était passé à l’atelier d’études (118). Un jour, Gaston a dû installer une petite cloison métallique sur la Juvaquatre de Louis Renault pour éviter que ce dernier confonde le frein et l’embrayage, anecdote assez étonnante pour un conducteur hors pair tel que le patron de Billancourt, mais qui indique peut-être la progression de la maladie sur le plan neurologique au cours de la guerre.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 2ème partie

Le jeune homme était en train de faire ses devoirs quand l’aviation britannique bombarde les usines Renault dans la nuit du 2 au 3 mars 1942. « Le lendemain, j’ai appris la mort de pas mal de mes camarades d’apprentissage dont un bon sportif, qui s’appelait Le Blanc… Il est mort du côté du Pont de Sèvres. » – Ce fut aussi le cas d’un apprenti d’origine arménienne, Papazian [2].

Gaston échappe au S.T.O. en falsifiant ses papiers (il s’est rajeuni de quatre ans). Interrogé sur la persécution des Juifs, il se souvient d’un apprenti, Léon, qui cachait son étoile jaune à l’aide de son béret. Ce dernier n’a pas été arrêté.

La fabrication des camions dont la majeure partie était destinée aux Allemands se déroulait de la manière suivante : l’ensemble moteur avec les roues et le siège passait de l’usine principal (A) à l’usine O, dans le département « bois » de M. Daguet pour être « habillé » avant d’aller à l’atelier de peinture de M. Royer.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 3ème partie

Mais Gaston Keledjian ne participe pas à la production puisque, nous l’avons vu, il intègre l’atelier d’études 118 où se prépare clandestinement le prototype de la 4 CV (c’est un très bon dessinateur). « On habillait la voiture. Tout se faisait à la main : les ailes, les portes, le pavillon, la custode ; le découpage était réalisé chez M. Barthod puis on faisait les maquettes des morceaux de tôles avant de les former. On se cachait (des Allemands) ; on bâchait l’atelier ; on était tout au plus une douzaine à travailler dans ce petit atelier qui ressemblait plus à une remise ». Louis Renault était-il au courant à ce moment-là ? « – Forcément qu’il était au courant, ben voyons ! Rien ne se faisait sans qu’il soit au courant. On ne préparait pas l’avenir sans que le maître de maison soit au courant ! ».

Gaston Keledjian rend hommage au génie de Pierre Bézier, qui a mis au point, entre autres, les célèbres machines transferts : « Je lui cirerais les bottes sans me sentir diminué – c’est le seul qui était vraiment au-dessus du lot… »

Evoquant l’apprentissage dont il a bénéficié, il remarque : « Socialement, ça m’a permis de m’épanouir ; sans Renault, je ne serais rien du tout ». Et Louis Renault ? : « C’était mon père nourricier – comment on peut dire ? – ma chance… ».


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 4ème partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, « Entretien filmé avec Gaston Keledjian du 23 avril 2012 », louisrenault.com, mai 2012.

Dernière mise à jour : 18 mai 2012

[1]. La France fut investie par la Société des Nations d’un «mandat pour la Syrie et le Liban» (en fait un protectorat), le 28 avril 1920.

[2]. Nous avons retrouvé la trace d’un homonyme, Mercès Papazian, de Gagny, ouvrier des usines Renault. Membre du groupe de résistants commandé par Charles Hildevert, Mercès Papazian est abattu à l’âge de 20 ans par les Allemands en août 1944 à Saint Mesmes, au lendemain du massacre de Oissery (Seine-et-Marne). Gille Primout, « 19-25 août 1944… La Libération de Paris ». Consultez le document sur : oissery.com

Entretien filmé avec Michel Decroix, 10 avril 2012

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Le jeune Michel Decroix en 1942 alors qu’il est apprenti chez Renault © Archives privées Decroix – Tous droits réservés

Michel Decroix est né le 2 septembre 1925 à Saint-André-lez-Lille dans le département du Nord. Il n’a pas été reconnu par son père mais l’époux de sa mère lui a donné son nom, dès le mois de juin de l’année suivante – sans cela, précise-t-il, je me serais appelé Michel Jean Sauvage. Il vit dans le pays d’origine de sa mère, à Beugin, dans le canton d’Houdain, arrondissement de Béthune, jusqu’en 1930, date à laquelle la famille se rend dans les corons de la fosse numéro 7 des mines de Bruay. Son « père », Henri Zéphyr Joseph Decroix, un ancien combattant dont le frère a été tué au Chemin des Dames, est mineur. Michel Decroix se souvient de la vie dans le Nord, de la difficulté de la condition ouvrière à cette époque ;  quelques images d’enfance lui reviennent en mémoire : la vendeuse de poissons et sa charrette tirée par un berger allemand, la marchande de peau de lapin, le rémouleur, le vitrier, les paysans qu’on trouvait encore dans la région, l’estaminet tenu par sa grand-mère… Les Decroix habitaient au milieu des mineurs d’origine polonaise que l’on avait fait venir après la Grande Guerre pour remplacer les hommes morts et disparus au combat. Ils vivaient en bonne intelligence avec eux ; Michel va à l’école de Beugin construite par les propriétaires des mines à qui appartiennent d’ailleurs les carrières ainsi qu’une bonne partie du village natal de sa mère ; il ira aussi à celle de Houdain.

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Vue aérienne de la fosse n°7 des mines de Bruay en 1935

Les conditions de travail étaient dures. Tous les mineurs avaient encore à l’esprit l’immense catastrophe de Courrières qui avait fait officiellement 1099 morts, le 10 mars 1906. Michel se souvient du père qui rentrait de la mine avec les « yeux blancs » et le visage noir puis se lavait à la maison dans une lessiveuse. Et après le boulot, « c’était le tutu », car la plupart des mineurs buvaient. Les hommes n’avaient pas beaucoup d’autres distractions. Sans parler de leurs moyens financiers, les horaires de travail ne leur permettaient que rarement d’assister à un match de football ou d’aller au cinéma. C’est à cause de la boisson que le couple parental se sépare le 12 décembre 1935. Le soir même, deux enfants dont Michel, la mère et son nouveau compagnon, François Dubois, mineur lui aussi, se rendent chez des amis à Boulogne-Billancourt, rue du Point-du-Jour, avant de loger à l’hôtel, rue Solferino, puis rue Troyon, à Sèvres. Le père, resté dans le Nord, deviendra maître-porion, c’est-à-dire agent de maîtrise. Mais la mine le tue à petit feu et il achèvera sa vie dans d’atroces douleurs, moins de trente ans plus tard, atteint de la silicose.

Catastrophe de Courrières - Groupe de Mineurs Sauveteurs

Catastrophe de Courrières – Groupe de Mineurs Sauveteurs

A Boulogne-Billancourt, en ce début de 1936, c’est une nouvelle vie qui commence. La mère de Michel Decroix trouve de l’embauche chez Renault comme pontonnière dès le mois de janvier. Elle y restera jusqu’à l’Exode car la politique de Renault après la débâcle est de donner de l’emploi à une personne par couple afin de pouvoir garantir un travail au plus grand nombre de familles possible. Le beau-père, quant à lui, est embauché chez Renault à la trempe vers avril-mai 1936. Ils sont sympathisants communistes. Interrogé sur leurs conditions de travail et le niveau de vie depuis qu’ils sont aux usines Renault, Michel Decroix répond que leur luxe, c’était de posséder la T.S.F., un vélo et même, assez rapidement, une motocyclette Terrot (les plus vendues en France à cette époque). Ils ne profitent ni de la cantine ni de la coopérative avant-guerre, surtout en raison de la distance (une demi-heure à pied depuis Sèvres). Pendant l’Occupation en revanche, ce sera une nécessité. La coopérative est alors alimentée par les terrains Renault, notamment la ferme de Saint-Louis à Saint-Pierre-lès-Nemours, en Seine-et-Marne[1], ou encore par la propriété d’Herqueville dans l’Eure. Un seul aliment était alors rationné : le pain, mais les enfants du personnel avaient de la viande à chaque repas… et du vrai chocolat.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 1 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – Première partie

Quand éclate le grand mouvement de mai-juin 1936 chez Renault, le beau-père de Michel l’emmène au Bas-Meudon faire le tour de l’usine en chantant l’Internationale et la Jeune garde au son de l’accordéon.

                           “Nous sommes la jeune Garde

                           “Nous sommes les gars de l’avenir

                          “Élevés dans la souffrance

                         “Oui nous saurons vaincre ou mourir

                        “Nous travaillons pour la bonne cause

                        “Pour délivrer le genre humain

                       “Tant pis si notre sang arrose

                       “Les pavés sur notre chemin ! (…)

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Gaston Mardochée Brunswick dit Montéhus, auteur de la Jeune Garde

Extrait de la Jeune Garde, chant révolutionnaire dont la première version a été écrite en 1920

« C’était une fête » rappelle Michel qui allait avoir onze ans ; Jules Ladoumègue était venu courir pour les grévistes ; « par contre, je me souviens qu’il y avait des types pendus en effigie, dont Verdure » (Henri Verdure, directeur des ateliers de montage pendant l’Occupation). Le changement consécutif aux réformes s’est surtout fait sentir avec les premiers congés payés. Encore fallait-il avoir les moyens de partir, surtout lorsqu’on avait une famille (recomposée) très nombreuse : 11 enfants au total.

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Fin 1938, le beau-père de Michel « s’est fait avoiné par les gardes mobiles ». Notre témoin fait ainsi allusion aux affrontements violents qui eurent lieu en novembre 1938 et qui débouchèrent sur un lock-out décidé par François Lehideux. Jets de boulons et autres pièces du côté ouvrier (pour la plupart des militants communistes), auxquels répondront les coups de matraque et les gaz lacrymogènes du côté des forces de l’ordre. A cette date, le gouvernement Daladier a déjà fait évacuer un grand nombre d’usines de la région parisienne. La famille conserve ses sympathies communistes, même si, aujourd’hui, Michel doute de la profondeur des convictions de son beau-père. Quoi qu’il en fût, c’est l’univers dans lequel il est élevé. « J’ai lu le comte de Monte-Cristo en feuilleton dans L’Humanité » déclare-t-il.

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Extrait de L’Humanité du 7 août 1939 © BNF

 

 


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 2ème partie

Michel Decroix obtient son certificat d’études primaires en juin 1939. Après la déclaration de guerre, il est évacué avec d’autres enfants en Seine-et-Oise, près de Rambouillet, puis dans un camp pour enfants aux Mesnuls, près de Montfort-l’Amaury (il vient d’avoir 14 ans). Il rentre à Sèvres en décembre. Sa mère lui trouve alors un travail comme commis-boucher à Issy-les-Moulineaux. En juin 1940, il part en exode pendant six jours, marchant à l’écart des grands axes pour éviter les attaques aériennes allemandes, et parvient jusqu’à Monnaie, près de Tours. Mais les Allemands sont déjà là. Michel et les siens font alors une partie du chemin de retour… dans un camion allemand. A Sèvres, ils retrouvent leur maison en partie pillée.

Anonyme – Exode de civils français sur une route de campagne – 1er juin 1940 © Berlin bpk

En septembre 1940, Michel Decroix entre comme « arpet » (apprenti) chez Renault. Ce ne sont pas ses parents, mais un voisin, « un bon poivrot » déjà employé dans l’entreprise qui le conduit au bureau d’embauche sur les bords de Seine. Après avoir reçu sa convocation, il passe deux concours, un examen psychotechnique ainsi qu’une visite médicale. Michel aurait rêvé d’être agrégé d’Histoire-Géographie, mais pour un fils d’ouvrier, il n’y a pas de choix ; d’autant plus que, tant qu’il restait apprenti, sa mère continuait de toucher les allocations familiales. « Il fallait faire bouillir la marmite ». Michel est placé dans un atelier situé à côté de celui des châssis qu’on assemblait à coup de rivets et de marteaux pneumatiques : « un bruit infernal ! ». Les apprentis étaient encadrés par de bons professionnels, « des champions ». Leur méthode : faire intégrer parfaitement à l’élève chaque étape de l’apprentissage avant de passer à la suivante, quitte à la répéter dix fois. Il y avait sept heures de travail et une heure de cours tous les jours. Le jeudi, on pratiquait le sport (en fait, on allait souvent au bistro, explique-t-il). Seuls les apprentis mécaniciens passaient par plusieurs spécialités – ajusteurs, aléseurs, fraiseurs, tourneurs – en toute logique, tandis que les tôliers comme Michel, les menuisiers, les fondeurs, etc. intégraient directement l’atelier dans la profession qu’ils avaient choisie. Les « arpets » étaient payés 1 franc puis 4 francs de l’heure. Mais, en cas d’accident du travail, ils recevaient 80% du salaire d’un ouvrier, ce qui les conduisait parfois à simuler l’accident pour toucher cette manne. « Il m’est arrivé de blesser des copains pour qu’ils aillent à l’assurance toucher du fric ». Michel Decroix se souvient par ailleurs du camp de vacances de Saint-Pierre-lès-Nemours qui accueillait les « arpets » et les enfants d’ouvriers pendant l’Occupation. Il évoque encore le « jardin familial » que le « père Renault » avait mis à leur disposition pendant la guerre.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 3ème partie

Michel Decroix a vu plusieurs fois Louis Renault dans les ateliers. « C’est lui qui m’a remis mon prix de C.A.P. en octobre 1943, en même temps qu’à Roger Vacher [2]. Il nous a fait un discours – j’étais à trois mètres (de lui) – je n’ai rien compris ». Nous savons en effet que l’industriel était alors gravement atteint par l’aphasie.

Après une comparaison assez surprenante entre les réussites de Renault, Hitler, Ford et Staline, notre témoin évoque un point concret révélateur : l’absence quasi-totale de bureaux pour la maîtrise de l’usine, contrairement à ce qui existera après-guerre, c’est-à-dire que l’encadrement travaillait dans le vacarme et la fumée de l’atelier, au contact direct de l’ouvrier. Les apprentis avaient une bonne image de Louis Renault, mais qu’en était-il des ouvriers ? « Il y avait la propagande de la C.G.T. » (la C.G.T. et la C.G.T.U. réunifiées depuis 1936) qui faisait son boulot… Pour eux, ce n’était pas Renault, c’était le patron et ils étaient contre les patrons ; ce n’était pas l’homme mais la fonction ». Que pouvait-on reprocher à Louis Renault ? – Nous, les « arpets », rien, répond Michel Decroix. Pendant la guerre, ils (les ouvriers) pouvaient dire : « Merci, Monsieur Renault, on a du boulot, surtout qu’on poussait pas aux cadences ». Michel Decroix donne comme exemple un travail de 48h qu’il a effectué en quinze jours aux usines du Mans avec l’un de ses camarades (début 1944). « Personne n’est venu nous dire quoi que ce soit ».

Michel Decroix a le temps de se réfugier dans une cave pendant le bombardement du 3 mars 1942 qui fera environ une centaine de mort dans le Bas de Sèvres. A propos de la reconstruction, il affirme : « Louis Renault n’avait qu’une obsession, c’était faire tourner sa boutique » ; quant aux ouvriers, « il fallait manger ; (la reconstruction), c’était primordiale ».

Interrogé sur les accidents du travail, Michel Decroix évoque l’accident mortel d’un ouvrier tombé dans un bac de soude (il s’agit de l’atelier n°5, trempe des métaux, où travaillait son beau-père). Etait-ce lié à une question de rendement ? « Non, pendant la guerre, c’est faux, il n’y avait pas de rendement ; moi j’ai travaillé à la chaîne en sortant d’arpet, on n’est jamais venu m’emmerder ».

Bombardement du 4 avril 1943 – Atelier de livraison (113) – Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés

A propos de la décentralisation partielle de l’usine qui a suivi les bombardements de 1943, Michel Decroix indique qu’il a participé à la mise en place de l’aération d’une fonderie à Vernon ainsi qu’à d’autres travaux à Belfort – travaux dont il ne se rappelle plus la nature. « A Billancourt, on faisait des gazogènes ». Le jeune homme a failli être écrasé par l’un des chars R.35 qui étaient réparés par les Allemands dans les ateliers du Pont de Sèvres. Il précise à propos de ces ateliers « Renault n’avait rien à y voir, c’était les Allemands » ; le matériel modifié traversait le Pont de Sèvres et remontait vers Villacoublay, pour se rendre sans doute à Satory.

Chenillettes Renault U.E. transformées par les Allemands sous le nom de Selbstfahrlafette für 28 cm Wurfrahmen auf Renault UE (f) (Seit) – Armée allemande France, Normandie, juin 1944 © M. Filipiuk/Trucks & Tanks Magazine, 2009 – Tous droits réservés

A sa demande, Michel Decroix est muté aux usines Renault du Mans par le professeur de l’école professionnelle, André Conquet, à partir du 15 janvier 1944. Il y est affecté à l’entretien. Comment peut-il affirmer qu’il n’y avait pas d’augmentation des cadences, avait-il une vision globale du travail de l’usine ?. Oui, répond-il, parce que j’étais à l’entretien (aussi bien dans l’unité d’Arnage que dans celle de Pontlieue). Il participe à la réparation de la salle des machines et des grenailleuses, endommagées suite à un bombardement. A propos de la fabrication, Michel Decroix se souvient essentiellement des maillons de chars (tracteurs blindés ?). La seule fois où il a vraiment senti la pression allemande sur place, c’était après le dernier bombardement allié (1944). « Il y avait bien deux douzaines d’Allemands derrière nous dans la salle des machines » (dont apparemment plusieurs officiers supérieurs). Ils étaient là pour veiller à la rapidité de la reconstruction des ateliers et empêcher les sabotages. « On ne pouvait rien faire ; on avait en permanence derrière nous des  Allemands ». A partir de mai 1944, Michel Decroix et environ 150 membres de l’entretien sont envoyés en forêt de Perseigne pour y aménager des dépôts de munition sur ordre de Rommel en prévision d’un débarquement allié. Ils travaillent sous la surveillance des soldats de la Wehrmacht.  Michel Decroix vend ensuite des journaux (La Sarthe, qui deviendra Le Maine Libre après la Libération, le 8 août) et inspecte les voies de chemin de fer (sous la surveillance de la Milice).

Notre témoin résume les activités de résistance de l’Organisation Civile et Militaire au sein de l’usine par la formule « le pipeau à Picard »[3], de même qu’il évoque avec amusement la résistance du communiste Edmond Le Garrec dont l’activité se résumait selon lui à piquer des petits drapeaux sur la carte de l’Europe pour y  suivre la progression de l’Armée rouge [4]. Mais Michel Decroix, le reconnaît lui-même, il était impossible de connaître le détail de la résistance communiste, si l’on n’en faisait pas soi-même partie. Il faut dire aussi que Michel Decroix sait de quoi il parle en matière de « résistants » de la 25ème heure. Ainsi, se retrouve-t-il du jour au lendemain avec un brassard et un pistolet, chargé d’aller arrêter les « collaborateurs » dont la police lui a fourni la liste alors que quelques semaines plus tôt il surveillait les voies ferrées pour empêcher les sabotages de la résistance, sous la surveillance de la milice.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 4ème partie

Michel Decroix a assisté à la reprise en main des usines du Mans par l’armée américaine : élargissement de l’entrée pour le passage de leurs porte-chars ; installation de machines flambant neuves pour le matériel blindé ; nivellement du terrain bombardé et aménagement d’un parc d’artillerie, etc.

Après la guerre, il part combattre en Indochine. Cet engagement entraînera une opposition violente avec les communistes, farouchement opposés aux guerres coloniales. « J’ai fait partie des équipes qui allaient casser du communiste » explique Michel Decroix qui évoque les outrages faits aux blessés revenant « d’Indo » ou encore les représailles exercées à Marseille par le célèbre commando Ponchardier.

Insigne du Bataillon SAS Ponchardier (1945-1946)

Insigne du Bataillon SAS Ponchardier (1945-1946)

Ses idées politiques ? « Moi, j’ai toujours été nationaliste et patriote… Je suis partisan de l’ordre… Je suis à droite ».

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Michel Decroix, 10 avril 2012”, louisrenault.com, mai 2012.

Dernière mise à jour : 18 mai 2012

[1]. Et non pas dans le Val-de-Marne comme je le dis à tort pendant l’interview.

[2]. Roger Vacher, apprenti de l’école professionnelle, deviendra directeur des usines Renault de Boulogne-Billancourt.

[3]. L’ingénieur Fernand Picard, l’un des pères de la 4 cv, membre du bureau d’études de Renault pendant l’Occupation, appartenait à l’O.C.M. Il a sans doute enjolivé son rôle dans l’ouvrage pro-domo qu’il a publié en 1976.

[4]. Voir Edmond Le Garrec, « 37 années aux usines Renault», De Renault Frères à la RNUR, Bulletin de la section d’Histoire des usines Renault, n° 9, décembre 1974.

 

Entretien filmé avec Kathleen Marchal-Crenshaw, 9 avril 2012

Kathleen et son mari, Paul Marchal, en avril 1943 © Kathleen Marchal-Crenshaw - Tous droits réservés

Kathleen et son mari, Paul Marchal, en avril 1943 © Kathleen Marchal-Crenshaw – Tous droits réservés

Kathleen Armstrong, épouse Marchal, puis Crenshaw, est née le 3 janvier 1922 d’un père américain, arrivé en France avec le contingent des Etats-Unis en 1917, et d’une mère tourangelle. Fervente chrétienne, elle s’engage dans le scoutisme et la formation des jeunes. Cet idéal la rapproche de l’abbé Jean de Maupeou d’Ableiges, prêtre victime de la barbarie nazie auquel nous avons consacré récemment un article [1]. C’est par l’intermédiaire de ce dernier qu’elle rencontre Pierre Uberti, directeur des usines Renault du Mans pour intégrer les œuvres sociales de l’entreprise pendant l’Occupation. Kathleen Armstrong est séduite par les thèmes de la Révolution nationale « Travail – Famille – Patrie », uniquement, précise-t-elle, en ce qui concerne les questions intérieures et à l’exclusion des rapports avec l’occupant allemand. Je lui demande de bien vouloir s’expliquer sur cette dichotomie assez éclairante pour tenter de comprendre la complexité de la période (Comment pouvait-on séparer l’attitude intérieure et extérieure de Vichy après Montoire, la politique de Vichy ne constituait-elle pas un tout ?).

Des enfants du personnel des usines Renault au chateau de La Ragotterie - Kathleen Armstrong se trouve un peu en retrait du dernier rang, à droite, assise sur le parapet © Kathleen Crenshaw - Tous droits réservés

Des enfants du personnel des usines Renault au chateau de La Ragotterie – Kathleen Armstrong se trouve un peu en retrait du dernier rang, à droite, assise sur le parapet © Kathleen Crenshaw – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien avec Kathleen M… par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 1ère partie

C’est grâce à l’abbé de Maupeou que Kathleen rencontre son futur mari, Paul Marchal, un jeune homme brillant, très attaché comme elle aux valeurs chrétiennes. Et c’est encore l’abbé de Maupeou qui unit le couple en avril 1943. Ces trois êtres-là partageaient les mêmes valeurs, la même vision du monde. Deux ans plus tard, Jean de Maupeou décède dans le camp de Mauthausen et Paul Marchal à Buchenwald, plus exactement dans l’annexe de Neu Stassfurt. Mais au printemps de 1943, c’est encore, malgré la guerre, un temps de bonheur et d’insouciance relative. Kathleen et Paul Marchal savent pertinemment que leur « mentor », l’abbé Jean de Maupeou, est entré dans la Résistance active et qu’il informe Londres sur les usines Renault avec la complicité de leur directeur, Pierre Uberti. Mais le drame est imminent. Le prêtre et l’industriel sont en effet arrêtés par la Gestapo, le 9 décembre 1943.


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 2ème partie

Quelques semaines plus tard, le couple Marchal est approché par un ami de scoutisme, Yves Loison, ancien marin, entré en résistance après le sabordement de la flotte à Toulon (27 novembre 1942). Le jeune homme transmet des informations par radio à Londres avec l’aide logistique de Paul Marchal. Mais les services de la Gestapo sont d’une efficacité redoutable. Yves Loison est arrêté : comble de malheur, il porte sur lui l’adresse des Marchal. Yves Loison est fusillé assez rapidement sans doute après avoir été torturé : désormais la Gestapo sait tout de l’activité des Marchal et possède jusqu’au plan exact de leur  maison. Paul est arrêté le premier puis conduit à la prison des Archives du Mans avec sa belle-mère. Kathleen, qui est enceinte, les suit de peu. Mais, alors que sa mère est rapidement libérée, la jeune femme demeure en prison. Formidable exemple de la bêtise humaine, une voisine confiera plus tard à Kathleen qu’elle avait vu roder une voiture suspecte depuis plusieurs jours… Mais elle n’a rien dit.

Alors qu’ils sont incarcérés, Paul parvient à faire passer une lettre à sa femme par le biais d’un prisonnier de droit commun. Voici un extrait de ce texte particulièrement poignant :

« (…) sois courageuse, toi aussi mon chéri, un jour viendra où nous serons de nouveau libres de nous serrer l’un contre l’autre, où je pourrai de nouveau promener mes lèvres sur tes yeux. Je n’ose pas te dire que je n’ai pas le cafard : le soir surtout quand je pense à nos veillées à deux d’autrefois, j’ai du mal à supporter la séparation. Mais cela n’a pas été trop dur encore, et je pense que nous aurons une belle cérémonie de baptême pour notre petit Noël quand il naîtra et j’espère que le parrain sera là ! Ne t’inquiète pas de l’avenir, je veux garder ma souplesse, ma santé (je fais ma gymnastique en cellule), mon calme pour résister à tout, car c’est la solitude et peut-être l’exil que je crains. Mais je sais qu’il faut tenir. Toi aussi mon chéri, confiance et énergie. C’est mon grand recours, Notre-Dame de la Confiance. Nous verrons bientôt la fin de tout cela et notre enfant naîtra dans de bonnes conditions. Et nous nous rappellerons en riant de nos aventures avec la Gestapo (…) »[2].


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 3ème partie

Deux jours plus tard, les Allemands font irruption dans la cellule de Kathleen : « “Habillez-vous ! Prenez vos affaires ! Fite” Il fait encore nuit. Que va-t-il se passer Mon Dieu ? De mon cœur part un douloureux acte d’offrande…

« Dans le couloir, je retrouve Paul. Joie ! On nous engouffre dans une voiture, cette fois encadrés de deux Feldgendarmes. Immense joie d’être à côté de mon cher mari. Nous ne parlons pas après un fervent “chéri !” échangé. L’amour n’a pas besoin de mots. Chacun savoure la présence de l’autre. Et puis, ne sommes-nous pas “UN” ».

« Quai de la gare du Mans. Nos vieux gendarmes rassurent Paul : on ne vous mettra pas les menottes, votre femme est avec vous ». Ils nous installent dans un train de Paris. Ô ce voyage ! Quatre heures près de mon cher époux dans ce coin de compartiment sans lumière, quatre heures pendant lesquelles, serrés l’un contre l’autre nous pouvons échanger nos pensées. Je montre à Paul la première petite chose tricotée à la prison pour notre bébé… Je le vois sécher furtivement une larme avec un mouchoir et tu me dis “Si je n’en reviens pas… “. Mais je te coupe la parole : “Non, mon Paul, ce n’est pas possible. Notre-Dame de la confiance que nous avons si souvent priée ensemble… Ce sera dur mais nous nous retrouverons, j’en suis certaine ! Nous serons réunis pour la naissance de Noël”… “Oui, tu as raison”. Et tu me parles de ce bébé attendu. “Si c’est une fille, il faudra l’appeler Victoire”. Je sens ta souffrance, elle s’ajoute à la mienne (…) »[3].

On transfert le couple à Fresnes. Cette nouvelle séparation est atroce, pour reprendre le terme de Kathleen.  Après avoir été fouillée par une gardienne allemande, la jeune femme voit son mari pour la dernière fois de sa vie :

« La porte du bureau où nous sommes est restée ouverte, elle donne sur un large couloir. Tout à coup, je vois passer Paul lentement dans son imperméable bleu marine, le visage tendu, les mâchoires serrées. Je veux bondir vers lui crier son nom… je suis tétanisée, clouée sur place, muette… il a disparu. Je ne peux empêcher mes larmes de couler. Où est mon courage ?

« Cette vision ne s’effacera JAMAIS » [4].

A Fresnes, le 6 juin 1944, la nouvelle du débarquement allié en Normandie suscite autant de joie que de crainte : On chante la Marseillaise ; « Les hourras, les Alléluias résonnent partout – et pourtant quel sera l’avenir pour nous ? Un fol espoir nous envahit et en même temps, la crainte terrible d’un départ précipité vers l’Allemagne. Finalement, la joie est la plus forte » [5].

Fresnes ? Comparé à Ravensbrück où est envoyée une de ses codétenues, c’est presque le paradis, constate Kathleen Marchal-Crenshaw.

Elle est libérée après trois mois de détention. Mais Paul, lui, n’a pas cette chance. Conduit à Compiègne, puis à Buchenwald, il y est battu à mort par les SS.

Paul Marchal était la générosité et la bonté incarnées.

Dans les années quatre-vingt, lors d’une réunion évangélique européenne, s’adressant à un interlocuteur allemand, Madame Kathleen Marchal-Crenshaw confie qu’elle a pardonné aux bourreaux de son mari, c’est-à-dire à ceux qui lui ont volé le sel de sa vie.


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 4ème partie

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Je remercie M. Pierre-Marie Bourdin d’avoir bien voulu assister à l’entretien.

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, Laurent Dingli, “Entretien avec Kathleen Marchal-Crenshaw, le 9 avril 2012”, louisrenault.com, mai 2012.

[1]. Laurent Dingli, « L’Arrestation de l’abbé Jean de Maupeou et de Pierre Uberti par la Gestapo du Mans, le 9 décembre 1943 – archives traduites par Jacky Robert Ehrhardt », Louisrenault.com, mars 2011. (Cliquez sur l’intitulé pour consulter le document). Voir aussi P.-M. Bourdin, « Abbé Jean de Maupeou d’Ableiges (Gray 1908 – mort en déportation à Mauthausen 1945) », Revue historique et archéologique du Maine, Quatrième série – Tome trois, 2003, p. 205-271.

[2]. Lettre de Paul Marchal écrite de la prison des Archives, le 27 avril 1944. Association pour les études sur la Résistance intérieure sarthoise (AERIS), Kathleen Marchal-Crenshaw, Si je n’en reviens pas… Journaux intimes (22 avril 1944-27 juillet 1945), Aeris éditeur, septembre 2008, p. 6.

[3]. Idem, p. 11.

[4]. Idem, p. 13.

[5]. Kathleen Marchal-Crenshaw, loc. cit., p. 23.

Entretien filmé avec Roger Vacher (5/5), 23 mars 2012

Le parcours de Roger Vacher constitue un cas exemplaire de mobilité et de réussite sociales au sein d’une grande entreprise. Issu d’un milieu modeste, entré chez Renault comme apprenti de l’école professionnelle, en 1940, il achève sa carrière en tant que directeur de Billancourt, en 1985, après quarante-cinq ans d’une carrière exceptionnelle.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 1 par Boulogne-Billancourt

Entretien 1ère partie

Roger Vacher est né le 24 avril 1925, à Paris, de parents d’origine bourguignonne. Sa mère, Henriette Vadrot, est la fille de cultivateurs qui exploitent une ferme de dix hectares dans le Morvan. Le père de Roger, Lazare, né en 1897, orphelin de père à l’âge de 12 ans, travaillait comme ouvrier agricole depuis qu’il avait obtenu son certificat d’études [1]. Mobilisé en 1916, il effectua près de trois ans de service actif. Roger Vacher se souvient d’un père au naturel jovial qui, bien qu’ayant été gazé au combat, évoquait toujours la guerre avec humour.

Le battage du blé dans la ferme morvandelle de ses grands-parents maternels © Roger Vacher – Tous droits réservés

Le battage du blé dans la ferme morvandelle de ses grands-parents maternels © Roger Vacher – Tous droits réservés

Après le conflit, sa mère monta à Paris où elle exerça de petits métiers tandis que son père était ouvrier métallurgiste chez Schneider au Creusot. En 1922, le couple s’installa à Paris où il occupa la fonction de concierge, rue de Sèvre, puis avenue Gambetta. Leurs trois enfants, Juliette, Roger et Michel, naquirent dans la capitale.

Henriette Vacher, née Vadrot, et au premier plan, de gauche à droite : Roger, sa cousine et sa sœur Juliette © Roger Vacher – Tous droits réservés

Henriette Vacher, née Vadrot, et au premier plan, de gauche à droite : Roger, sa cousine et sa sœur Juliette © Roger Vacher – Tous droits réservés

Neuf ans plus tard, Lazare fut embauché par la Société des Transports en commun de la région parisienne (STCRP), la future RATP. Alors que la crise sévissait, il obtint une relative sécurité de l’emploi et bénéficia d’un mois de vacances plusieurs années avant que la loi sur les congés payés fût promulguée. Conducteur de tramway et de bus, il termina sa carrière dans les années cinquante comme chauffeur particulier d’un dirigeant de la RATP. A la même date, la famille se vit attribuer un appartement dans les nouvelles Habitations à bon marché (HBM) de la porte de Bagnolet. Lazare Vacher était un homme de gauche qui lisait L’humanité mais aussi Paris-Soir afin de varier ses sources d’informations. Son fils Roger s’est très tôt intéressé aux questions sociales, notamment aux conflits dont on parlait beaucoup dans la presse au cours de son enfance. Agé de onze ans en 1936, il se souvient surtout des grandes manifestations, de l’aspect « folklorique » du Front populaire.

Lazare Vacher et son autobus de la STCRP au début des années trente © Roger Vacher – Tous droits réservés

Lazare Vacher et son autobus de la STCRP au début des années trente © Roger Vacher – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien 2ème partie

 « La jeunesse de Roger Vacher, écrit Aimée Moutet, n’a en soi rien d’exceptionnel, mais elle est révélatrice d’une personnalité forte. Elle a surtout été incongrue par rapport à sa carrière future, ce dont il a su faire un atout irremplaçable. Vacher, c’est un gamin de la « zone » (…) Sa vie s’est donc partagée entre l’école communale du quartier, la rue où il se bagarrait avec les copains et le sport – le vélo – , auquel son père, grand sportif lui-même, l’a initié ».

Il passe son certificat d’études primaires à l’école Henri-Chevreau, situé près de la gare de petite ceinture de Ménilmontant. Après le cours supérieur A, il suit pendant deux ans un cours d’enseignement complémentaire dit « industriel », puis intègre l’école professionnelle de la rue Friant, dans le XIVème arrondissement, afin de préparer le CAP et le brevet technique ; son objectif était d’entrer à l’Ecole nationale des Arts et Métiers. Mais, toujours aussi chahuteur, et sans doute victime du climat « d’ordre moral » qui régnait en France depuis la défaite de 1940, Roger Vacher fut renvoyé de l’école au mois de novembre. A quinze ans, sans diplômes, il dut se tourner vers la formation interne que délivraient les grandes entreprises. Sur la recommandation d’un cousin de la famille, un ancien de Schneider employé chez Renault comme contremaître à la fonderie « BB », il intégra l’école professionnelle de la firme au losange. Grâce à d’autres témoins tels qu’Alcide Alizard pour l’Aisne, ou encore Robert Desmond pour la Dordogne, nous avons entrevu le rôle joué par les réseaux régionaux dans le recrutement de l’entreprise. Notons avec Roger Vacher qu’une partie non négligeable de l’encadrement de Renault était occupé par des Bourguignons [2], dont beaucoup étaient d’anciens Schneider.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien 3ème partie

Roger Vacher membre du Club olympique Renault (COB), pendant une course, le 9 janvier 1944 © Roger Vacher – Tous droits réservés

Roger Vacher membre du Club olympique Renault (COB), pendant une course, le 9 janvier 1944 © Roger Vacher

En entrant chez Renault, Roger Vacher n’a pas vraiment le moral : ses parents le destinaient à une grande école et il se retrouve à l’usine. Car l’Ecole professionnelle Renault, c’est tout au plus une heure trente de cours magistraux, délivrés le matin, dans les locaux de l’Ecole professionnelle située près du métro Billancourt, mais six heures et demie de cours pratiques en atelier. Alors qu’un grand nombre de ses condisciples étaient affectés dans des ateliers de la « grande usine » ou usine A (elle comprenait l’île Seguin, le Bas-Meudon et ce qu’on appellera le « trapèze ») – Roger Vacher effectua son apprentissage dans l’usine O, située près de la Porte de Saint-Cloud, en bord de Seine, dans l’atelier de tôlerie-chaudronnerie ; le jeune homme, qui avait fait deux ans de collège technique et devait passer son CAP d’ajusteur-mécanicien, avait « le sentiment de déchoir ». Mais il s’adapta assez vite grâce à son tempérament, au contact qu’il entretenait avec les ouvriers et à l’exemple que lui donnait un ancien de l’école professionnelle, Valentin de Luca, féru de course à pied. Car Roger Vacher, qui jouait au football à Montreuil en cadet, est un passionné de sport. C’était d’ailleurs un domaine cher à Louis Renault, qui avait institué le club olympique dès la fin de la Grande Guerre, et pratiquait lui-même la natation, le tennis et l’aviron. Valentin de Luca était un des meilleurs coureurs de cross-country en catégorie cadet et figurait parmi les lauréats de Paris-Soir. Grâce à lui, Roger et un autre de leurs amis purent intégrer le Club olympique de Billancourt (COB). La pratique du sport aida le jeune homme à retrouver l’équilibre et le moral. « C’était très important pour moi », explique-t-il. Etant cadet,

Boughéra El Ouafi, ajusteur décolleteur chez Renault, membre du COB et champion au Jeux olympiques d’été d’Amsterdam en 1928. Il sera tué à Paris lors d’un attentat du FLN © BNF

Boughéra El Ouafi, ajusteur décolleteur chez Renault, membre du COB et champion au Jeux olympiques d’été d’Amsterdam en 1928. Il sera tué à Paris lors d’un attentat du FLN © BNF

« j’ai eu la chance de connaître Monsieur El Ouafi, qui avait été, sous les couleurs du CO de Billancourt, champion du marathon en 1928 ».

A cette époque, Roger Vacher n’avait pas une vue d’ensemble de l’usine et ne faisait pas le tour des ateliers, comme cela pouvait se pratiquer parmi les apprentis mécaniciens. « Je n’avais aucune idée de ce qu’était la « grande usine ». L’essentiel de la production était alors situé dans l’usine A et il fallut attendre 1943 pour qu’une chaîne de montage de petits camions à cabine avancée, destinés au Front de l’Est, fût installée dans l’usine O. Le jeune homme n’en était pas moins en contact direct avec le personnel ouvrier. Pendant l’Occupation, il constata que les choses se passaient très tranquillement, c’est-à-dire qu’ouvriers et maîtrise étaient loin de forcer les cadences. Le patriotisme n’était pas le seul facteur de ralentissement. L’hiver 1941-1942 fut particulièrement rigoureux, rappelle Roger Vacher – la Seine charriait alors des blocs de glace – et les ateliers n’étaient pas chauffés.  L’encadrement, pas trop regardant sur le rendement, laissait volontiers les ouvriers prendre le temps de se réchauffer à un braséro afin qu’ils pussent continuer le travail. « A l’usine O, l’encadrement ne poussait absolument pas à la roue ». A cela, il faut bien sûr ajouter les carences alimentaires. Beaucoup d’ouvriers étaient probablement satisfaits d’être employés sur place plutôt que de devoir partir en Allemagne. « Il y avait une très bonne ambiance ».

Bien que le grand patron se rendît plus souvent dans la « grande usine » où se trouvaient les ateliers de mécanique, Roger Vacher eut l’occasion de voir Louis Renault à deux reprises. « J’ai vu Monsieur Renault de près, se souvient-il, car j’étais assis aux premiers rangs lors de la distribution annuelle des prix – en 1942 ou 1943 ». A cette occasion, Roger Vacher découvrit un homme très diminué, qui avait beaucoup de mal à s’exprimer en raison de l’aphasie dont il souffrait. Louis Renault était accompagné de son beau-frère, Roger Boullaire, directeur de l’usine O.

Roger Vacher se souvient parfaitement des attaques aériennes qui frappèrent les usines Renault, notamment du bombardement du 4 avril 1943, au cours duquel il perdit un de ses camarades de l’école professionnelle, et de celui du 15 septembre 1943, qui toucha directement l’usine O. Pendant le mois de fermeture de l’usine, il fut envoyé faire des vendanges.

C’est à l’approche de ses 19 ans, en janvier 1944, que Roger Vacher entra dans la Résistance. Il commença par distribuer des tracts. Puis, en mars, alors que ses amis et lui se réunissaient le soir métro Pelleport, au mépris du couvre-feu, ils furent violemment pris à partie par une escouade de la milice, échauffourée au cours de laquelle un de ses camarades fut tué. Cet évènement tragique poussa Lazare Vacher et le père d’un ami de Roger à éloigner leurs fils de la capitale en les faisant recruter par la Compagnie générale des fours, à Digoin, en Saône-et-Loire. Roger y fut employé à l’entretien. Un jour, son hôtelier vint le prévenir qu’il ne devait pas rentrer car la Gestapo d’Autun le recherchait. N’ayant pas encore vraiment participé à des actions de résistance, Roger, surpris mais prudent, partit aussitôt se réfugier chez ses grands-parents maternels dans le Bas-Morvan. Après quelque temps, il y rencontra un ami entré dans la Résistance et rejoignit avec lui le maquis Louis avant le débarquement allié en Normandie. « Je n’ai jamais été un héros, mais j’étais résistant, j’étais maquisard », remarque-t-il avec modestie.

Roger Vacher en 1944 dans un maquis du Morvan © Roger Vacher – Tous droits réservés

Roger Vacher en 1944 dans un maquis du Morvan © Roger Vacher

Il songea un moment à s’engager dans l’armée de De Lattre de Tassigny qui, remontant depuis le sud, libéra la région en septembre ; mais il rentra finalement à Paris sur l’avis de ses parents, tout en espérant s’engager dans l’armée du général Leclerc. Comme les communications étaient coupées, il ne parvint à rejoindre la capitale que fin octobre 1944.

Roger Vacher ne fut pas choqué outre mesure par l’arrestation de Louis Renault, en septembre 1944, mais il estimait que la disparition du fondateur de l’entreprise, survenue un mois plus tard, n’était peut-être pas tout à fait naturelle. Surtout, il ne comprenait pas qu’on pût condamner un homme sans le juger.

Lorsqu’il réintégra finalement l’usine, Roger Vacher ne savait toujours pas dans quel domaine il pouvait s’orienter. Le nouveau directeur de l’Ecole professionnel, un intellectuel de l’Action française, qui avait été précepteur de Jean-Louis Renault, André Conquet, l’orienta vers une formation d’aide-chimiste. Le jeune homme fut tout de suite enthousiasmé par cette proposition. Placé en stage pendant quelques semaines au laboratoire central, adjoint à Gassner, qui avait été sélectionné pour le lancer de javelot aux Jeux Olympiques, douze ans plus tôt, il fut affecté comme aide-chimiste au département 32, sur l’île Seguin, côté Meudon. Il y occupait les fonctions d’aide-chimiste dans le laboratoire des traitements électrolytiques (ces opérations étaient faites en vue du chromage des pare-chocs et d’autres éléments). Le secteur avait été créé en 1930 par l’ingénieur E. Longchamp qui en conservait la direction. En plus de son travail à l’usine, Roger Vacher suivit les cours de la Maison de la Chimie puis la formation du prestigieux Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM).


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien 4ème partie

Ci-dessus : En 1945, dans le laboratoire des traitements électrolytiques de l’île Seguin © Roger Vacher – Tous droits réservés.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 5 par Boulogne-Billancourt

Entretien 5ème partie

L’objet de du site louisrenault.com n’est pas d’évoquer la période postérieure à 1945 et, pourtant, il serait dommage de ne pas mentionner, même très brièvement, l’étonnante carrière de Roger Vacher. Grâce à son caractère volontaire, à sa connaissance des hommes et à sa grande capacité de travail, il parvint à occuper des fonctions de premier plan au sein de l’entreprise. En 1949, le voici chef du laboratoire de traitements électrolytiques, fonction qu’il remplit pendant dix ans, avant de devenir chef adjoint du département 32 dont il prend la direction en 1964. Deux ans plus tard, il est nommé chef du département de montage de l’île Seguin, (n°74), « le plus gros ensemble de production de Billancourt » [3], alors que la France s’apprête à connaître un mouvement de grèves sans précédent. Sa gestion des questions sociales, de l’organisation de la fabrication, enfin son regard critique sur les rouages de la direction, le distinguent au sein des cadres de l’entreprise. Fort de ses compétences, il assure la direction de l’usine de Billancourt, pendant douze ans, de 1974 à 1986.

Au cercle Renault en 1980 avec ses collègues, de gauche à droite : Pierre Pardo Directeur des études automatismes et robotique, René Le Duc, Directeur de l'usine de Sandouville, Roger Vacher, directeur de l'usine de Billancourt et Max Richard, directeur de celle de Flins © Roger Vacher

Au cercle Renault en 1980 avec ses collègues, de gauche à droite : Pierre Pardo Directeur des études automatismes et robotique, René Le Duc, Directeur de l’usine de Sandouville, Roger Vacher, directeur de l’usine de Billancourt et Max Richard, directeur de celle de Flins © Roger Vacher

En mission au Japon © Roger Vacher

En mission au Japon © Roger Vacher

Au cercle, assis à la droite de Georges Besse © Roger Vacher

Au cercle, assis à la droite de Georges Besse © Roger Vacher

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Roger Vacher, 21 mars 2012”, louisrenault.com, février 2013.

Dernière mise à jour : 13 février 2013

[1]. A. Moutet, Roger Vacher, De l’Ecole professionnelle Renault à la Direction de l’usine de Billancourt 1940-1985, Société d’Histoire du Groupe Renault, Boulogne-Billancourt, 2003.

[2]. C’était notamment le cas d’Alphonse Grillot.

[3]. A. Moutet, op. cit., p. 32.

 

Entretien filmé avec Alcide Alizard, 15 mars 2012

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Une photo particulièrement émouvante : Le petit Alcide entre sa mère, Suzanne Hutin, et son père, Léonce, tué au combat, le 30 août 1918 © Famille Alizard – Droits réservés

Alcide Alizard a fêté il y a quelques semaines son centième anniversaire ; ce n’est pas sans émotion que, le 12 mars dernier, nous avons franchi le seuil de la maison de retraite où il a eu la patience et la gentillesse de nous recevoir en compagnie de son épouse et de son fils, Michel.


Histoire Renault – Entretien avec Alcide Alizard 1 par Boulogne-Billancourt

Alcide Alizard est né le 16 janvier 1912 à Villers-lès-Guise, dans l’Aisne. En 1914, sa famille fut évacuée dans le département de l’Yonne où elle demeura jusqu’en 1919. A son retour, Mme Alizard et son fils retrouvèrent un logis à moitié démoli et, surtout, Léonce, le père d’Alcide, était mort au combat, deux mois et demi seulement avant l’Armistice.

Léonce Alizard avait obtenu une permission environ six mois avant sa mort et c’est donc à l’âge de six ans qu’Alcide vit pour la dernière fois son père. C’est l’horrible banalité d’une guerre qui fit des millions de veuves et d’orphelins. Suzanne Alizard tient désormais seule la boulangerie et son foyer. Heureusement, l’enfant, qui effectue une brillante scolarité, est remarqué par son instituteur. Il part faire ses classes à l’école préparatoire Savard, à Saint-Michel-sous-Gland, près d’Hirson, puis entre à l’Ecole d’Arts et Métiers d’Erquelinnes, dans le Hainaut, fondée par les Frères des écoles chrétiennes.

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Alcide Alizard âgé de 16 ans, en 1928, à l’école préparatoire Savard de Saint-Michel-sous-Gland, près d’Hirson © Famille Alizard – tous droits réservés.

A son retour, le jeune Gadzarts est remarqué par le concessionnaire Renault de Guise qui entretient un contact avec un “compatriote” de l’Aisne au sein de l’usine. Appuyé sur la sélection de l’école primaire, les succursales de province ont souvent constitué un vivier de recrutement pour l’entreprise, ainsi que le cas de Robert Desmond, jeune périgourdin embauché comme apprenti à l’âge de 12 ans, nous en a donné récemment l’exemple. Alcide Alizard entre donc à Billancourt en 1933 : il a 21 ans. Comme tout futur chef d’atelier, il doit commencer par le travail à la chaîne qu’il effectue pendant plusieurs mois, notamment dans l’usine flambant neuve de l’Ile Seguin. Il débute sur la chaîne de montage des essieux avant, puis sur celle des voitures. Il existait trois étages sur l’Ile Seguin, rappelle Alcide Alizard, le troisième consacré à la peinture des véhicules, le second, dans lequel il est lui-même employé, à l’équipement des voitures et, enfin, le premier étage à la mécanique. “Il fallait tenir la cadence, au début, ce n’était pas commode, puis après, une fois qu’on est habitué, ça va…“. On lui confie ensuite une équipe d’une quinzaine d’ouvriers (et surtout d’ouvrières) pour l’équipement des tableaux de bord et des parties arrières, travail qu’il effectue jusqu’aux environs de 1936. Il acquiert un niveau de vie correct, vit à l’hôtel, ne fréquente pas la cantine et possède même une automobile (Renault, bien sûr), ce qui constitue un luxe à l’époque. Louis Renault reste pour lui “un patron lointain” – ce qui n’est pas étonnant, l’industriel se rendant essentiellement dans les ateliers de mécanique.

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A l’école d’Arts et Métiers d’Erquelinnes, dans le Hainaut : Alcide Alizard est le premier à gauche sur la photo © Famille Alizard – Tous droits réservés

Entre temps, il accomplit sa période militaire au 503ème RCC (Régiment de chars de combat) sur des chars… Renault !

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Le 503ème RCC – On remarquera les chars Renault FT-17 de la Grande Guerre © Famille Alizard – Tous droits réservés

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Pendant sa période militaire au 503ème RCC en 1935. Alcide est le deuxième en partant de la droite © Famille Alizard – Tous droits réservés

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Le 2ème peleton – 1ère section du 503ème RCC – Alcide, debout, le quatrième en partant de la droite © Famille Alizard – Tous droits réservés

En 1936, Alcide Alizard suit le mouvement du Front populaire chez Renault, mais sans expérience ni réelle conviction : “Je suivais la troupe” explique-t-il. On le voit ainsi participer aux grands défilés, mais non pas à l’occupation de l’usine. Cette année-là il profite, pour la première fois, comme les autres salariés, des congés payés.

A Saint-Malo, à l'époque des premiers congés payés : Alcide Alizard est à droite sur la photo © Famille Alizard - Tous droits réservés

A Saint-Malo, à l’époque des premiers congés payés : Alcide Alizard est à droite sur la photo © Famille Alizard – Tous droits réservés

Il a plus de souvenirs du lock-out qui a suivi la grève violente de novembre 1938. La direction lui a demandé, comme aux autres chefs d’ateliers, de réembaucher les 25 personnes dont il était alors responsable.

Mais la guerre approche. Jeune marié (décembre 1938), Alcide Alizard est mobilisé en mai 1939 au 510ème RCC. Il y conduit un char Renault B1, qui constitue alors l’un des meilleurs matériels blindés français. Il participe peu aux combats de la bataille de France car son char est immobilisé après avoir reçu un obus allemand à quelques kilomètres de Sedan, le 16 mai. Il parvient toutefois à le réparer et à se replier, ce qui lui vaudra une citation. Il livre un très bref combat avec l’infanterie, puis parvient à Auxerre en même temps que les Allemands. Mais il  leur échappe, cache son char dans un champ de blé, trouve refuge chez un particulier, puis, habillé de vêtements civils, rejoint la capitale [1].C’est un véritable périple, car Alcide, qui ignore où se trouve sa femme, rejoint Boulogne-Billancourt en vélo, en se cachant des les fossés à chaque passage des Allemands. La mairie de Boulogne-Billncourt lui obtient des papiers et il peut reprendre son emploi chez Renault après la réouverture de l’usine.

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Au 510ème RCC – Alcide, en casquette, appuyé sur le char © Famille Alizard – Tous droits réservés

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“Ma torpédo” Les Vertus (Champagne) 1940 © Famille Alizard – Tous droits réservés

Pendant l’Occupation, Alcide Alizard est employé à l’usine O, près de la porte de Saint-Cloud, sous les ordres de Daguet. Là, on débite du bois pour équiper les camions allemands en planchers et ridelles. Puis au moment des grandes pénuries, vers la fin de la guerre, l’atelier confectionne des semelles de bois. En plus d’un surveillant français, une sentinelle allemande était postée à l’entrée de l’usine O. Cette sentinelle faisait de régulières inspections au sein des ateliers. D’après Alcide Alizard, les ouvriers travaillaient “normalement”, car il fallait bien respecter la cadence, explique-t-il, pour éviter la répression.


Histoire Renault – Entretien Alcide Alizard 2 par Boulogne-Billancourt

Sa femme et lui habitaient boulevard Jean-Jaurès, près de la Seine. C’est là qu’ils vécurent les premiers bombardement sur les usines Renault et Boulogne-Billancourt. Pas moins de sept personnes trouvèrent la mort dans le hall de leur immeuble. A partir de ce moment, ils partirent se réfugier chez des cousins à Paris, puis au Vésinet (mars 1943), tout en continuant à travailler chez Renault. Son atelier ne fut pas décentralisé pendant l’Occupation. C’est près de la Porte de Saint-Cloud, en août 1944, qu’Alcide Alizard vit arriver les premiers soldats français.

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[1]. Alcide Alizard faisait partie du 41ème B.C.C, comme l’indique ses papiers militaires. Sur l’ordre de marche de ce bataillon (commandant Malaguti), qui était aussi doté de chars Hotchkiss, voir le site chars-francais.net.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : “Entretien entre Alcide Alizard et Laurent Dingli, 15 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Dernière mise à jour : 19 mars 2012

Entretien filmé avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012

 Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Pour illustrer l’interview que m’a aimablement accordée Mlle Jacqueline Serre, rien ne m’a semblé mieux convenir que le bel hommage que sa sœur Anne-Marie Gillot, aujourd’hui décédée, avait consacré à leur père, Charles-Edmond Serre, chef du bureau d’études des usines Renault, hommage qui fut publié il y a trente-quatre ans dans la revue de la Société d’Histoire du Groupe Renault [1].

Je tiens particulièrement à remercier M. Michel Ducoint, passionné de Renault, qui a eu la gentillesse de me mettre en contact avec Mlle Jacqueline Serre.


Entretien Jacqueline Serre 1 par Boulogne-Billancourt

Monsieur SERRE,

mon père

Mon père était très différent de Monsieur Serre, chef du bureau d’études et compagnon de toujours de Monsieur Louis Renault.

Il était un père très proche de ses deux filles, très jeune de caractère, toujours disponible pour sa famille, mais l’usine tenait une très grande place dans sa vie et pas plus que notre mère, nous n’en avons été jalouses, nous étions très fières de lui et la déférence que tout le monde lui témoignait nous a toujours impressionnés.

Il était né à Tulle en 1882, treizième d’une famille de quatorze enfants. Mon grand-père, entrepreneur de travaux publics, ayant des difficultés à faire vivre sa nombreuse famille, vient s’installer à Paris avec ma grand-mère et sept de ses enfants. C’était en 1889, mon père avait sept ans.

Il fit ses études au collège Colbert, d’où il sortit à seize ans, avec un diplôme de dessi­nateur industriel. Son père étant mort quel­que temps avant, il ne put continuer ses études et entrer aux Arts et Métiers comme il le pensait.

Il entre chez Durand, rue Oberkampf, une fabrique d’engre­nages. Et, c’est là, que le 31 octobre 1898, il vit arriver un ami de M. Durand, qui cherchait un jeune apprenti ; étant le dernier embauché dans la maison, il fut présenté à ce jeune homme de vingt-deux ans qui s’appelait Louis Renault.

« – Quand voulez-vous commencer ? »

«  – Tout de suite, Monsieur »

« Venez demain à Billancourt, vous apporterez votre blouse et votre boite de compas ».

Le lendemain était le jour de la Toussaint ; dès le début de cette longue collaboration un pli était pris : dimanches et fêtes ne comptaient pas : le travail d’abord.

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre - 1902 ? © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre – 1902 ? © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Très vite l’étude et la fabrication des premières voitures obligea Mme Renault mère à céder sa propriété de Billan­court, à ses fils.

Pendant la construction des premiers bureaux et ateliers, mon père et M. Bicher, travaillèrent chez elle à Paris, square Laborde. L’ambiance y était des plus familiale, à 4 heures ils avaient croissants et chocolat chaud et un baiser sur les deux joues quand isl partaient le soir, ils avaient dix-sept ans !

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite "Paris-Vienne". A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l'ACF en 1906. D'après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite “Paris-Vienne”. A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l’ACF en 1906. D’après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Grandes inondations de 1910 aux usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Mon père dessinait sur une table qui avait été le bureau de M. Renault père et qui lui fut donné par la suite en souvenir de cette époque : et c’est sur cette même table qu’aujourd’hui j’écris ces lignes.

Très vite, l’usine prit de l’expansion et d’au­tres dessinateurs et ingénieurs furent enga­gés sous les ordres de mon père. Il ne sor­tait pourtant d’aucune grande école, n’avait pas de diplôme d’ingénieur, mais il avait un très grand sens de la mécanique, était très inventif, très méticuleux et avait énormément de bon sens, ce qui lui a toujours servi dans toutes les circonstances de sa vie. Il était également très autoritaire et peut-être pas d’un abord facile. Mais, l’importance de ses responsabilités le conduisait à être ainsi, ce qui ne l’empêchait pas d’être très humain et très proche de tous. Et, par-dessus tout, il existait entre lui et M. Renault une telle entente qu’ils étaient vraiment le complément l’un de l’autre.

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d'un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d’un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De cette période lointaine mon père nous parlait peu, les grands événements de sa carrière ont été d’abord les gran­des courses : Paris-Vienne, Paris-Berlin, Paris-Madrid, et la mort de « Monsieur Marcel » comme il l’appelait, l’exten­sion rapide de l’usine, puis la guerre 14-18 ; il fut mobilisé sur place et ce fut une époque de travail intensif Le char d’assaut de 1917 fut une de ses grandes fiertés.

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire - 1919 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire – 1919 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Un très grand souvenir pour lui fut son voyage aux États‑Unis, en 1928, en compagnie de M. Renault et de M. Tordet,pour qui il avait une grande amitié. Il rencontra Henry Ford et découvrit une autre façon de travailler, l’expérience qu’ils en rapportaient fut certainement très profitable à l’usine.

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l'année précédente © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l’année précédente © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Les années d’entre-deux-guerres furent pour lui une période de grande activité, et de grandes responsabilités ; outre la direction du bureau d’études de Billancourt, il dirigeait éga­lement l’étude des moteurs Caudron, des automotrices, des camions, des tracteurs agricoles, du matériel pour l’armée et certainement de beaucoup d’autres choses. De toute façon, l’usine était un sujet qu’il n’a jamais beaucoup abor­dé devant nous.

Mais elle était présente cette usine, dans notre vie familiale.

Par M. Renault, principalement, que nous avions souvent l’occasion de voir le dimanche à Portejoie.

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Portejoie était une maison de campagne qu’il avait convaincu, mon père, d’acheter et qui était située sur les bords de la Seine, juste en face de son château d’Herque­ville, il était sûr ainsi de l’avoir toujours près de lui, diman­ches et fêtes. Combien de fois l’avons-nous vu surgir de son bateau et emmener mon père pour la journée entière, pour discuter d’un projet, mettre au point un moteur de bateau et de tracteur agricole.


Entretien Jacqueline Serre 2 par Boulogne-Billancourt

Avant-guerre, pour nous le rituel était toujours le même un chauffeur du 153 venait nous chercher boulevard Murat, nous déposait avenue Émile-Zola, devant les fenêtres du bureau d’études, et là, mon père reprenait le volant et nous partions à Portejoie. il lui arrivait d’être en conférence avec M. Renault et nous attendions… parfois très longtemps. Puis M. Renault partait le premier, passait en trombe devant nous et prenait la route d’Herqueville. Mon père arrivait quelques minutes après ; nous partions très vite et sur la route, on ne lambinait pas (en principe, personne nous dépassait, il n’aimait pas beaucoup ça).

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

En arrivant à Portejoie, nous trouvions M. Renault assis sur les marches du perron. il avait eu le temps de se chan­ger, de prendre son chien avec lui et de traverser la Seine. Ils repartaient ensemble à Herqueville jusqu’au soir.

Cette collaboration si étroite se teintait je crois d’une certaine complicité. Ils redevenaient les deux très jeunes gens,de vingt-deux et seize ans, qu’ils étaient à leurs débuts.

Malgré une certaine distance due à la hiérarchie, qui exis­tait de leurs relations, M. Renault a été certainement le meil­leur ami de mon père.

L’usine a apporté beaucoup de joies et de fiertés à mon père, mais aussi bien des moments de soucis et de chagrin.

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d'un étang de Meudon pendant l'Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, "C'était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante"© Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d’un étang de Meudon pendant l’Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, “C’était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante”© Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l'élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d'Honneur - 1932 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l’élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur – 1932 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Joie, pour une belle voiture bien réussie. Il était très fier des superbes voitures d’avant-guerre : 40 CV, Reina-Stella, Viva-Sport, Nerva-Sport, très fier également des records battus aussi bien par les voitures que par les avions Cau­dron. Sa grande fierté, après le char d’assaut de 1917, a certainement été la 4 CV. Conçue et réalisée pendant l’occupation, à la barbe des Allemands, sa mise au point donne lieu à pas mal de discussions avec M. Renault lui-même.

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Cela se passait pendant le week-end à Portejoie, les expli­cations étaient parfois très orageuses, mais ils y prenaient malgré tout beaucoup de satisfaction l’un et l’autre.

L’Occupation a été pour nous, comme pour tout le monde, le début d’une vie très différente. A l’usine, l’activité était très réduite et la présence d’un commissaire allemand était très mal acceptée par mon père.

Mais malgré tout, dans les jours les plus sombres, il a tou­jours cru et espéré en une revanche et n’avait pas peur de le dire à son entourage. Les quatre bombardements de l’usine ont été des « coups durs » acceptés comme chose normale en temps de guerre et d’occupation, et le travail pour les Allemands s’en trouvait ralenti. Malheureusement, il y eut des sinistrés et des disparus parmi le personnel de l’usine et il en était très affecté. La mort de son fidèle collabora­teur, M. Juville, tué avec toute sa famille, l’avait bouleversé.

La Libération fut un jour formidable, mais elle entraîna les tristes événements que l’on sait pour M. Renault ; ce fut une grande tristesse pour nous tous.

Mais l’usine devait continuer. Après pas mal de discussions, la construction de la 4 CV en grande série fut décidée en 1946.

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est à cette époque que mon père quitte la direction du bureau d’études, mais non pas l’usine. Il voulait prendre sa retraite à l’anniversaire de ses cinquante ans au service de Renault, fin 1948.

Entre temps, il s’installe aux Champs-Élysées, et là, avec un dessinateur, il met au point des projets de tracteurs, cons­truits à l’usine du Mans. Il a passé là deux années qui n’étaient pas de pénitence, loin de là. Il se passionnait pour ces tracteurs, question qu’il connaissait bien. Il avait eu assez l’occasion de les étudier à Herqueville, avec M. Renault.

Il n’aurait pas voulu que je termine le récit de ces dernières années d’usine sans évoquer Pierre Lefaucheux, qui, avec déférence, a toujours su lui montrer beaucoup de sympa­thie, dans cette situation délicate qui était la sienne au moment de la nationalisation, nationalisation très mal accep­tée par mon père comme on peut le penser après cette carrière passée au service de l’usine et de M. Renault.

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est en mars 1949, qu’il quitte définitivement l’usine. Mais, il ne reste pas inactif pour autant, ingénieur-conseil de différentes affaires machines-outils Ernault, matériel agri­cole Puzenat, administrateur à Saint-Étienne-Ponlieue, aux huiles Renault, à la Société des carburants, il retrouve l’automobile avec Jean Daninos. L’affaire que dirigeait cet ancien ingénieur de Citroën périclitant, mon père lui conseille l’étude d’une voiture de grand luxe et de prestige, comme il les aimait tant. Ce fut la Facel-Vega qui sortit de cette collaboration et ce fut vraiment une des plus belles voitures d’après-guerre.

En dehors de ces activités techniques, il aimait retrouver Portejoie où d’autres occupations l’attendaient : il avait été élu maire de cette petite commune, et là, il redevenait l’orga­nisateur et le responsable qu’il avait toujours aimé être.

A Portejoie, il retrouvait également ses petits-enfants qui lui apportèrent certainement les dernières grandes joies de sa vie.

Anne-Marie GILOT

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, Laurent Dingli, “Entretien avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012”, louisrenault.com, juin 2012 ; et pour l’article d’Anne-Marie Gilot, voir la note ci-dessous. Je remercie aussi Claude Le Maître, ancien responsable de la S.H.G.R. qui a bien voulu précisé et corrigé les légendes des illustrations.

Dernière mise à jour : 20 juin 2012

[1]. A-M. Gillot, « Monsieur Serre, mon père », RFR n°17, décembre 1978, pp. 204-206.

 

Entretien filmé avec Robert Desmond (8 sur 8), 9 février et 14 mars 2012

Jean Desmond, le père de Robert, pendant la Grande Guerre © Archives privées Desmond - Droits réservés

Jean Desmond, le père de Robert, pendant la Grande Guerre © Archives privées Desmond – Droits réservés

Le témoignage de Robert Desmond est sans doute, à ce jour, le plus complet et l’un des plus riches que nous ayons pu recueillir. Il aborde en effet des questions majeures, non seulement de l’histoire industrielle, avec la formation, les accidents du travail, les maladies professionnelles, mais aussi de l’histoire des années trente et de la Seconde guerre mondiale avec les différents engagements de sa famille, les actions de sabotage effectuées dans l’usine ou encore les combats de résistance mené au sein de la compagnie franche Gambetta, commandée par le capitaine Elie Rouby. Le témoignage – près de trois heures d’interview – pourra sembler long à certains, mais nous avons préféré en conserver l’essentiel quitte à séparer le film en huit parties pour plus de commodité. A une époque où nous sommes souvent trop pressés, où il nous faut butiner d’une information à l’autre sans toujours prendre le temps de la réflexion, il m’a paru souhaitable de rendre ainsi hommage à une carrière passionnante comme aux actes d’un homme qui, dès l’âge de 17 ans, a su lutter contre la barbarie nazie.

Dans la première partie, Robert Desmond évoque ses origines, sa famille et sa formation. Né à Saint-Pancrace, près de Périgueux en 1926 dans un milieu modeste – son père, un ancien combattant de la Grande Guerre, est boucher – il suit l’école primaire dans sa ville natale. Il est intéressant de noter que presque toutes les sensibilités politiques sont représentées chez les Desmond : le père, Jean, est radical-socialiste (et anticommuniste), ami entre autres d’Edgard Faure et de Georges Bonnet qu’il reçoit fréquemment chez lui et qu’il contribue à faire élire maire de Saint-Pancras. Il assiste d’ailleurs régulièrement aux meetings du parti dirigé par Edouard Daladier. Le frère aîné, Maurice, mécanicien, est sympathisant Croix de Feu, le mouvement du Colonel de La Rocque : dissous comme toutes les ligues par le Front populaire, il donnera naissance au plus grand parti de France (en nombre d’adhérents) : le Parti Social Français (PSF). Rien sur la mère, Anna qui, comme beaucoup de femmes de sa génération, n’affichait pas ses idées politiques. En revanche, la sœur, Irène, future résistante, est proche des Républicains espagnols. La région accueille en effet beaucoup de réfugiés politiques qui ont fui leur pays d’origine devant l’avancée victorieuse du général Franco. Irène faisait partie de l’association Los Amigos, créée pour venir en aide aux Républicains espagnols, lesquels furent rapidement parqués dans des « camps », comme celui de l’abbaye de Chancelade. Tous travaillaient, dans les scieries, les carrières ou les champignonnières.


Histoire Renault – Entretien avec Robert… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Première partie

Jean Desmond vers 1920 © Archives privées Desmond - Droits réservés

Jean Desmond vers 1920 © Archives privées Desmond – Droits réservés

C’est M. Gontier, concessionnaire Renault et ami de Jean Desmond, qui propose à ce dernier de confier le petit Robert à l’école professionnelle Renault. Nous avons vu, avec le cas d’Alcide Alizard dans l’Aisne, que les succursales de province constituaient un vivier de recrutement pour l’usine. Mais nous sommes en 1937 et Robert Desmond n’a que onze ans. Il lui faut entrer dans sa douzième année et obtenir son certificat d’étude pour rejoindre la prestigieuse école Renault. Son maître d’école l’y prépare consciencieusement et, dès décembre 1937, accompagné de son père, il se rend pour la première fois à Billancourt avec d’autres parents et enfants venus de toute la France. Ils sont reçus par Louis Renault en personne, flanqué de quelques-uns de ses proches collaborateurs : certainement Félix Gourdou, directeur de l’école professionnelle, et son bras droit, André Conquet, qui lui succèdera pendant l’Occupation. La présentation est cordiale. On prend le « pot de l’amitié ». Louis Renault annonce que chacun pourra exercer librement son culte en dehors de l’usine et, qu’au sein de celle-ci, il faudra obéir et faire preuve de discipline. L’industriel discute même un long moment en particulier avec Jean Desmond de la Grande Guerre et des dirigeants radicaux-socialistes qu’ils connaissent tous deux. A l’issue de cette présentation, Robert et son père rentrent à Périgueux mais, dès janvier 1938, l’enfant se rend seul, par le train jusqu’à Paris où un membre du personnel Renault vient l’accueillir.

Il faut imaginer ce que pouvait ressentir un enfant de douze ans qui découvrait l’immense ruche de Billancourt dans laquelle il allait apprendre son métier et, peut-être, faire carrière. On ne mesure pas toujours ce que représentait, pour l’époque, la formation professionnelle : une denrée rare ; c’est pourquoi cette œuvre sociale, fondée au lendemain de la Grande Guerre, en 1919, fut en quelque sorte l’enfant chéri de Louis Renault. Seules des circonstances exceptionnelles pouvaient lui faire manquer la remise de prix annuelle et ce fut uniquement parce que la maladie l’empêcha de s’exprimer qu’il céda la parole à son fils Jean-Louis en 1942 ou 1943. Pour l’industriel, l’école offrait l’avantage de disposer d’un vivier de recrutement interne mais aussi d’assurer la transmission du savoir-faire Renault : autant dire qu’à côté des motivations pratiques, il existait indéniablement une forte dimension sentimentale et certains anciens se souviennent d’avoir vu le « patron » les larmes aux yeux.


Histoire Renault – Entretien avec Robert… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Deuxième partie

Renault s’engageait à nourrir et à loger les élèves puis à donner un emploi aux titulaires du diplôme de l’école professionnelle. L’orientation s’effectue avec souplesse puisqu’on laisse une part importante de choix à l’élève. Le jeune Robert Desmond est logé avec ses condisciples dans un immeuble situé près des usines Salmson. Il est frappé, entre autres, de voir que les douches disposent d’eau chaude – un luxe pour cet enfant issu d’un milieu modeste de province. On lui donne trois paires de bleu de travail. L’encadrement, strict mais bienveillant, le met rapidement à son aise. Les hommes chargés de surveiller les apprentis sont des accidentés du travail et des gueules cassées de la Grande Guerre. Pour les premiers, comme nous l’a confirmé Roger Lézy, c’était une façon d’être employés à l’usine et de ne pas se retrouver à la rue malgré leur handicap. Quant aux autres, les gueules cassées, la relation que ces hommes, dont la vie avait été irrémédiablement brisée, entretenaient avec les apprentis est particulièrement émouvante : l’histoire d’une transmission qui s’impose malgré les traumatismes et les blessures irrémédiables.

Irène, Robert et Maurice Desmond © Archives privées Desmond - Droits réservés

Irène, Robert et Maurice Desmond © Archives privées Desmond – Droits réservés

Le sujet nous conduit à parler d’une question majeure, celle des accidents du travail. Il n’y avait quasiment pas de protection, explique Robert Desmond. Les machines de l’époque étaient particulièrement dangereuses, non seulement chez Renault, mais aussi chez les autres constructeurs. Les accidents étaient nombreux et les choses ont véritablement changé avec les premières machines numériques. Avant cela, il y avait beaucoup de transmissions par courroies.

L’apprenti devait suivre tout le processus de fabrication d’une automobile, en passant par le coulage du bloc moteur, le débit du bois pour faire la carrosserie, le tournage pour le vilebrequin, etc. Ce qui passionnait Robert Desmond, c’était la partie mécanique et plus précisément l’allumage, plus tard, pour le Diesel, l’injection.


Histoire Renault – Entretien avec Robert… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Troisième partie

Dans la quatrième partie de l’interview, nous revenons sur la question cruciale de la sécurité et des accidents du travail. Les courroies multiples étaient alors régulièrement graissées avec de l’huile de pied de boeuf afin de limiter les ruptures et donc les accidents. Il fallait bien entendu faire très attention à ce que les vêtements ne soient pas pris dans les courroies. Les ouvriers ne mettaient pas systématiquement en place les dispositifs de sécurité – quand ils existaient. De même, lors de l’utilisation des tours pour l’usinage – et plus particulièrement lors de l’emploi d’outils visant à dégrossir les pièces à gros débit, ils jouaient sur l’épaisseur nécessaire afin de gagner du temps : l’outil ou la pièce pouvait alors casser entraînant l’accident. Autre exemple : lors des opérations de fraisage, les doigts touchaient presque la fraise. Il faut dire aussi que les ouvriers “n’étaient pas toujours très à jeun” constate Robert Desmond, abordant ainsi avec un peu d’embarras la question de l’alcoolisme à l’usine. Mais, à l’époque, précise-t-il, les gens buvaient beaucoup plus qu’aujourd’hui et dans tous les milieux. Paradoxalement, de meilleurs salaires permettaient aux ouvriers de boire davantage. Il ne faut pas oublier que la consommation d’alccol pouvait être liée à la pénibilité du travail : ce qui se conçoit sans difficultés dans des ateliers où l’ouvrage était dur comme la fonderie. Mais le manque de protection avait aussi des origines pratiques. En raison de la chaleur et pour ne pas être gêné lors de la manipulation des pièces, le fondeur ne mettait que rarement son casque qui évoquait celui d’un scaphandrier. L’intensification des cadences joue un rôle qu’il est toutefois difficile d’évaluer et qui dépendait bien entendu du fait que l’atelier était plus ou moins exposé. Robert Desmond ne juge pas toutefois ce facteur déterminant. A ce sujet, il évoque l’esprit de chapelle ou la fierté qui pouvait exister dans chaque spécialité : le fondeur considérait qu’il faisait un “métier de mec” comparé à l’ouvrier qui tapissait les sièges tandis que le tourneur n’était pas aimé dans la corporation, parce que, disait-on, “c’était un métier planqué”, etc.

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Arbre à cames – machine à rectifier – Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés

Les apprentis étaient d’autant plus attentifs à la sécurité que les anciens qui les guidaient étaient souvent eux-mêmes des accidentés du travail. Robert Desmond se souvient notamment d’un fraiseur qui avaient eu tous les doigts “mangés” – comme on disait alors – et qui ébauchait devant lui le geste à ne pas faire. Dans l’ensemble, on était contents de travailler chez Renault : l’entreprise offrait des avantages qu’on ne trouvait pas ailleurs, affirme Robert Desmond.

J’évoque alors les dispositifs de protection en citant le cas récent – et terrible – des ouvriers turcs employés dans de petits ateliers pour le sablage des jeans qui sont morts très jeunes de silicose (le nom de la maladie ne m’est pas venu pendant l’interview). Robert Desmond précise, en prenant le cas de l’amiante, qu’à une certaine période, on n’était pas vraiment informés sur les dangers d’un tel produit, alors jugé comme un produit « miracle ». M’étant autrefois penché sur le sujet, je précise que les dangers de l’amiante étaient connus par les médecins allemands, dès les années trente, et par les Américains dès l’après-guerre. La volonté politique et industrielle est donc aussi en cause dans certains cas. Il existe en effet un décalage entre la connaissance scientifique d’un danger et sa prise en compte par les responsables politiques et industriels. Mais, conclut Robert Desmond, on ne peut reprocher au patron de ne pas appliquer des normes de sécurité qui n’existent pas sur le plan légal. A noter d’ailleurs que les syndicats et le parti communiste lui-même n’évoquaient que très rarement ces sujets. Cette quatrième partie s’achève sur la question de la promotion sociale induite par la formation professionnelle au sein de l’entreprise.


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Quatrième partie

La cinquième partie traite de la débâcle de juin 1940 et de l’occupation allemande. Alors que l’usine est évacuée en bon ordre sur ordre du gouverneur de la place de Paris, le jeune Robert Desmond (il n’a alors que 14 ans) reste dans les locaux désertés avec quelques gueules cassées et accidentés du travail chargées de la surveillance. Il n’y a pas d’exode pour eux.  Ils sont chargés d’entretenir les machines, d’arrêter progressivement les chaudières, de détendre les courroies, de ranger les ateliers, etc. Robert Desmond n’a jamais vu d’Allemands à l’intérieur de l’usine – du moins dans la partie où il se trouvait, comme nous l’ont confié d’autres témoins de l’époque (il y avait en revanche des sentinelles postées à l’extérieur, aux endroits stratégiques). La reprise du travail sous l’occupation était une nécessité. Mais qu’allait-on fabriquer ? Des voitures, des camions, des munitions de guerre ? Ce dernier type de fourniture aurait été inacceptable, précise Robert Desmond. Au début, l’usine travaille au ralenti. Je lui demande s’il était gêné que l’usine fabrique des camions pour les Allemands. Quand on est vaincu, on est vaincu, répond-il… On n’a jamais pensé que l’Allemagne attendait autant de nous. Détail important : l’occupant fait venir ses propres machines à l’usine (des presses à emboutir) pour fabriquer des cabines avancées de camions en acier – alors que Renault les fabriquait jusqu’alors en bois. Rationalisation allemande oblige, la nouvelle fabrication doit se concentrer sur les camions de 5 tonnes. Avant-guerre, la Juvaquatre, en acier, était fabriquée avec des machines américaines.

Camion léger plateau ridelles métalliques Renault type AHS 50 cv 2 tonnes 1942 © Renault communication / PHOTOGRAPHE INCONNU (PHOTOGRAPHER UNKNOWN) DROITS RESERVES

Camion léger plateau ridelles métalliques Renault type AHS 50 cv 2 tonnes 1942 © Renault communication / PHOTOGRAPHE INCONNU (PHOTOGRAPHER UNKNOWN) DROITS RESERVES

Il y avait aussi des visites officielles de l’usine, sans que Robert Desmond puisse dire s’il s’agissait d’Allemands ou de Français. Notre témoin évoque par ailleurs des arrestations et des exactions commises au sein de l’usine, non pas par des Allemands, mais par des Français. Ce passage est assez confus et nous ne parvenons pas à en savoir davantage. M. Robert Desmond évoque l’intervention de Miliciens à une époque où la Milice n’existait pas. En tout cas, d’après lui, des Français (des policiers ?) montraient leurs papiers aux sentinelles allemandes qui les laissaient passer. Il a assisté à trois ou quatre arrestations – l’une portait sur une quinzaine de personnes dont une partie put réintégrer l’usine. A l’en croire, la plupart d’entre eux n’appartenaient pas aux usines Renault avant-guerre.


Histoire Renault – Entretien avec Robert Desmond 5 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Cinquième partie

Avec la sixième partie de l’interview nous abordons l’entrée de Robert Desmond dans la Résistance. Nous sommes à l’été 1943, pendant les vacances, près de Périgueux. Robert a dix-sept ans. Un jour, son père l’envoie faire du débardage de bois à quelques kilomètres de la maison avec l’un de ses ouvriers, un Républicain espagnol que ses collègues surnommaient malicieusement « Franco ». Au retour, ils entendent une voix qui les appelle : c’est un Canadien qui s’est cassé la jambe après un saut en parachute. Il a besoin d’un médecin que Robert Desmond va chercher immédiatement, puis, avec l’aide de « Franco », le jeune homme se charge de cacher les parachutes pris dans les branches d’un arbre, ainsi que les containers qu’il ne doit pas toucher car ceux-ci sont piégés. A l’intérieur, il y a des fausses cartes d’identité en blanc, de l’argent et du plastique : le Canadien est en effet un spécialiste envoyé pour enseigner les techniques de sabotages les plus pointues.

Irène Desmond, la soeur de Robert, vers 1945 © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Irène Desmond, la soeur de Robert, vers 1945 © Archives privées Desmond – Tous droits réservés

De retour à l’usine, Robert Desmond met en pratique les leçons du Canadien et la fin de la sixième partie de l’interview ainsi que le début de la septième sont consacrés à ce sujet. C’est la première fois qu’un témoin de cette période décrit par le menu les techniques de sabotage utilisées aux usines Renault de Billancourt et du Mans pendant l’Occupation allemande. Rappelons que ces actes étaient passibles de la peine de mort avec exécution quasiment immédiate. Formé par l’agent canadien, Robert Desmond forme à son tour deux camarades de l’usine, puis un ouvrier du Mans. A noter que presque toute la famille de Robert Desmond est alors dans la Résistance, mais il n’en sait rien.

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Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 6 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Sixième partie

Robert Desmond prend le maquis en janvier 1944 et rejoint Elie Rouby, un entrepreneur de Limoges, ancien pilote de la Grande Guerre, membre de l’armée secrète de La Haute-Vienne qui crée le corps franc Gambetta en juin 1944 (voir la page qui lui est consacrée sur le site de l’Ordre de la Libération). Le jeune Robert – surnommé Tommy dans la Résistance – impressionne le capitaine Rouby et ses compagnons de combats lorsqu’il leur montre comment désamorcer les containers piégés (l’un des maquisards avait déjà été grièvement blessé en essayant de les ouvrir), ou de quelle manière utiliser le plastique.

Corps franc Gambetta - Libération du camp de Matha en Charente-Maritime vers le mois de septembre 1945 © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Corps franc Gambetta – Libération du camp de Matha en Charente-Maritime vers le mois de septembre 1945 © Archives privées Desmond – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 7 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Septième partie

Dans les jours qui suivent la création du corps franc Gambetta, le plan du capitaine Rouby consiste à gêner les mouvements des divisions allemandes qui remontent vers le nord de la France au lendemain du débarquement allié en Normandie – c’est l’époque où la division Das Reich massacre la population d’Oradour-sur-Glane (10 juin 1944). En septembre, Robert Desmond et ses camarades rejoignent le front de l’Atlantique, plus particulièrement la poche de Royan d’où ils tentent de déloger les Allemands. Après la dissolution de la compagnie Gambetta, Elie Rouby et ses hommes sont affectés au 158ème R.I. C’est lors de la tentative visant à réduire la poche de l’île d’Oléron, le 6 avril 1945, que le capitaine Rouby et Robert Desmond sont blessés par une mine, le premier grièvement, le second plus légèrement. Il faut imaginer qu’Elie Rouby, alors âgé de 50 ans, a les deux jambes broyées et doit attendre 24 heures avant d’être évacué, son groupe étant bloqué sur place par la marée. Moment émouvant lorsque, pendant l’interview, Robert Desmond me fait toucher l’éclat de mine qu’il a conservé sous la peau de la main “comme souvenir”. Le capitaine Rouby et “Tommy” sont soignés par un médecin allemand prisonnier, mais, vue la gravité de son état, le premier doit être transféré dans une Traction jusqu’à Saintes au cours d’un voyage qui a tout d’un calvaire. Il sera décoré par le général De Gaulle et fait compagnon de la Libération.

Membres du corps franc Gambetta devant Marennes - Robert Desmond est le quatrième en partant de la gauche © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Membres du corps franc Gambetta devant Marennes – Robert Desmond est le quatrième en partant de la gauche © Archives privées Desmond – Tous droits réservés

Les combats se poursuivent en direction de l’Est. Les pertes sont parfois sévères. Des centaines d’hommes tombent ainsi fauchés par les mitrailleuses allemandes alors qu’ils s’apprêtent à traverser le Rhin. Le soir, en vue d’une contre-attaque, les combattants français ne parviennent pas à reconstituer une compagnie avec les survivants des cinq compagnies parties le matin même. Il leur faut franchir le fleuve de nuit à l’aide d’une corde avant de pouvoir neutraliser les blockhaus alignés le long de la rive.

Lorsque, de retour à Billancourt, fin juillet 1945, Robert Desmond veut reprendre sa place chez Renault, il essuie d’abord un refus – mais le jeune homme estime à juste titre avoir des droits : il insiste et obtient finalement de réintégrer l’usine. On le met aux essais de la 4 cv. Il lui faut effectuer au minimum 500 km par jour. D’après lui, le moteur de la 4 cv n’avait rien de révolutionnaire : 55 d’alésage et 75 de course étaient des modèles périmés, explique-t-il ; de même le système d’alimentation était archaïque : en comparaison la Peugeot 203 (1948) disposait d’un moteur moderne. Le succès de la 4 cv s’explique principalement parce qu’il n’y avait pas de voitures.

Comment définir le rôle de Louis Renault pendant l’Occupation ? Selon Robert Desmond, le constructeur n’avait pas véritablement le choix, certainement pas celui de fermer l’usine. D’une manière plus générale, l’ancien apprenti conserve une image positive de Louis Renault et de la transmission dont il a bénéficié grâce au constructeur automobile.


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 8 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Huitième et dernière partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, “Entretien entre Robert Desmond et Laurent Dingli, 9 février et 14 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Dernière mise à jour : 9 mai 2012

 

Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012 (2-2)

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Pierre Rochefort vers 1937 © Famille Rochefort

Jacques Rochefort, que j’ai pu interviewer il y a quelques jours, est le fils de l’un des plus proches collaborateurs de Louis Renault.

Pierre Rochefort (1887-1946), docteur en Droit, ancien clerc principal de notaire succéda à Ernest Fuchs comme secrétaire particulier de Louis Renault à partir de 1923. Ayant rapidement acquis la confiance de l’industriel, il devint son fondé de pouvoir,  géra sa fortune personnelle et assuma d’importantes fonctions à ses côtés : administrateur de la Société anonyme des usines Renault (S.A.U.R.), président des aciéries de Saint-Michel-de-Maurienne, président de la D.I.A.C. (société de crédit Renault), président de la Société des Aciers Fins de l’Est (S.A.F.E.) et de la Renault Limited, filiale anglaise de Renault. Mais, comme le rappelle son fils, les tâches multiples de Pierre Rochefort ne se limitèrent pas aux seules questions professionnelles, l’homme de confiance de Louis Renault ayant dû fréquemment intervenir pour régler des différends d’ordre privé ou défrayer les amies et les maîtresses du grand industriel. Travailler pour Louis Renault était à la fois un métier  exigeant, rappelle Jacques Rochefort à propos de son père, mais aussi une occupation gratifiante : La chance d’approcher un homme d’exception compensait plus ou moins ce qu’une fonction de ce genre pouvait avoir d’épuisant. Car il fallait suivre un homme qui dormait en moyenne quatre heures par jour et qui passait presque le reste du temps à travailler ; un homme volontaire et autoritaire qui aimait surmonter les obstacles les plus difficiles.

Pierre Rochefort s’éteint en janvier 1946, à 58 ans, « usé par vingt-trois années passionnantes de dévouement efficace auprès d’un homme à la fois génial et, disons, difficile »[1].

Tout en retraçant la carrière de son père, Jacques Rochefort nous livre un témoignage très précis sur l’état de santé de Louis Renault avant la guerre et pendant l’occupation allemande.


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Premère partie


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Deuxième partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Entretien filmé avec Roger Lézy – (3 sur 3), 8 février 2012

Carte d'identité de Roger Lézy et ci-contre, son père, Marcel, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy - Droits réservés

Carte d’identité de Roger Lézy © Famille Lézy – Droits réservés

et ci-contre, son père, Marcel, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy - Droits réservés

Marcel Lézy, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy – Droits réservés

Le témoignage filmé de Roger Lézy, ancien de Renault (1951-1991) sur l’histoire de l’entreprise automobile pendant la guerre et l’immédiat après-guerre est captivant, non seulement en raison des sujets traités mais aussi parce que Roger Lézy, personnage jovial, à la gouaille de titi parisien, possède un talent de conteur. Cette première partie évoque son histoire familiale, celle de son père, entré chez Renault en 1929 ou 1930, employé dans le service administratif du résistant Robert de Longcamp pendant l’Occupation ; sa propre carrière alors qu’il intègre l’usine comme simple ouvrier ; puis la sécurité sur les machines et les accidents du travail dus au manque de précaution des utilisateurs, parfois à la vétusté du matériel, mais aussi à l’intensification des cadences dont la direction (Louis Renault puis les différents P-DG de la Régie nationale) sont responsables. En parcourant les Notices biographiques Renault, on est frappé par le nombre d’accidents mortels survenus au cours de l’après-guerre, d’autant plus qu’ils ne touchent pas de jeunes recrues inexpérimentées, mais souvent des ouvriers habitués au fonctionnement des machines. Le surmenage dû aux privations de cette période est une explication plausible parmi toutes celles que nous avons citées.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Lézy… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Roger Lézy – Première partie

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De gauche à droite, Jacques et Roger Lézy au camp de vacance de Saint-Pierre-lès-Nemours, en 1942 © Famille Lézy – Droits réservés

La seconde partie du témoignage de Roger Lézy évoque l’exode de juin 1940. C’est en bon ordre, sous la direction principale de François Lehideux et de René de Peyrecave qu’a été évacué le personnel des usines Renault, sur ordre du commandant de la place de Paris. Devant l’avancée foudroyante des troupes allemandes, le général Hering avait en effet déclaré la capitale, ville ouverte, le 13 juin 1940, alors que Louis Renault était parti en mission aux Etats-Unis afin d’y accélérer la production de chars pour l’armée française.

Roger Lézy nous raconte avec verve cet exode effectué depuis Billancourt jusqu’à Angoulême puis Bordeaux, à pied, en charrette, en camion et en train.

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Billet de train du 16 juin 1940 © Famille Lézy – Droits réservés

Le père de Roger Lézy, Marcel, avait été affecté aux chantiers navals de Saint-Nazaire, afin, pensait-on encore, d’y poursuivre la lutte contre l’Allemagne nazie. Bien qu’il corresponde aux souvenirs d’un enfant, le témoignage de Roger Lézy a beaucoup de valeur dans la mesure où il restitue de manière toujours très vivante la vie sous l’Occupation : le camp de Saint-Pierre-lès-Nemours (Seine-et-Marne), mis en place par Renault pour accueillir les enfants du personnel, les occuper, les loger et les nourrir tant bien que mal dans une période de grande privation ; les bombardements, dont celui du 3 mars 1942, auquel le jeune Roger et sa famille purent survivre grâce aux réflexes du père, Marcel, un roubaisien qui avait connu la dureté de l’occupation allemande pendant la Grande Guerre, mais aussi grâce à la solidité de leur logement, un immeuble en béton armé construit par Renault qui servait d’abri antiaérien à l’ensemble du quartier.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Lézy… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Roger Lézy – Deuxième partie

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Camp de vacances Renault à Saint-Pierre-lès-Nemours © Famille Lézy

Dans la troisième partie Roger Lézy aborde plus particulièrement son séjour au camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours en 1942 et 1943, l’avantage de pouvoir s’y nourrir correctement à une époque où topinambours, rutabagas et “café” constitué de glands moulus constituaient l’ordinaire. Il évoque, entre autres, la présence de Bernard Vernier-Palliez, futur P-DG des usines Renault, au camp de Saint-Pierre-lès-Nemours, puis un tout autre sujet, la concentration et la diversification des fabrications de l’entreprise. Roger Lézy a tenu a résumer quelques traits qui, selon lui, incarne l’esprit Renault, reprenant le très beau titre de l’opuscule du regretté Louis Buty, “Le coeur en losange“. Ce sont enfin différentes anecdotes concernant la Libération, l’arrivée de la 2ème DB, les combats au Pont-de-Sèvres, l’apparition du combattant Jean Gabin…


Histoire Renault – Entretien avec Roger Lézy… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Roger Lézy – Troisième et dernière partie