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Jean Hubert – 1ère partie

jean_hubert_fabry_1979_1 jean_hubert_fabry_1979_2 jean_hubert_fabry_1979_3 jean_hubert_fabry_1979_4Jean Hubert à Annick Fabry, 30 mai 1979

Témoignage de Jean Hubert (Seul le début n’a pas été publié par Gilbert Hatry)

Louis Renault, tel que je l’ai connu

Si forte qu’ait pu être la personnalité de Louis Renault, si marquante sur ceux qu’il rencontrait, plus de trente ans écoulés risquent bien de nuire à la netteté des souvenirs, d’en ternir les couleurs et faire naître la tentation de les enluminer par l’imagination romancière. Le temps est irréversible. N’est-il pas trop tard pour revenir sur le “vif”, surtout quand ce vif est Louis Renault ?
Mais ne pas répondre au nom d’une prétendue honnêteté, n’est-ce pas refuser un concours à l’Histoire, l’Histoire des hommes, jamais achevée, jamais impartiale, appelant à son carrefour des témoignages, dont la divergence la passionne, l’Histoire toujours exigeante, toujours curieuse, toujours avide de combler ses lacunes, l’Histoire que jamais ne fatigue la poursuite d’une inaccessible Vérité ?
Ceux qui ont connu Louis Renault sont chaque jour moins nombreux. Dois-je m’écarter d’eux qui rassemblent aujourd’hui leurs souvenirs et garder les miens au fond de ma mémoire ? De ces survivants, j’ai connu bon nombre ; ce furent de solides compagnons de travail.
J’ai d’autant moins le droit de rester muet qu’à tort ou à raison, je passe pour être l’un de ceux qui ont le mieux connu Louis Renault et ceci n’est pas non plus sans alourdir la responsabilité de mon apport. En vérité, l’ai-je “mieux” connu ? Disons seulement qu’ayant eu la chance – et je crois l’heureuse chance – de vivre quelques années à son contact quotidien, j’ai été mieux placé que d’autres pour le connaître. Mais l’accumulation de souvenirs n’est pas un gage de qualité.
J’ai donc ouvert ma boîte aux souvenirs. Elle était pauvre de ces “faits divers”, mais “vécus” dont l’Histoire est friande. Certains en seront surpris ; je ne le suis pas car je connais ma mémoire et je la sais allergique à enregistrer tout ce qui est anecdote. Oublieuse ? non, mais filtrante. Bien mauvaise disposition congénitale pour évoquer un personnage comme Louis Renault, car ses comportements, faits et gestes, étaient une source inépuisable d’anecdotes, dont l’ensemble finit par dresser effectivement un portrait.
Mais au fond de cette boîte aux trois quarts vide de “bonnes histoires”, je savais que j’allais trouver, sortant peu à peu de l’ombre, quelque chose qui allait se dégager lentement, se préciser et qui, ma foi, ressemble à un portrait. En le voyant réapparaître, j’ai bien ce sentiment d’unité que donne un portrait, quand le peintre disparaît derrière le sujet. Mais je m’interroge. Dans quelle mesure, comment et où suis-je intervenu dans cette reconstitution ? Est-ce là “le vrai” Louis Renault ? Je ne puis l’affirmer.
En tout cas, c’est bien Louis Renault “tel que je l’ai connu”.

— I —

Pauvreté du détail et richesse du portrait s’expliquent aisément par ce que le langage administratif appelle un “curriculum vitae“. Il s’agit ici du mien et plus précisé¬ment des quinze années – 1929-1944 – que j’ai vécues à Billancourt “sous” Louis Renault. Carrière bien imprévue pour un ingénieur de trente ans, débarquant aux usines Renault en 1929. L’époque n’était pas à la evendication d’un “plan de carrière” ; elle eût suffi à assurer un demi-tour à droite instantané à l’audacieux impétrant. Au surplus, quelle madame Soleil aurait pu me prédire que 7 années passeraient sans que j’aie à rencontrer Louis Renault, et 7 autres années à le voir tous les jours ? Eussé-je consulté cette voyante extralucide, qu’ayant entendu de-ci, de-là parler de Louis Renault, j’aurais de moi-même effectué le demi-tour.

Première rencontre

Elle remonte à 1929. Je travaillais au service d’une belle administration d’État, les P.T.T., belle, mais lente, bonne technicienne du téléphone, mais déjà incapable de suivre la demande du public, ni en quantité, ni en qualité. Heureux et tranquilles, bien abrités des coups du sort par un bon statut, les gens des P.T.T., du facteur à l’ingénieur et au directeur, étaient bien attachés à leur grande maison.
Un matin du printemps, je fus appelé par un ami qui travaillait au bureau d’études de Renault ; il m’informait qu’un administrateur-délégué de la société cherchait un ingénieur, doté bien entendu des meilleures qualités possible, mais en outre, et de préférence, un ancien élève de l’École polytechnique. A défaut d’autres, je remplissais cette condition, le reste étant à prouver. J’étais donc requérable et, par curiosité plus que par attraction, j’allais avec d’autres vers le demandeur, M. Samuel Guillelmon. Ceux qui se souviennent de lui n’ont pas oublié l’accueil réfrigérant de cet homme, en réalité très sensible, mais qui s’enfermait dans une rigueur d’attitude assez fréquente chez les protestants. Nos entretiens avortèrent. Je n’avais que peu d’enthousiasme à l’idée d’abandonner une profession agréable, mais stable, si mal payée fût-elle, pour me parachuter dans l’industrie dont je ne connaissais pas le premier mot et, de surcroît, chez Renault dont je n’entendais pas que des éloges, qu’il s’agisse du constructeur ou de ses voitures. Quand on est jeune, on ne maîtrise pas très bien son langage et je m’étais laissé aller à répondre à mon interlocuteur que, quitte à entrer dans l’industrie automobile, j’aimerais mieux partir vers Javel que vers Billancourt. C’était l’époque où Citroën illuminait chaque soir le ciel de Paris et proclamait sa vocation de constructeur de grande série. Je fus durement contré. “Vous êtes bien mal informé” me coupa net Samuel Guillelmon. “Sachez qu’en entrant chez Renault, vous entrez dans une maison solide et que, si l’un des deux constructeurs doit un jour tomber, ce sera Citroën”. Cinq ans plus tard c’était chose faite. On en resta là et je ne pensais plus à rien lorsque, trois mois passés, je reçus, fin juillet, un appel m’invitant à revenir. “Alors ? ” dit mon interlocuteur.
“Alors ?” répondis-je. Très vite, on conclut. Je contresignais une lettre où les usines Renault m’engageaient à leur donner “toute mon activité” en échange de telle rémunération. C’était simple : ni fioriture, ni bavure.
Nouvelle surprise deux jours plus tard. “Venez, je veux vous présenter à M. Renault”. Je dirai plus loin le vraisemblable motif de cette présentation. Sur le moment, elle me parut aussi flatteuse qu’insolite car je mesurais son inexplicable disproportion avec le peu – pour ne pas dire le rien – de ce que M. Guillemon m’avait dit attendre de moi. Et voilà comment le dernier jour de juillet 1929, je fus introduit dans le bureau de Louis Renault.
Assis derrière un grand bureau rectangulaire, le dos à la fenêtre, un peu à contre-jour, Louis Renault téléphone. Il fait un signe de la main vers les sièges. M. Guillelmon s’assied au bout de la table et m’indique une chaise sur le grand côté, face à Louis Renault. L’entretien téléphonique me donne le temps de saisir l’essentiel de ce visage coloré et buriné de rides ; la voix est sourde ; l’homme n’est manifestement pas content. Je crois comprendre qu’un alternateur est en panne… mais pourquoi ?… 3 000 ampères ?… appelez un tel… et un grognement achève la communication. Au moment où je suis pris dans le collimateur de deux yeux perçants, j’entends une voix blanche qui s’élève sur ma gauche, c’est S. Guillelmon : “Je vous présente M. Hubert, dont je vous ai parlé et qui doit venir travailler avec moi “. Les yeux ne bougent pas. Un petit silence et Louis Renault enchaîne : “Oui, Guillelmon m’a dit… oui… vous êtes po… vous êtes poly… poly… vous êtes polytech… ” Silence.
Un mouvement des lèvres, qui me paraît bien ressembler à une moue. La main prend le menton, l’index monte le long du nez, légère élévation des épaules et soupir à la retombée : “Y-en-a qui sont bien… ” Silence. Nouvelle petite moue, moins accusée. “Dautry, bien ! Dautry, gentil garçon… travailleur “. Silence. Nouvelle moue, plus marquée. “Detoeuf, très intelligent, Detoeuf… mais pas un industriel… Detoeuf, un poète !… “. Silence. Très légère rotation des épaules que suit en souplesse le veston bleu marine. Guillelmon a compris et me fait signe. Je me lève. Louis Renault : “Quand venez-vous ?” J’ouvre la bouche: “1er octobre “. ” Bon ! “. Une poignée de main. Je laisse les deux hommes en tête-à-tête et je sors assez perplexe. Une chose est certaine : Louis Renault n’est pas un orateur. Sa pensée galoperait-elle devant sa voix ? Bégaiement ou aphasie, je n’ai jamais su. Autre certitude : il n’a aucune attirance particulière pour les polytechniciens. J’ai assez vite compris pourquoi. Que signifiait cette entrevue ? Il a fallu des années pour que je le sache.

Louis Renault et les polytechniciens

Ils étaient séparés par ce qu’on appelle communément la “tournure d’esprit”. Il était naturel qu’un tempérament de constructeur comme celui de Louis Renault s’accommodât au mieux avec les hommes “du tas”. C’est avec de bons professionnels de la mécanique qu’il avait usiné et monté ses premières voitures. C’est d’eux qu’étaient peu à peu sortis la maîtrise, puis les cadres des usines. Quand il lui fallut recruter, on conçoit que sa préférence l’ait dirigé vers des ingénieurs praticiens tels que ceux qu’il trouvait dans des écoles comme celle des Arts et Métiers, qui s’amalgamaient sans peine aux hommes sortis du tas. Les ingénieurs de formation plus abstraite comme les centraux et surtout les polytechniciens pénétraient plus difficilement dans un milieu si compact qu’il était susceptible de les rejeter comme “corps étrangers”.
Quarante ans plus tard, les choses ont bien changé, car les exigences du “management” ont justifié l’appel à des hommes de formation scientifique élevée et, de son côté, une école comme l’École polytechnique a su infléchir ses programmes en vue de rendre moins rude l’entrée de ses élèves dans l’industrie. Mais, en 1929, pourquoi un homme aussi proche et aussi respectueux de son chef que l’était M. Guillelmon avait-il pu rechercher un polytechnicien ? La seule explication qu’on ait pu me donner de cet apparent défi est que ce cher homme avait un gendre polytechnicien qu’il tenait en grande estime. Admettons cette familiale motivation, mais cela n’explique pas l’entrevue insolite qui m’avait été ménagée avec Louis Renault. Sur ce point, je mettrais ma main au feu que les choses se sont passées comme suit.
Au printemps de 1929, Louis Renault vient de franchir la cinquantaine. Il est encore en pleine force et son activité semble sans limites. Elle est aiguillonnée par l’émulation sur lui-même, le besoin de se dépasser et aussi par le goût de la compétition qui ne l’a pas quitté depuis ses premières courses. La France compte encore plusieurs dizaines de constructeurs automobiles, chevronnés par vingt et trente ans d’expérience, mais le peloton de tête se voit “tiré” par le dernier venu, André Citroën. Il y a à peine dix ans que celui-ci s’est lancé dans la construction automobile. Il a des idées neuves. Mieux que tous ses concurrents, il sait vendre. Son ascension inquiète Louis Renault qui part aux États-Unis pour une nouvelle tournée de visites d’usines et rentre en 1928 avec un grand programme d’extension et de modernisation. La réalisation suit immédiatement, bâtiments et équipements nouveaux se multiplient, les ateliers de l’île Seguin en sont le couronnement.

Pour tenir ce rythme, Louis Renault mène une vie très dure, à lui-même d’abord qu’il n’a jamais ménagé, et à ses collaborateurs en commençant par les plus proches. Deux hommes apparaissent immédiatement derrière lui, au sommet de la hiérarchie, les deux administrateurs-délégués, Paul Hugé et Samuel Guillelmon. Celui-ci couvre la fabrication et celui-là vend et tient la caisse. Paul Hugé, contemporain, ami et associé de la première heure (1899) a plus de liberté avec Louis Renault que Samuel Guillelmon, plus âgé que Louis Renault, mais moins “ancien” à Billancourt. Ce ne sont d’ailleurs là que des nuances, car pour les deux administrateurs, Louis Renault n’est pas le président, il est le patron. Constructeur avant tout, Louis Renault se passionne pour la fabrication des voitures. La vente ne l’intéresse que dans la mesure où il faut bien les vendre. Il reste donc très vigilant sur l’écoulement de sa production, mais il ne fait que des incursions dans le domaine commercial ; ses interventions parfois brutales y jettent le désarroi, mais elles réveillent. La fabrication reste donc l’objet dominant de ses préoccupations. A travers mille obstacles, écueils et barrages divers, elle descend comme un grand fleuve. Louis Renault est à la source, seul. Là, au bureau d’études, pas d’administrateurs. C’est le domaine réservé, le jardin préféré. Il y rassemble les meilleurs jardiniers et quand les fleurs ne poussent pas aussi belles qu’il le voudrait, il a tendance à s’en prendre à eux. De la conception aux moyens de réalisation, du moteur et des châssis aux bâtiments qui abriteront les équipements, des rues à percer aux ponts sur la Seine, des centrales de puissance à renforcer, des machines enfin, des machines surtout dont aucune ne sera achetée ou fabriquée à Billancourt sans son accord formel et, de là, aux méthodes de fabrication les plus capables, à ses yeux, d’assurer la qualité et le meilleur coût, Louis Renault traite tout, voit tout, contrôle tout. A tout le moins le veut-il et dire qu’il le veut, c’est tout dire. Ainsi éprouve-t-il le besoin, à toute heure, revenant des ateliers où il va généralement seul ou en toute petite compagnie, d’appeler Alfred ou Émile qu’il dénomme “le grand” ou “le barbu” (à l’huissier de comprendre) ; ce sont les responsables qu’ils ne veut pas “court-circuiter” et devant qui il va réagir. Au sommet de la pyramide, Samuel Guillelmon n’échappe à aucune de ces réunions ; au sortir de l’une d’elles, il est à peine revenu à son bureau qu’il est rappelé par une autre et après toutes ces séances, les décisions prises, le voilà chargé de rassembler, d’achever les arbitrages, de “suivre” l’exécution, panser quelques blessures, dans la foulée des notes plus ou moins achevées que Louis Renault fait prendre à la volée par sa secrétaire, Mlle Maille. Ces notes, c’est du brut, pas toujours limpide, il faut les décanter avant emploi.

De cette façon de travailler de Louis Renault, je ne savais naturellement rien en débarquant à Billancourt et cette ignorance fut longue à se dissiper, car j’étais bien loin des rares personnes appelées à travailler directement avec Louis Renault. Mais il y avait la rumeur que créaient leurs propos, leurs conférences ou leurs propres éclats. Le seul qui aurait pu m’informer, mon chef direct, M. Guillelmon était trop discret pour le faire. L’eût-il voulu qu’il ne l’eût pu, car je ne le voyais pratiquement jamais. A mon arrivée, le 1er octobre 1929, il m’avait dit : “Allez, tout vous est ouvert, usines, ateliers, bureaux. Ma secrétaire vous introduira. Voyez, écoutez, vous apprendrez”. En bon français : “Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous ; débrouillez-vous !”. Quelles méthodes ! et pourtant c’en était une, celle qui consiste à jeter les bébés dans une piscine. Ils se noient parfois, mais il arrive qu’ils nagent.
Quant à cette étrange entrevue de fin juillet, Guillelmon m’avait dit dès mon entrée : “Je vous ai présenté à M. Renault. Cela fait, vous êtes libre de chercher à le rencontrer. Je ne m’y opposerai pas mais je ne le vous conseille pas. C’est un comportement risqué pour ceux qui ne sont pas solidement en place, qui ne connaissent pas bien la maison, ni surtout ses hommes”.
J’eus d’autant moins de peine à suivre ce conseil que ce comportement de prudence était absolument général. Je fis donc “comme tout le monde” car tout le monde ou à peu près connaissait la silhouette de Louis Renault, jusqu’au fond des usines.
Tout le monde ? Pas tout à fait. La légende anecdotique raconte que Louis Renault, s’étant un jour arrêté devant une machine qui tournait mal, avait un peu secoué l’ouvrier et, l’ayant écarté, avait pris la machine en main pour redresser le travail. Il s’éloignait quand l’ouvrier demanda quel était ce chef inconnu. “Louis Renault” dit le voisin. La légende rapporte que l’ouvrier prit ses jambes à son cou et court encore. Pour éviter ce sort funeste, moi qui avais eu la chance de voir Louis Renault durant quelques minutes, j’étais donc très apte, dès qu’il apparaissait à l’horizon, à me rendre aussi transparent que possible et chacun d’en faire autant. Dès lors, n’est-il pas étonnant qu’en sept ans je ne le rencontrai pas sept fois. Depuis ma présentation, Louis Renault avait naturellement tôt fait de m’oublier. Je m’en aperçus à deux reprises dans les années suivantes. Une première fois en m’étant probablement occupé de ce qui ne me regardait pas – mais personne ne m’avait dit ce qui me regardait – j’avais un peu dérangé l’ordre des choses dans le domaine d’un féodal et celui-ci, voulant écarter quelques reproches sur sa gestion, avait jeté mon nom à la table patronale, autour de laquelle je n’étais naturellement pas, mais où je pouvais parfaitement jouer les boucs émissaires. Louis Renault n’avait pas paru réagir à mon nom et Samuel Guillelmon me rapportant l’incident beaucoup plus tard avait délicatement écarté la pelure d’orange où j’allais glisser innocemment. L’autre fois, c’était dans le bureau même de M. Guillelmon qui recevait deux dirigeants de Châtillon-Commentry. Louis Renault entre à l’improviste, s’assied dans le fauteuil que lui cède Guillelmon et se lance dans une longue et très technique diatribe sur la qualité de ces nouvelles tôles “Armco” qui étaient atteintes d’une terrible maladie, la “vermiculure”. J’étais là avec un bloc et un crayon, mais sans prendre aucune note, ce qui n’empêcha pas Louis Renault de jeter vers moi un regard aussi noir que peu aimable. Samuel Guillelmon m’expliqua, quand nous fûmes seuls : “M. Renault n’aime pas qu’on prenne des notes quand il parle. Il vous a pris pour un des fournisseurs”.
La présentation de 1929 était donc bien loin. Mais alors, pourquoi ? Voici l’explication la plus plausible. Son seul intérêt est de faire revivre Louis Renault au travail. Pour bien tenir le “suivi” de tous les sujets qu’il abordait, grands ou petits, professionnels ou privés, Louis Renault faisait tenir par sa secrétaire, pour chacun de ses cinq, six ou sept collaborateurs directs, un carnet à feuilles quadrillées et détachables, dit “Carnet Walker”. M. Guillelmon avait donc le sien, établi, comme tous les autres, en deux exemplaires, l’un que gardait Mlle Maille et l’autre Mlle Flageolet, secrétaire de M. Guillelmon. C’était une époque où les secrétaires étaient, avant toute autre qualité, “secrètes” et ces carnets étaient jalousement gardés par ces demoiselles, à l’abri des regards curieux. Il me fallut un coup de chance pour en apercevoir les colonnes date d’entrée, question à traiter, date de sortie. Quand la question était traitée, la ligne était fortement barrée. Sinon, c’était le “suspens”. Toutes les semaines, les secrétariats échangeaient les deux carnets. Mlle Maille avait, au jour le jour, ajouté les questions nouvelles. Très simple méthode de travail, comme les aimait Louis Renault. Allant et venant, en éventail, autour de lui, ces carnets faisaient, pour lui-même et leurs titulaires, un véritable et très utile travail de “ratissage”. Rien n’était oublié. Mais aussi bien – je ne devais le savoir que plus tard – quand Louis Renault considérait qu’une question était traitée et qu’il en avait lui-même acquis la certitude – il l’évacuait de son horizon.
Je parierais donc gros que depuis des mois, au prin-temps de 1929, une case du carnet de Samuel Guillelmon portait la mention : “Embaucher collaborateurs”. Car, malgré sa puissance de travail, Samuel Guillelmon, assisté d’une secrétaire-sténodactylographe et d’un secrétaire à tout faire, était incapable de suivre toutes les questions qui pleuvaient sur lui et Louis Renault ne cessait de lui répéter : “Faites-vous donc aider, Guillelmon”. Mais cela même, Guillelmon en avait à peine le temps. Au printemps, le carnet Walker ayant transformé le conseil en injonction, Guillelmon avait amorcé sa recherche, mais sans conclure. Et depuis des semaines, la petite question, noyée et dépassée par beaucoup d’autres plus fraîches, moisissait dans le carnet Walker quand, tout à coup, arriva le mois de juillet, annonçant le mois d’août qui ouvrait les vacances montagnardes de Samuel Guillelmon. Fin juillet Mlle Maille ratisse le Walker. “Collaborateur de M. Guillelmon, pas embauché ?” Guillelmon se hâte. Il faut que tout soit réglé dans les jours qui viennent ; à ma surprise, je suis rappelé et tout s’arrange.
Mais ce n’est pas tout. J’ai dit et j’ai appris plus tard que Louis Renault avait à coeur de contrôler lui-même – de visu – l’exécution de ses ordres. Cela, Guillelmon le savait bien avant moi. Question réglée, annonce le Walker. “Alors, ça y est, dit Louis Renault, vous l’avez, votre homme ?” et Guillelmon, connaissant son vis-à-vis, de répondre : “Quand voulez-vous le voir ?”. C’est ainsi que Louis Renault put voir, en chair et en os, celui qui allait permettre à Samuel Guillelmon de partir en vacances avec la satisfaction du devoir accompli. Pour Louis Renault, la question était évacuée de son esprit et moi avec.

Flagrante injustice

Ce ne fut pas une rencontre avec Louis Renault, mais ce que je vais raconter m’avait aussi fortement frappé que l’onde de choc déclenchée par la chute toute proche d’une bombe.
J’étais “en place” depuis un an environ. En place, mais mal placé et même pas placé du tout. Sans directive précise, tâtant de-ci, de-là, je m’orientais vers les services d’approvisionnements. C’était une magnifique plate-forme d’observation : bien connaître les matières premières et les produits qui s’incorporent dans la voiture automobile, avoir quelque lumière, au moins une nomenclature sur les outillages et les machines, répertorier les fournisseurs, jauger les prix, suivre les produits vers les magasins qui les stockent et les ateliers où ils vont être transformés et montés, et faire tout cela en toute liberté, c’est une école sans pareille.
J’avais ainsi fait la connaissance de la plupart des employés des services d’achat et, parmi eux, d’un brave
homme nommé Goujet. Il était “l’homme des pneumatiques”. Pour un produit d’importance capitale, toutes les décisions, tant de technique que de prix, étaient prises à ce qu’on appelle aujourd’hui le plus haut niveau et donc à Billancourt par Louis Renault. Tout cela passait très au-dessus de la tête de Goujet. Son rôle consistait à recevoir les programmes de fabrication, à préparer et chiffrer les bons de commandes aux fournisseurs. Mais sa responsabilité personnelle se trouvait bien engagée sur un point clé, car c’est lui qui, tous les jours, notifiait aux fournisseurs les cadences de livraison pour le lendemain. Les stocks de pneumatiques, encombrants et coûteux, étaient très surveillés. Chaque soir donc, après rassemblement de tous les éléments immédiats : production réalisée, retard à combler, montages du lendemain, des employés des ateliers du montage téléphonaient à Goujet les besoins du lendemain ; Goujet, toujours par téléphone, répartissait tout cela sur chaque fournisseur, chez qui d’autres employés attendaient l’appel de Goujet pour ordonner les livraisons du dépôt parisien. Toutes ces transmissions s’écoulaient vers 19 heures 30 et n’étaient pas terminées avant 20 heures. Tout le personnel des bureaux était parti.
Mais Louis Renault n’était pas parti et c’est l’heure où il circulait du bureau d’études au bureau central de fabrication, arrachant les chefs planificateurs à leurs obsédants programmes pour les entraîner vers les ateliers, leur montrer autre chose que du papier quadrillé, leur faire toucher quelques défaillances ou quelques réussites qu’il se flattait d’avoir découvertes quelques heures plus tôt.
Ainsi advint-il qu’un soir, accompagné de Samuel Guillelmon, Louis Renault passa à cinq ou six mètres de Goujet. Celui-ci était un bel homme d’une cinquantaine d’années, avec une bonne tête rose, dominée d’un crâne bien rond et bien chauve ; il était vêtu d’une longue blouse blanche. Assis à sa table, un cornet téléphonique à la main, l’écouteur collé à l’oreille et l’autre main complétant la conque microphonique, les yeux rivés aux feuillets alignés sur sa table, Goujet opérait : les usines Renault donnaient leurs ordres à Michelin, Dunlop et autres seigneurs de moindre rang.
Le service d’approvisionnement au milieu duquel se détachait ainsi l’infortuné Goujet était loin, à l’époque, d’être un modèle d’ordre. Son directeur donnait le ton en ayant à gauche et à droite de sa table deux piles de lettres et papiers divers dont la hauteur dépassait 25 cm. C’était un délice, quand il était obligé de retrouver un de ces documents, de voir ses doigts grimper au long de la pile et s’arrêter miraculeusement au bon niveau – il avait le génie de la stratification. Qu’on ne s’étonne donc pas si le spectacle offert par son service, au soir d’une longue journée de travail, n’était pas édifiant. Peut-être le capharnaüm avait-il, ce soir-là, été particulièrement réussi. Toujours est-il que Louis Renault se bloqua devant ces tables aux papiers en désordre, aux tiroirs trop pleins pour avaler leur contenu et surtout devant ces corbeilles de papiers qui dégorgeaient sous l’afflux de brouillons et de ce long papier carbone dont des machines spéciales capables de multiplier les copies de commandes faisaient une consommation dévorante.
Pour Louis Renault qui avait le gaspillage en horreur, un tel spectacle était intolérable. Passant du rose au pourpre, il se tourne vers le seul Goujet qui était à l’horizon, l’apostrophe de la voix et du geste. Guillelmon double l’appel, mais la température va monter trop vite pour lui permettre d’intervenir. Car Goujet qui a reconnu le patron, s’est levé, mais il est en prise avec une communication peu audible, il articule des chiffres : 7, 4 et 3, etc. Oui, il vient, mais il ne peut lâcher son cornet… N’est-ce pas le devoir professionnel ? Fatale hésitation ! Louis Renault, devenu violet, montre du doigt les corbeilles de papier carbone, tristes serpentins abandonnés, et Goujet s’interrompt pour s’excuser, regardant lui aussi les corbeilles : “Ce n’est pas moi, M. Renault, cela ne me regarde pas”, et c’était vrai, Goujet n’était pour rien dans ce débordement de cauchemar. Que comprit Louis Renault ? “Ah ! cela ne le regarde pas… eh bien moi, ça me regarde ! Guillelmon, je n’ai plus besoin de ce garçon “. La carrière de Goujet aux usines Renault était terminée.
Quand Goujet vint me raconter la chose, le lendemain matin, je n’y pus croire, mais ce n’était que trop vrai. Tous les camarades de Goujet confirmaient le renvoi. Tout cela me dépassait, l’innocence et la maladresse de Goujet, l’absence d’intervention de Samuel Guillelmon pour remettre les choses en place et la sévérité de la sanction. Je ne pus me retenir d’aller trouver M. Guillelmon et lui faire part de mon trouble devant cette flagrante injustice.
Sa réponse me donna à comprendre qu’il était intervenu sans succès, mais je l’entends encore me dire : “Il faut que vous sachiez que lorsque M. Renault a pris une décision, celle-ci est irrévocable”. Goujet partit donc et fut recasé par S. Guillelmon. Mais cet irréparable dommage moral était bel et bien fait sur un homme totalement dévoué à son entreprise.

L’autorité

Dans sa brutalité, cette histoire menait à une et même deux leçons. Dans l’immédiat, elle renforçait mes comportements de prudence à l’égard d’un chef aussi volcanique. Bien plus tard, une fréquentation quotidienne m’a montré qu’effectivement Louis Renault ne revenait jamais quand sa décision était prise. Mais j’ai appris aussi qu’à part certains éclats comme celui que je rapporte où la colère, l’orgueil ou l’incompréhension déclenchaient un réflexe parfois bien maladroit ou bien mauvais, Louis Renault mûrissait ses décisions. Il tâtait le terrain, en parlait à l’un ou à l’autre, pas toujours de la même façon, il affinait son projet et réglait son cap. Dans cette période préparatoire et à condition de ne pas trop attendre, l’expérience devait m’apprendre qu’on pouvait aborder Louis Renault en tête-à-tête, sinon il aurait cru à un coup monté, à une coalition ! Alors Louis Renault écoutait. Mais la décision prise, il n’était plus question d’y revenir. Samuel Guillelmon ne m’avait pas trompé.
Sur le tard de la vie, je puis bien dire qu’après avoir vu tant de responsables se montrer incapables de maintenir leur décision devant les critiques qu’elle provoque et les amender pour tenter de détourner ces assauts, après avoir vu ces responsables ruiner leur autorité dans de tels comportements, j’apprécie la fermeté des décideurs.
Le roi juste, saint Louis, ne prenait jamais une décision à chaud ; il disait : “Je verrai” et sa justice n’était rendue qu’après réflexion.
Louis de Billancourt n’était pas saint Louis. Il devait lui-même subir l’injustice des hommes.

Années de crise

Ouverte aux États-Unis le 1er octobre 1929 – date du krach de la bourse de New York… et de mon entrée chez Renault – la grande dépression économique n’atteignit la France qu’un an plus tard. Encore notre pays confiant dans une indépendance économique assise sur sa forte structure agricole espérait-il n’être pas touché aussi profondément que l’Angleterre et l’Allemagne plus industrialisées. Il n’en fut rien ; nous plongeâmes, nous aussi, dans le marasme.
En quelques années, on vit disparaître de très vieilles marques d’automobiles, chargées d’un glorieux passé. Citroën, menacé par une trésorerie aux abois, se lançait dans la fuite en avant ; il empruntait, il construisait de nouveaux ateliers, il espérait devancer la tempête. Louis Renault descendait de la voile, serrait les écrous et parait aux voies d’eau. Réduction des programmes de fabrication ajustés à la demande fléchissante de la clientèle, réduction des prix de vente, réduction des effectifs, licenciements sans indemnité de chômage qui portaient en eux le choc en retour de 1936, pression accrue sur les fournisseurs : c’était bien la tempête.

Plutôt comique au milieu de ces heures difficiles, la petite histoire suivante évoque l’un des plus vigoureux coups de boutoir de Louis Renault et d’ailleurs l’un des plus salutaires.
La crise asséchait les trésoreries. A Billancourt, Paul Hugé, administrateur chargé des finances de la maison, se désespérait en voyant apparaître le fond de ses tiroirs et ne cessait d’alerter Louis Renault sur l’approche des dangers. Tournant et retournant, Louis Renault s’aperçut que, contrairement à ce qu’il souhaitait, ses usines étaient remplies de stocks de matières premières et de produits de toutes sortes. Sur des ordres anciens ou mal contrôlés, les fournisseurs livraient plus qu’il n’était nécessaire. Pour des cadences réduites, les stocks représentaient un écoulement d’autant prolongé. Plus grave encore, Louis Renault remarquait qu’ici et là des surplus s’étaient accumulés, destinés à des modèles retirés de la vente. Queues de programmes, erreurs diverses, fournisseurs en litige, tout cela avait été peu à peu repoussé par le flot montant des approvisionnements et était venu s’enfouir – plus ou moins sciemment – loin des regards du passant. Et c’est précisément en “fouinant” que Louis Renault faisait ces découvertes. Dès le jour de ces trouvailles et sans quitter son terrain de chasse, il fait appeler son ami Paul Hugé, qui ne mettait jamais les pieds dans les ateliers, vers un magasin un peu à l’écart où une soupente était bourrée d’appareillages divers, câbles électriques, tableaux de bord, etc. Pour y accéder, il fallait commencer par un escalier étroit et finir par une échelle. Escalade peu engageante pour un petit bedon cinquantenaire et des jambes peu entraînées à l’escalade. Paul était au bas de l’échelle, levant la tête vers Louis qui, du plancher supérieur, se penchait vers lui, tout goguenard. “Allons, Paul, monte, monte vite ; ta galette ! elle est là, ta galette !”. La ronde dura jusqu’au soir.
Le lendemain matin, une giclée de notes de Louis Renault s’abattait sur la table des quelques responsables de leur exécution. Mais, là encore, la rumeur allait plus vite que les notes. Toute l’usine, à partir du témoignage d’un chef d’atelier, connaissait la scène du magasin. Elle faisait rire, mais elle percutait. Chacun savait maintenant que la caisse était vide et que l’heure était venue d’être vigilant. Mieux que par les notes patronales, si impératives fussent-elles, la mobilisation des esprits se faisait par cette sorte de bande dessinée qui se colportait dans la bonne humeur : le petit Paul soufflant et grimpant à l’échelle avec, au-dessus de lui, le visage écarlate de Louis Renault.
Ainsi dramatisé, ce branle-bas fut salutaire. En quelques mois, les stocks s’infléchirent et, en deux ans, leur niveau baissa de plus de moitié. La trésorerie passait le cap et les usines conservaient leur indépendance.

Présence du chef

Ainsi les allées et venues de Louis Renault dans les ateliers et les bureaux – comme d’ailleurs dans le réseau commercial – laissaient-elles toujours dans leur sillage des trains d’ondes diffusantes.
Passages imprévus, parfois rares, mais toujours possibles, passages renouvelés deux et trois jours de suite au même point, quand le premier arrêt n’avait pas réglé la difficulté – ou pour un contrôle rapide. A ceux qui auraient peine à concevoir qu’un seul homme pût maintenir en état de tension un ensemble humain aussi important, je peux apporter la preuve par le contraire.
En fait, Louis Renault n’était pas toujours à Billancourt. Il avait, quand je l’ai connu, renoncé aux lointaines vacances de sa jeunesse, avant la guerre de 1914 ; mais il s’absentait encore régulièrement, soit pour pratiquer le ski en hiver, soit pour partir en mer durant l’été. Ces absences étaient tenues, par son entourage immédiat, aussi secrètes que possible. Le mythe de la présence invisible était soigneusement entretenu. J’étais moi-même trop loin des sommets pour être informé de ces départs, mais assez près pour en observer assez vite les effets. Il suffisait de voir mon propre chef Samuel Guillelmon organiser son travail, tenir des réunions, visiter des ateliers et même me donner quelques minutes d’audience. Je ne pouvais pas ne pas remarquer son comportement plus décontracté qu’à l’ordinaire. Et voici que, jour par jour, de proche en proche, le climat changeait, venant confirmer à l’observateur attentif que quelque chose se passait. Les directeurs et chefs de service qui venaient alors au bureau de l’administrateur-délégué et que je commençais à connaître, me semblaient moins tendus. De toute évidence, on “soufflait”.
Beaucoup plus facile que l’épreuve des départs, la contre-épreuve du retour était un jeu d’enfant. A l’aller, il me fallait environ deux jours pour percer le mystère ; mais dans l’heure, je connaissais le retour et je m’amusais à dire à la toujours secrète Mlle Flageolet : “Je crois que M. Renault est revenu”. Elle rougissait en souriant.

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Jean Guillelmon

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

 

Louis Renault résolvait les problèmes qui se présentaient à lui avec une célérité et une pertinence telles qu’il trouvait en général superflu de recourir aux avis des tiers.

Voici un petit fait qui illustre son comportement en la matière :

Il examine, un certain jour, dans son bureau, avec son neveu Henri Lefebvre-Pontalis (un héros de la guerre 1914-1918 surnommé Kiki) et moi-même, diverses questions concernant la filiale Renault espagnole.

Au cours de cet entretien, Kiki s’exclame : « J’ai une idée ».

Alors Louis Renault d’un ton sec : « Vous n’avez qu’une idée, moi j’en ai trente : taisez-vous ».

Il lui arrivait cependant parfois de retenir une suggestion qui lui était présentée, tout en refusant d’admettre qu’elle ne venait pas de lui.

C’est ainsi qu’un jour mon père se trouvant seul avec Louis Renault, dans le bureau de ce dernier, lui expose l’opportunité de prendre à son avis certaines dispositions, suggestion que Louis Renault rejette aussitôt.

L’entretien avec mon père une fois terminée, Louis Renault, comme il en avait l’habitude dans des circonstances semblables, fait appeler d’autres collaborateurs, sans libérer son interlocuteur précédent.

Il avait en effet horreur d’être seul ; même quand il réfléchissait, il le faisait à haute voix et il lui fallait un auditoire.

Après que divers sujets eurent été passé en revue, Louis Renault expose et adopte le programme antérieurement suggéré par mon père, mais en le faisant sien.

La répulsion qu’il éprouvait à retenir les conseils d’autrui se manifestait également quant à l’adoption de procédés brevetés par d’autres que lui-même ; il s’ingéniait alors à trouver des solutions différentes et, s’il n’y parvenait pas, il préférait se passer des avantages que les brevets en question pouvaient présenter.

Comme sur le plan technique, son ambition était, dans le domaine commercial, à l’échelle de ses dons exceptionnels.

Sur tous les marchés où la concurrence pouvait s’exercer librement, il n’admettait pas que ses fabrications n’occupent pas l’un des tout premiers rangs ; il s’attachait avec une insistance particulière à ce qu’il en fût ainsi quand il s’agissait des lieux qu’il avait lui-même visités et surtout si c’étaient des lieux au charme desquels il avait été sensible.

Il était alors disposé à y engager des efforts financiers hors de proportion avec les résultats qui pouvaient être escomptés.

Les dispositions très onéreuses prises sur ses instructions pour forcer les ventes au Caire et à Séville en sont des exemples.

Un cas particulièrement frappant, sans que cette fois le charme des lieux entre en jeu, est celui de Villedieu-les-Poêles (dans le département de la Manche).

Les succursales Renault étaient, en France, toutes installées dans des villes importantes, à la seule exceptions de la succursale de Villedieu-les-Poêles. A quoi attribuer cette stupéfiante anomalie ?

C’est que Louis Renault, en se rendant souvent à sa résidence des îles Chausey, traversait ce petit bourg ; or, l’agence Renault y était d’une médiocrité qui reflétait d’ailleurs celle du débouché local.

Ne pouvant se résigner à voir le losange Renault fixé sur une installation qu’il jugeait aussi peu digne de le porter, Louis Renault fit ouvrir une succursale sur place.

L’évocation des îles Chausey me rappelle un fait, infime en lui-même, mais révélateur de l’énergie et de la ténacité avec lesquelles Louis Renault s’attachait à atteindre le but qu’il s’était fixé, que le résultat poursuivi eut une importance capitale ou, au contraire, comme dans le cas auquel je me réfère ici, insignifiante.

Le fait en question a pour cadre la vieille forteresse de Chausey qui, notons-le en passant, avait été décorée par M. et Mme Louis Renault, avec ce mélange de raffinement et de sobriété qui caractérisait leurs différentes résidences.

Nous y avions été invités vers 1930, à l’occasion d’un pont qui coïncidait avec les grandes marées d’équinoxe ; l’écart entre la marée haute et la marée basse aurait été, disait-on, aux îles Chausey, de l’ordre de 18 mètres à ce moment-là de l’année.

Après une matinée de pêche miraculeuse à marée basse, Louis Renault fait dire à sa femme de se mettre à table sans lui, malgré la présence d’un ambassadeur parmi les invités.

Vers le milieu du repas, Louis Renault, accompagné d’un mécanicien, pénètre dans la salle à manger, en vêtement d’atelier et avec des outils à la main.

Il soulève le bord de la nappe et, avec son aide, plonge à quatre pattes sous la table, une table de vastes dimensions.

Il s’agit de localiser un court-circuit dont pourrait être responsable une commande de sonnerie située sous la table.

Au bout d’un quart d’heure environ, tous deux sortent de dessous la table et poursuivent ailleurs leurs recherches, sans qu’il puisse être question de les interrompre pour déjeuner avant que l’origine du court-circuit ait été décelée.

Un autre exemple de la débordante énergie que Louis Renault déployait même dans sa vie privée est l’incident suivant dont mon frère avait été témoin.

L’activité en question est cette fois sportive et l’incident relaté a pour théâtre Saint-Moritz, en hiver, vers 1925, époque où il n’y avait pas encore de remontées mécaniques.

Après une éreintante journée passée sur les skis, un traîneau vient chercher Louis Renault et ses compagnons de sport pour les amener à l’hôtel situé à quelques kilomètres en aval.

Tous s’effondrant béatement sur les sièges du traîneau, à l’exception de Louis Renault qui, disposant encore d’un excédent de potentiel physique, suit le traîneau, en courant sur la neige glacée.

C’est avec un égal acharnement qu’il pratiquait tous les sports : chasse, natation, aviron, voile, etc., mais, bien entendu, il accordait toujours et de très loin la priorité à ses activités professionnelles auxquelles il se livrait avec une véritable passion.

Il semblait avoir pour devise : « Marche ou crève » et, bien après 60 ans, il était resté effectivement increvable.

Gabriel Sarradon

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

D’abord adjoint à Alexis Duchon, directeur chargé des relations extérieures, j’ai été élevé à ce poste après la mort accidentelle de Duchon, au retour d’un bref séjour dans une maison de campagne qu’il venait d’acquérir dans le Lot-et-Garonne, le 15 juillet 1933.
Ce poste m’a valu l’honneur, mais aussi la lourde charge, d’avoir des contacts étroits, secrets et exigeants avec Louis Renault.
Ce n’est pas en quelques pages que j’aurais la possibilité de brosser un portrait de ce génie incontestable et incontesté qui m’a lui-même raconté les faits essentiels de sa vie, partant du petit atelier pour laisser à ses successeurs un groupe d’usines déjà décentralisées et diversifiées si l’on songe à Billancourt, au Mans, à Saint-Michel-de-Maurienne, à Hagondange et aux avions Caudron occupant 30 000 ouvriers et collaborateurs. Je ne puis que me borner à résumer quelques récits qui sont, à mon avis, l’essentiel du caractère de cet homme complexe et secret, timide et violent, tenace, dur au mal, l’esprit toujours en éveil, l’imagination créatrice hors du commun, exigeant à l’extrême et pourtant sensible et bon. Chez lui, surtout dans sa propriété d’Herqueville, tout en travaillant, il savait se détendre, être gai, plein d’attentions pour ses invités. Tout le passionnait, il avait acquis, peu à peu, en gros, huit cents hectares de bois et un millier d’hectares de terre qu’il faisait cultiver suivant tes méthodes les plus modernes. Il m’entraînait souvent le dimanche, profitant de mes connaissances en agronomie et surtout en machinisme agricole. Il était en avance de trente ans sur ses voisins les plus évolués. A Herqueville, il avait un atelier qu’il montrait à ses intimes avec fierté. Il conservait dans deux armoires ses outils qu’il entretenait lui-même, outils de la plus grande précision, de toutes les dimensions utilisables, clés, scies à métaux et à bois, toutes les sortes de limes, pinces, marteaux, enclumes, moteur électrique avec tout le jeu de poulies permettant d’obtenir la vitesse nécessaire aux perceuses, tours, raboteuses, polisseuses qu’il utilisait avec une prodigieuse habileté. C’est dans cet atelier qu’il passait, m’a-t-il souvent répété, ses meilleurs moments, retrouvant sa jeunesse. C’est que Louis Renault ne possédait qu’un diplôme, mais dont il était fier : celui d’ouvrier d’art. Son premier compagnon aussi, Edward Richet, était ouvrier d’art, puis il prit avec lui Charles Serre devenu directeur des Études, Paul Hugé, Samuel Guillelmon, Jeannin et tous les autres, ouvriers, ingénieurs, financiers qui firent ce merveilleux outil ensemble, en constante expansion, connu dans le monde sous le nom d’Usine Renault.
Or, Louis Renault est resté toujours un ouvrier. Évidemment, il a beaucoup travaillé à élargir ses connaissances, beaucoup lu, non des romans qu’il méprisait, mais des livres, des revues traitant des techniques dont les éléments lui manquaient. On ne gère pas un groupe qui réalisait, en gros, deux milliards de chiffre d’affaires, en francs très lourds de 1937, sans génie d’abord et sans ce sens infaillible qui lui faisait choisir ses collaborateurs dans tous les domaines, techniques, commerce, finances, organisations.
Mais, Louis Renault était surtout près de ses ouvriers. Tous les jours, il se rendait dans un atelier ; il avait une mémoire étonnante. A un chef d’atelier qui lui réclamait un tour, il répondit : “Je vais vous faire transférer celui qui est dans l’atelier X où il est à peine utilisé à 30 % de sa capacité“. Or, il y avait au moins six mois qu’il n’avait pas été à l’atelier X. Ses ouvriers le sentaient confusément un des leurs. En 1936, lors de l’occupation des usines, jamais une menace n’a été proférée contre Louis Renault, jamais la direction générale n’a été occupée alors qu’il suffisait de pousser les deux portes de verre. D’ailleurs, les ouvriers l’appelaient le “petit Louis”. Je choisis au hasard un de ses gestes qui attira leur admiration et leur sympathie. C’est, bien entendu, Louis Renault qui me l’a conté, brièvement car il parlait peu. Un jour, il passait dans l’atelier des forges. Un jeune ouvrier venait de prendre avec ses longues pinces une pièce assez lourde qu’il n’arrivait pas à présenter convenablement sous le marteau-pilon. Louis Renault s’approche, lui tape amicalement sur l’épaule, lui dit simplement : “Regardez”, prend les pinces dans ses mains puissantes et habiles et présente exactement la pièce, un vilebrequin de Diesel je crois, fait signe à l’ouvrier qui déclenche le pilon, tourne et retourne la pièce jusqu’à parfaite finition et rend les pinces à l’ouvrier en souriant : “Voilà”. Le contremaître lui tend un chiffon ; il s’essuie rapidement les mains, fait tomber quelques escarbilles accrochées au drap de son costume bleu marine et s’en va de son pas assez lent. En me contant cette histoire, ce n’est pas la leçon qu’il avait donnée à un jeune compagnon qui le rendait heureux, mais cette occasion d’avoir exercé un instant un travail manuel qui prouvait à lui-même qu’il conservait son habileté et sa force.
Une autre anecdote éclaire son caractère et sa sensibilité : c’était en 1938. Il possédait une paire de fusils de chasse du meilleur fabricant anglais, d’une merveilleuse précision mécanique où une pièce, d’une forme très compliquée, en acier extra-dur, vint à casser. Son secrétaire téléphone à Londres. La réponse est nette : l’usine ne travaille que pour la défense nationale ; il n’est pas question d’usiner une pièce pour fusil de chasse. Louis Renault me demande de faire intervenir un ministre anglais que je connais. Hélas, même réponse de sa part. Je lui suggère alors de demander à Neuville de faire exécuter cette pièce à Billancourt. Il me répond : “C’est ma seule chance, mais nous n’avons pas cette qualité d’acier“. Louis Renault consulte Neuville, chef de l’outillage central. “Donnez, je vais essayer“. Je passe sur les détails, mesure de la dureté de l’acier, résistance, résilience, usinage. Huit jours après, Neuville dit à Louis Renault : “La pièce est usinée mais il faut l’essayer dans le fusil”. “Envoyez-moi demain matin à 7 heures l’ouvrier qui me l’a usinée ; nous ferons l’essai ensemble“. L’ouvrier arrive, place la pièce dans son logement. Elle y entre sans forcer ; c’est du travail à moins de 1/100e de millimètre. Platine remontée, le fusil marche à la perfection. En me contant ce fait d’un atelier qui possède à la fois un chef d’une aussi grande valeur et des outilleurs capables de réaliser un usinage aussi compliqué et aussi précis partant d’une pièce cassée, Louis Renault me dit : “J’ai bien récompensé cet ouvrier, mais j’ai compris que sa plus grande fierté, il la tirait de la perfection même de son travail. Il m’a fait songer à ma jeunesse, mais aujourd’hui, j’ai perdu la main“. Et je vis deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux à demi-fermés. “Oui, c’est merveilleux des hommes comme ça !“. Il renonça à aborder un autre sujet avec moi, me tendit la main et je le laissai seul avec lui-même, avec l’ouvrier qu’il était, admirant le travail d’un homme qui le rejoignait dans l’amour du travail bien fait.
Je voudrais conter aussi une autre histoire que je tiens de M. Eugène Schneider, le maître des forges du Creusot. C’était en 1936. Eugène Schneider m’avait invité dans son hôtel particulier du cours La Reine ; nous n’étions que quatre : M., Mme Schneider, son frère Saint-Sauveur et moi. C’est pendant le moment du café servi dans le grand salon, quand les domestiques furent sortis que M. Schneider me parla de sa première rencontre avec Louis Renault. C’était en 1916. Le général Estienne coordonnait les efforts des constructeurs pour la mise au point des premiers chars de combat. Louis Renault avait conçu et réalisé un prototype, les usines Schneider fournissaient le blindage et la coupole tournante. Le général Estienne avait convoqué les ingénieurs intéressés pour des essais au camp de Satory. M. Eugène Schneider avait tenu à être présent lui-même. Arrivé un peu en retard, les essais étaient déjà commencés et le char Renault s’était fort bien comporté.
Mais, à ce moment précis, il abordait le dernier obstacle : une rampe à forte pente, abondamment arrosée et particulièrement glissante. Le petit char Renault n’avait pas réussi à franchir de front cette rampe. Les chenilles ne mordaient pas dans la masse de boue inconsistante. Le général Estienne, d’accord avec les officiers qui l’accompagnaient, avait envoyé l’un d’eux dire au conducteur du char de renoncer à ce tour de force impossible. L’officier revint dire au général que le conducteur voulait absolument réussir. En effet, il reprit du champ et s’élança à nouveau. Il faillit réussir, mais les chenilles arrachant la boue avaient encore accentué l’angle de pente et l’on crût un instant que le char allait se retourner, mettant en danger la vie même du conducteur. Le général lui fit donner l’ordre formel de ramener le char en terrain plat. M. Eugène Schneider vit alors le conducteur en bleu de chauffe maculé de taches d’huile et de boue s’approcher du général et lui dire : “Je vous en prie, je ne monterai pas dans le char, mais laissez-moi faire, je veux qu’il monte et il montera cette rampe“. Il se fit apporter des petites cordelettes, réussit à fixer une cordelette à chaque levier de commande des chenilles, l’autre cordelette l’accélérateur. On vit alors cet homme se placer à distance derrière le char et, par le jeu des cordelettes, lancer le char sous le bon angle à l’assaut de cette rampe dont la croûte de boue avait été arrachée en deux passages, mais dont la pente était de plus en plus impressionnante. L’homme courait derrière le char ; au bas de la rampe, il se coucha à plat ventre dans la boue épaisse pour mieux voir le travail des chenilles et il rampa ainsi jusqu’en haut car le char avait franchi l’obstacle ! Le conducteur, couvert de terre et de boue, s’essuya les mains et s’approcha du général. Entre temps, M. Eugène Schneider avait demandé au général : “Où est monsieur Renault ; je ne le connais pas. Pouvez-vous nous présenter ?”. Et à sa grande stupéfaction, le maître du Creusot entendit le général Estienne lui dire : “Mais, c’est ce diable de petit homme qui a voulu conduire lui-même son char d’assaut !“. Dès que les présentations furent faites, Louis Renault dit à M. Schneider : “Vos premières tourelles sont mal usinées, tout juste ébarbées ; tâchez de bien respecter mes indications et surtout livrez-moi aux cadences prévues ; je ne veux pas de retard !“. Voilà le phénomène que j’ai vu en pleine action. Nos rapports sont restés de fournisseur à client par services interposés. Depuis la fin de la guerre, je n’ai pas eu souvent l’occasion de le rencontrer.
Louis Renault parlait peu, les idées surgissaient plus vite que les paroles. Il s’exprimait mal, le savait et en souffrait. Quand il voulait que j’aille exposer une demande à un ministre, il me disait : “Allez voir l’homme qui décide“. En 1936, lors de l’occupation des usines, il me demanda d’aller le voir chez lui, avenue Foch. Il me dit : “Il faut qu’ils travaillent tout de suite ; qui commande en face ?“. Cela voulait dire les syndicats. Je lui citai un nom. “Bon, ne dites rien à personne, mais allez le voir, demandez-lui combien ils veulent de l’heure et revenez me voir“. C’était moins simple ! Toute l’industrie était concernée et le président du Conseil, Léon Blum, cherchait un compromis, un point d’équilibre entre les hausses de salaires et les hausses de prix qui allaient en résulter. Quand je revins voir Louis Renault avec une réponse évasive, il tomba dans une espèce de prostration, de découragement. Il me demanda enfin de voir tous les députés et sénateurs quel que soit leur parti pour leur expliquer que la seule solution était la reprise immédiate du travail. Son imagination lui fit trouver bon nombre d’améliorations du sort des ouvriers, avec l’aide de l’État. L’économie politique n’était pas son fort, mais il eut à ce moment des idées qui furent appliquées beaucoup plus tard. Je cite, au hasard, carnet d’épargne dont l’intérêt de 6 %, ce qui était considérable en 1936, serait servi moitié par l’État, moitié par l’entreprise, épargne en vue de rachat d’une voiture, d’une maison, dans les mêmes conditions. Avant les accords de Matignon, Louis Renault s’impatientait. il ne pouvait bien voir que dans ses usines. Il était prêt à lâcher sur les salaires et avait fait calculer les prix de vente qui en résulteraient.
Ma tâche toujours confidentielle était d’obtenir des droits de douane et contingents nous mettant à l’abri des importations, ce qui fut, en définitive, réalisé. On ne parlait pas à cette époque d’inflation, mais la course prix-salaires commença. Dans les usines, des efforts considérables d’accroissement de la productivité furent réalisés. Hélas, les fournisseurs ne suivaient pas ou mal. Nous vivons des heures semblables ; l’équilibre pouvoir d’achat-profit-prix à la production et au détail est des plus difficile à réaliser et les monnaies flottantes compliquent le problème.
Louis Renault, en plus de multiples accessoires utilisés dans la construction de ses véhicules, construisit des tracteurs agricoles, des autobus, des autorails. Il souhaitait la suppression des petites lignes d’intérêt très secondaire, non rentables, pour les remplacer par des services d’autobus. Même sur les grandes lignes, il préconisait des autorails à grande vitesse avec une ou deux remorques, partant de jour toutes les demi-heures pour qu’on puisse prendre un de ces autorails un peu comme le métro, sans avoir à attendre plus de 25 à 30 minutes dans une gare. Les trains de nuit sur des parcours de 7 à 8 heures minimum comporteraient des wagons très accessibles aux voitures et des couchettes et lits pour les passagers. Ces trains-couchettes ont été mis en service 30 ans plus tard, peut-être d’après une des nombreuses notes que j’ai eu l’occasion de déposer entre les mains des différents ministres des Travaux publics.
L’année 1939, la déclaration de guerre, fut le commencement d’une terrible épreuve pour Louis Renault, qui ne s’acheva que par sa mort. L’effort de guerre, déjà consi¬dérable depuis 1937, devint intensif en 1939 jusqu’au 10 juin 1940. Nous presnions notre service à 7 heures du matin. J’étais pris par mes missions dans les ministères à peu près toute la journée. La guerre demandait plus de chars, de camions, d’engins divers, d’ambulances pour le service de santé, mais à peu près tous les ministres avaient des besoins en camions, en voitures diverses pour leurs services. En plus, Georges Mandel d’abord ministre des Colonies puis de l’Intérieur me voyait tous les soirs de 19 à 20 heures environ ; j’avais à peine le temps de dîner et je me rendais à la conférence quotidienne de Raoul Dautry, fixée à 22 heures et qui durait souvent jusqu’à minuit (ministre de l’Armement).
Tout ce travail, tous ces moyens mis à la disposition de l’armée s’écroulèrent un 10 mai 1940 quand les chars et surtout les avions allemands entrèrent en action. Au début de juin, Louis Renault avec son fils comme secrétaire prit l’avion pour Washington, emportant les plans du char B1 qu’il devait demander au président des U.S.A. de construire pour la France qui devait continuer la lutte en partant des territoires d’outre-mer. On sait la suite. Sachant ses usines occupées par les Allemands, Louis Renault n’écoutant aucun conseil voulut reprendre son poste. Ce n’était plus qu’une présence physique car un commissaire allemand dirigeait en fait les approvisionnements et les fabrications de l’usine. J’avais cessé toute relation avec le gouvernement de Vichy. Avec Georges Mandel, André Diethelm et quelques-uns de leurs collaborateurs, nous avions juré de travailler à la libération de la France et de rester mobilisés jusqu’à la victoire. Louis Renault, à partir de 1940, commença à s’exprimer de plus en plus difficilement. Il me demanda de m’occuper d’Herqueville où Mme Renault avait organisé une crèche pour les enfants des ouvriers. En 1943, il commença à percevoir la défaite des Allemands. Il était tellement désemparé que je l’accompagnais presque tous les dimanches à Herqueville. Nous avions des conversations très libres, très secrètes. Il me disait sa crainte d’une mise à sac de la France par les Américains et les Russes. Il ne croyait pas au succès du général de Gaulle, sans armée, sans ressources, au milieu des deux mâchoires de l’étau qui allaient se refermer sur la France. En juin 1943, le lundi de Pentecôte, je perdis mon fils unique, élève à l’École supérieure des mines, victime de la tourmente dans le massif du Mont-Blanc.
Louis Renault vint aussitôt me voir ; il fut le premier à m’embrasser, à me serrer dans ses bras. Il pleurait comme un enfant et ce fût moi qui fut obligé de le consoler. Il bredouillait : “J’en ai perdu cinq ! “. Je savais qu’il n’avait qu’un fils unique (1), mais il cherchait à adoucir ma peine d’autant plus profonde que je n’avais pu dire la vérité à ma femme alitée après un léger malaise cardiaque et qui avait entre les mains une lettre reçue le matin : “Maman chérie, je pense que tu es tout à fait rétablie, j’attends un mot avec impatience, je vais très bien et travaille dur… “. Depuis ce 15 juin, notre intimité avec Louis Renault se resserra. En 1944, il me témoigna une très grande reconnaissance parce que j’avais pu aller à Herqueville malgré la retraite des Allemands et les bombardements américains. J’avais fait prendre toutes les mesures utiles pour la protection des enfants dans de solides abris. J’avais également donné des ordres au nom de Louis Renault pour arracher le plus possible d’asperges de Rommel, lourds épieux fichés en terre pour empêcher les atterrissages des avions et des planeurs et aussi pour mettre le domaine à la disposition des troupes américaines, anglaises et françaises qui auraient à y cantonner. J’avais, au retour, retrouvé les derniers Allemands en retraite à la hauteur de Mantes. J’étais coupé de mes renseignements sur l’avance des alliés depuis le début du débarquement. Un de mes amis, rencontré sur les Champs-Élysées, dans les derniers jours de juillet 1944, me dit rapidement : “Tout va plus vite que prévu. Soyez prêt pour le 15 août. Ce sera sans doute le jour de la libération de Paris, mais ce sera certainement très dur“. Je joignis mes conseils à ceux venant d’autres collaborateurs de Louis Renault qui craignaient soit une résistance allemande dans Paris, soit des scènes de violence, une sorte de Commune, avec tous les risques que cela pouvait comporter. Pour moi, je voulais attendre l’entrée du général de Gaulle dans Paris et d’André Diethelm dont j’étais resté le correspondant en France et qui était ministre de la Guerre. Nous réussîmes à faire quitter Paris à Louis Renault pour le mettre à l’abri en cas de bombardements ou de désordres. Paris ne fût libéré que le 24 août au soir. Je pris contact avec quelques amis à la préfecture de police et avec André Roy qui avait assuré la liaison avec André Diethelm. Le 25 au matin, le général Leclerc de Hautecloque entrait avec ses chars dans Paris. On connaît la suite. Mais hélas, j’appris en même temps que les usines Renault allaient être nationalisées pour collaboration avec l’ennemi et qu’un mandat d’arrêt était lancé contre Louis Renault. Très affecté par l’occupation allemande de ses usines, par ses craintes pour l’avenir, gravement touché physiquement, Louis Renault, absolument certain qu’on ne pourrait rien lui reprocher, contre tous les conseils de ses proches, alla trouver son avocat, un authentique résistant et se présenta chez le juge d’instruction qui le fit incarcérer. Ce fut le dernier coup porté à Louis Renault. Déjà très malade, incapable de se faire comprendre, il ne put supporter le régime carcéral particulièrement rigoureux. On finit par le faire transporter à la clinique Saint-Jean-de-Dieu, juste en face du ministère des Colonies où j’avais travaillé avec Georges Mandel, lâchement assassiné par des miliciens français le 7 juillet 1944. Louis Renault était trop touché pour survivre. Un mois après son arrestation, il rendit son dernier soupir, ayant la suprême consolation d’avoir auprès de lui sa femme Christiane Renault. Je l’ai vu pour la dernière fois dans les premiers jours d’août 1944. Il y avait encore le commissaire allemand, le prince von Urach de la famille ducale de Wurtemberg, bon allemand mais antinazi que je retrouvai plus tard à la tête du département véhicules industriels de Mercedes, marque qui appartient à la famille des Wurtemberg. Louis Renault arrivait de l’avenue Foch par le bois, sur une belle bicyclette noire. Il me dit au revoir, m’embrassa avec une grande émotion. Je réussis mal à cacher la mienne. Il me dit d’une voix tremblante : “Je n’ai jamais travaillé pour moi, j’ai travaillé pour mes ouvriers, mes collaborateurs ; je n’ai travaillé que pour la France“.

(1) Louis Renault veut sans doute dire qu’il a perdu cinq membres de sa famille (en réalité, sept, le dernier étant mort pendant la Grande Guerre, alors que l’industriel avait quarante ans): ses parents, ses quatre frères et soeurs, son neveu Jean.

 

Fernand Picard

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

 

On pouvait lui dire… non

J’ai raconté dans “l’Épopée de Renault ” (1) comment, en octrobre 1940, par des conversations avec Edmond Serre, nous étions arrivés à établir le cahier des charges de la voiture économique qui, la guerre terminée, devait devenir la 4 ch, et comment l’étude en fut faite à l’insu de Louis Renault qui s’en tenait au programme d’avant-guerre pour les voitures particulières : pas d’autre petite voiture que la Juvaquatre en lui ajoutant un châssis, une nouvelle carrosserie pour la Primaquatre, et une commande hydraulique pour les freins de tous les modèles.
L’avant-projet terminé, nous avions commandé au modelage bois une maquette du moteur et de la bielle afin de nous assurer, avant de lancer le moteur en fabri¬cation, que la réduction des dimensions par rapport à nos réalisations habituelles ne nous faisait pas commettre d’erreurs.
Un matin du printemps 1941, nous nous trouvâmes, en passant à l’atelier d’études comme chaque jour, en présence de ces deux maquettes que Tricoche, le chef d’atelier, avait fait déposer dans une partie isolée de l’atelier. Nous les examinions avec soin lorsque Tricoche, suivant un code convenu, siffla entre ses dents, et nous aperçumes un peu en retrait Louis Renault, les mains dans les poches de son veston, les pouces à l’extérieur, suivant une attitude qui lui était familière, qui nous regardait… C’était la première fois depuis l’Occupation qu’il revenait à l’atelier d’études, contrairement à ses, habitudes d’avant-guerre où il n’était pas de semaine sans y venir. Serre rougit, comme un enfant pris en faute, et bredouilla quelques mots. Le patron nous bouscula pour approcher. Sans une parole, il tourna autour de l’objet de notre examen… Puis sortant les mains des ses poches, il se mit à le caresser avec concentration, comme il l’aurait fait d’une oeuvre d’art. Jamais je n’ai tant vu ses mains, ses grosses mains, que ce jour-là. Avec Serre nous nous regardions, inquiets de sa réaction… “C’est beau. Qu’est-ce que c’est ?”.
Serre embarrassé, lui expliqua :
—    “Comme Picard avait du temps de libre, il a dessiné ce petit moteur à culbuteurs pour la Juvaquatre, ou éventuellement pour une petite voiture à moteur arrière, si vous décidiez qu’on en fasse une. Nous avons fait cette maquette pour avoir une idée de l’objet. Mais nous ne pouvons aller plus loin. Nous n’en avons pas le droit, le traité d’armistice nous l’interdit“.
Ces mots déclenchèrent la réaction qu’il en attendait. Louis Renault ouvrit alors les yeux qu’il tenait mi-clos, pendant que ses mains parcouraient les formes de notre engin. Un éclair y passa.
—    “Pas le droit ? Le traité d’armistice, je m’en fous“. Se tournant vers moi, il ajouta :
—    “Faites trois moteurs, et celui-là dans mon bureau“.
Il prit alors dans sa main la maquette de la bielle et m’interrogea du regard.
—    “Cette bielle, où nous avons remplacé les deux boulons ajustés qui serrent le chapeau sur le corps par deux goujons venant de forge avec le corps, est semblable à celle du moteur V 8 Ford. Elle a l’avantage de présenter un moindre encombrement dans sa trajectoire, donc de réduire les dimensions du carter en coupe transversale. Mais elle coûte un peu plus cher à fabriquer à cause de l’acier et de l’usinage“.
—    “Bon, continuez”.
Il prit la maquette de la bielle, la mit dans sa poche et nous laissa.
Le lendemain, il me demandait dans son bureau. Quand j’y entrai, il avait dans les mains la maquette de la bielle qu’il avait emportée la veille et s’amusait à mettre en place le chapeau sur les goujons. Sans me dire un mot, il me fit signe de lui expliquer pourquoi j’avais choisi cette solution, plutôt que celle de la bielle classique avec un chapeau fixé sur le corps par deux boulons ajustés, et rondelle et écrou.
Je repris mon explication de la veille, avec plus de détails. L’air très fatigué, il m’écoutait avec attention, les yeux mi-clos.
Après avoir remarqué que cette solution avait été brevetée par Esnault-Pelleterie en 1906 et était donc dans le domaine public, je lui montrai que Ford avait adopté cette solution sur son moteur V 8 parce qu’elle permettait de réduire la largeur de la bielle, donc de raccourcir sérieusement la longueur du moteur et ainsi d’éliminer les complications dues aux vibrations en torsion du vilebrequin. Pour le moteur 4 ch, nous avions l’avantage de réduire les dimensions du carter en largeur et de l’alléger, ce qui était très important si on décidait de placer le moteur à l’arrière…
Il avait tiqué lorsque j’avais prononcé le nom d’Esnault-Pelleterie, ce qui m’avait surpris. Concurrence d’inventeurs ? Léon Salves, à qui j’en parlai, m’expliqua que le patron en voulait à cet inventeur de grande classe de l’avoir, après la guerre de 1914, attaqué en contrefaçon à propos du “manche à balai” qu’il avait monté – comme tous les constructeurs d’avion de l’époque – sur les avions qu’il avait construits pendant les hostilités.
J’insistai sur le point qui me paraissait capital, que cette bielle coûterait plus cher à fabriquer que la bielle classique, mais que cette différence serait compensée par la réduction des dimensions du carter en largeur et de son poids..
Il avait de la peine à parler, à articuler les mots :
—    “C’est parfait – bonne solution – meilleure solution – 6 pièces au lieu de 10. Il faut les faire toutes comme ça – Juva, Prima, Viva, toutes, vous m’entendez toutes“.
Ceci rentrait dans sa conception de la construction mécanique que moins il y avait dans un ensemble de pièces élémentaires, meilleure était la solution.
Ce n’était pas la mienne, plus globale, qui était que seul le compromis entre la fonction, la sécurité, la légèreté et le prix de revient donnait la solution idéale. Je ne le sentais pas – vu son état de fatigue – en mesure de suivre mon raisonnement et, connaissant sa hantise des prix de revient élevés, je me concentrai sur cet argument, m’efforçant de lui démontrer pourquoi cette bielle coûtait plus cher que la solution classique.
—    “Non, M. Renault, il n’y a que dans le cas de ce petit moteur qu’on ne perdra pas d’argent. Pour tous les autres cela va coûter plus cher. Je ne le ferai pas“.
—    “Qu’est-ce que ça peut vous foutre. C’est pas vous qui payez !“.
Il l’avait déjà dit à d’autres avant moi, en d’autres occasions.
J’étais tellement convaincu que je lui détaillai les raisons de mon refus.
—    “Nous sommes obligés de faire le corps de bielle en acier allié au nickel-chrome traité, au lieu d’acier demi-dur ordinaire. La forge doit se faire en deux fois : le chapeau et le corps de la bielle, au lieu d’une fois. L’usinage d’une telle pièce avec des goujons venant de forge impose l’emploi de fraises creuses, au lieu que les boulons sont usinés au tour automatique, beaucoup plus de temps et de soins… pour obtenir un plan de joint correct alors que dans la solution classique on l’usine par brochage. Ici, on compense ; dans les moteurs existants toute la dépense supplémentaire serait dans le prix final“.
Fatigué, il ne s’accrochait pas. Il me fit signe de me retirer.
J’allai aussitôt raconter à Auguste Riolfo ce qui venait de se passer. Il sourit, il connaissait bien le patron, il avait en diverses occasions eu des accrochages sérieux avec lui.
—    “Ne t’en fais pas. Du moment qu’il ne t’a pas viré sur le champ, tu n’as rien à craindre. Il ne t’en reparlera pas. Il va bouder. S’il t’en reparle, tiens bon“.
Il m’en a reparlé, et chaque fois je lui ai dit non et répété mes arguments. Dix fois peut-être jusqu’en février 1944, où nous verrons comment tout cela s’est terminé. A la fin, c’était devenu entre nous une espèce de jeu. Il m’accueillait en levant l’index et le majeur de la main droite, ce qui n’avait rien à voir avec le V de la victoire de Churchill mais voulait dire bielle à goujons. Je lui répondais non de la tête, et nous parlions du sujet pour lequel il m’avait appelé, sans revenir sur l’affaire.
J’appris un jour, par Pierre Debos, qu’il lui avait demandé ce que coûterait une bielle à goujons Juva par rapport à la bielle existante… et il avait eu la confirmation de l’exactitude de mon raisonnement.
Le 1 er février 1944, Louis Renault me fit appeler dans son bureau. Quand j’y entrai, la discussion était très vive. Sur le bureau, devant le patron, un projecteur de camion était déposé. Edmond Serre était assis devant la table, le Patron à sa place habituelle. Debout, Jean Louis derrière M. Renault, et Jean Roy, chef du bureau des études des outillages de tôlerie, à l’extrémité du bureau, le dos tourné vers la fenêtre.
Roy expliquait que ce n’était pas de gaieté de coeur qu’il avait dessiné le réflecteur du projecteur, sur quoi portait la discussion. Ici, un mot de technique s’impose.
D’habitude, les réflecteurs des projecteurs sont en forme d’ogive, leur courbure étant parabolique pour que la lumière émise par la lampe placée au foyer de la parabole soit réfléchie suivant un faisceau parallèle, ce qui donne le pinceau de lumière qui éclaire la route en profondeur. Normalement, cette ogive est obtenue par emboutissage d’une tôle d’acier de haute qualité, qui est ensuite argentée par vaporisation. Du fait de la baisse de qualité des tôles à emboutir, il était devenu impossible d’obtenir les formes habituelles même en augmentant le nombre des passes d’emboutissage, la tôle craquait sous le poinçon.
Roy expliquait :
—    “Devant ces difficultés, je suis allé voir M. Serre et je lui ai demandé ce que je devais faire “. Il m’a répondu : “Il n’y a pas de question, faites l’embouti maximum possible avec la qualité de tôle qui nous est livrée. Nous n’avons qu’un seul client qui prend toute notre production. Il nous ordonne de noircir les glaces en ne laissant qu’une fenêtre de 40 millimètres de long sur 5 de large. Le rendement du réflecteur n’a plus aucune importance“.
—    “C’est ce que j’ai fait, et voilà tout ce que j’ai pu obtenir“.
Au lieu d’un casque, le réflecteur avait la forme d’un canotier, à peine plus haut que celui de Maurice Chevalier.
M. Renault n’était pas convaincu et continuait à gronder.
—    “Vous serez maître-ouvrier“.
—    “Non, M. Renault. Je suis chef du Bureau d’études d’outillage tôlerie et je n’accepte pas d’autre situation. J’ai fait ce qu’on m’a commandé, je n’ai commis aucune faute professionnelle justifiant une quelconque sanction“.
Serre restait muet et pinçait les lèvres. Jean Louis intervient :
—    “M. Renault, Roy est un de vos meilleurs ingénieurs. Vous l’avez envoyé, en 1938, en stage plusieurs mois aux Etats-Unis, chez Budd, pour compléter sa formation d’emboutisseur. Il ne mérite aucune sanction. Il a exécuté avec compétence l’ordre qui lui a été donné. Nous n’avons rien à lui reprocher“.
Alors, Louis Renault se tournant vers moi – qui n’avais rien à faire dans cette bagarre, et qu’il n’avait appelé que comme témoin :
—    “Lui, quand on lui demande de faire une connerie, il dit non !“.
Personne, sauf Serre, ne comprit à quelle lutte de trois ans le Patron faisait allusion : l’histoire toujours recommencée de la bielle à goujons du moteur 4 chevaux.
Mais Louis Renault s’entêtait dans son intention de rétrograder Roy dans la position de maître-ouvrier – qui était à l’époque son idée fixe. Effrayé par le désastreux compte d’exploitation, conséquence de l’arrêt presque total de la production et du pourcentage énorme du personnel au mois qui en résultait par rapport à la main-d’oeuvre ouvrière, il voulait que l’on rétrogradât en personnel à l’heure le maximum possible du personnel au mois, chefs d’atelier, contremaîtres, chefs d’équipe…
La solution ne fut pas trouvée. Roy fut congédié, malgré les interventions et l’insistance de Jean Louis. On le plaça en position d’attente aux usines Chausson (2).
Louis Renault était de plus en plus autoritaire et inhumain.
L’aphasie dont il souffrait l’isolait de plus en plus de tous ceux qui l’entouraient. Il ne tolérait plus aucune explication ni aucune remarque. Par moment, nous nous demandions s’il avait encore toute sa raison, tant il manquait de mesure dans ses réactions.

A la fin de février, le prototype du tracteur agricole 304 E fut transporté à Herqueville pour être essayé sur les terres du domaine. Le samedi 26, M. Serre demanda à Boeuf, qui était le chef d’études des tracteurs agricoles, de le rejoindre à Herqueville pour assister aux essais en présence de Louis Renault.
Le lundi matin, Edmond Serre à son arrivée m’aborda avec un air navré :
—    “M. Renault a mis Boeuf à la porte…”.
—    “Mais que s’est-il passé ? le tracteur a donné des ennuis ?“.
—    “Non, Boeuf a conduit le tracteur attelé à une charrue avec beaucoup d’adresse, traçant des sillons d’une rectitude parfaite. Au moment où il allait descendre du tracteur, M. Renault lui dit : “C’est bien. Je vous prends comme conducteur de tracteur”. Comme Boeuf lui répondait, sans aucune arrogance : “Mais M. Renault, je suis ingénieur au bureau d’études”, le patron lui a dit “Acceptez-vous, oui ou non ?”, et comme Boeuf lui répondait – Non – il lui a dit qu’il ne faisait plus partie du personnel“.
Quelques jours plus tard, un matin – Edmond Serre n’était pas encore arrivé à l’usine – le patron me fit appeler.
En arrivant dans son bureau, je le trouvai furieux. Il n’avait encore enlevé ni son chapeau ni son pardessus. Il jeta sur son bureau, devant moi, un trousseau d’une dizaine de clefs de serrures de voiture, en criant :
—    “Je le fous à la porte...”.
Comprenant qu’il s’agissait ou du directeur des achats d’équipements, Alouis, ou de Barthaud, chef d’études des carrosseries, je pris leur défense.
—    “M. Renault, nous n’avons pas le choix. Il n’y a qu’un seul fabricant de clefs en France, “Ronis”, et nous n’avons aucune réclamation sur la qualité de sa production“.
Il continuait à crier :
—    “Je le fous à la porte“…

Alors, prenant le trousseau de clefs, je lui proposai d’aller voir avec lui ce qui se passait.
Il m’expliqua, avec beaucoup de difficultés, qu’il était sorti la veille au soir après dîner avec sa Juvaquatre, qu’au moment de la reprendre pour rentrer chez lui – très juste pour le couvre-feu – il n’avait pas pu ouvrir la porte et qu’il avait été obligé de briser la glace avec un pavé trouvé à proximité, pour ne pas risquer d’être arrêté en route.
Me prenant par le bras, il m’emmena vers sa voiture qui était arrêtée au long du perron de l’entrée du bâtiment de la Direction. Très calmement, je pris successivement l’une après l’autre les clefs, jusqu’à ce que je trouve celle qui, sans forcer, ouvrait la porte.
— “Voilà, M. Renault, vous n’aviez pas eu la patience de chercher la bonne clef“.
Sa colère était tombée. Avec l’air d’un enfant pris en faute, sans un mot il me prit le bras comme il le faisait à ses visites du soir, s’appuyant sur moi pour monter les escaliers, et il me conduisit jusqu’à la porte de son bureau.
Il avait à sa disposition au garage cinq ou six voitures, chaque voiture ayant une clef différente.
Rock, responsable de l’entretien des voitures du garage, fit changer à la suite de cet incident les serrures pour qu’une même clef puisse ouvrir les portes de toutes les voitures.
Alouis ne s’est jamais douté que malgré sa grande valeur, sa stricte honnêteté, sa grande connaissance des fournisseurs, et la maîtrise qu’il avait dans sa tâche combien difficile – surtout depuis 1940 – d’approvisionner les usines, il avait échappé ce jour-là à un licenciement sans appel après vingt ans de bons et loyaux services.
Tout ceci montre que, contrairement à la légende qui veut que Louis Renault n’acceptait aucune contradiction et congédiait sur-le-champ ceux qui lui résistaient, on pouvait lui dire – non -. Bien d’autres que moi le firent et n’en virent que leur position renforcée auprès de lui. Mais il fallait être sûr de soi, de la justesse de ses affirmations, et pouvoir les appuyer non par des raisonnements mais par des faits indiscutables. Il avait horreur des débats théoriques, des contradictions systématiques et des discussions oiseuses.

(1) Editions Albin Michel – 1976 (Note de l’auteur). Il faut se montrer très circonspect avec les témoignages de Fernand Picard qui ont varié dans le temps, notamment entre la rédaction de son journal clandestin, effectuée au moment des faits, et ses écrits ultérieurs dans lesquels il se met constamment en vedette (note du rédacteur).

(2) Dès le début de 1945, M. Renault disparu, Roy futréintégré aux usines Renault dans le même emploi où il resta jusqu’à l’âge de la retraite.

Entretien avec Eugène de Sèze, 9 juin 1997

Source : entretien entre Eugène de Sèze et Laurent Dingli, 9 juin 1997

 

Eugène de Sèze (1905-1998) était chargé  des questions financières aux usines Renault sous la direction de M. Lions. Recruté par François Lehideux dans les années trente, il épousa Marie-Thérèse de Peyrecave, l’une des filles de René de Peyrecave, administrateur délégué des usines Renault et P-DG de l’entreprise sous l’Occupation allemande.

 

Laurent Dingli : Arrivait-il à Louis Renault d’évoquer avec vous ses souvenirs de la Grande Guerre ?

Eugène de Sèze : Louis Renault a parlé de son souvenir effroyable de la Grande Guerre pendant l’Occupation lors d’un déjeuner, avenue Foch. Il a parlé des difficultés à faire accepter ses idées sur les chars. Il y avait aussi les difficultés de l’après-guerre, le problème de l’impôt sur les bénéfices de la Première Guerre mondiale, problème qui n’était pas encore complètement liquidé quand j’ai quitté l’usine en 1973 ! Après la guerre 14-18, il était passé par une crise de trésorerie difficile.

LD : Même s’il n’avait pas d’engagement connu, comment définiriez-vous sa sensibilité politique ?

Louis Renault était un pacifiste de gauche ; je ne l’ai jamais entendu faire l’éloge que de deux politiciens, Aristide Briand, grand ennemi de l’extrême droite en France, et d’Albert Thomas. Il y avait beaucoup de l’homme de gauche chez lui. En parlant avec Monsieur Renault, on s’apercevait qu’il n’était nullement un homme de tradition, le monde commençait avec lui, les références à un passé plus ou moins lointain étaient inexistantes pour lui. Aristide Briand était paraît-il locataire à Herqueville ; il aimait beaucoup la chasse, m’a-t-on dit, et chassait avec un tout petit calibre, un calibre de 24, un fusil de poupée car physiquement il n’était pas très costaud… Louis Renault était profondément républicain ; il avait la tripe républicaine ; laïc, il est anticlérical non-violent, les curés on s’en fout ! la barbe ! qu’ils nous lâchent le coude ! Une référence à l’Eglise et il haussait les épaules. Louis Renault était un homme de gauche dans son rejet du passé, non pas bien sûr qu’il veuille le socialisme, mais un pacifiste (Le dernier mot de la phrase est incompréhensible, ndr). La Fouchardière écrivait dans L’Œuvre, journal radical-socialiste, plus socialiste que radical. Louis Renault y était abonné ; en politique étrangère L’Œuvre suivait la ligne briandiste. Dans L’Œuvre, on voyait un magistrat, un général et un curé, les trois têtes de turc de La Fouchardière et Louis Renault avait peut-être cela sous les yeux tous les jours. La Fouchardière était un pamphlétaire faussement bonasse, très véhément, très amusant.

LD : Quelles étaient les conditions de travail à l’usine ?

E de S : L’hygiène n’était pas une préoccupation essentielle de M. Renault. M. Renault était persuadé, et à juste titre, qu’il payait bien. C’était une usine à hauts salaires et il pensait, de la sorte, avoir satisfait à l’essentiel des préoccupations ouvrières ; il avait raison indiscutablement, les gens se battaient pour travailler chez Renault. Ayant fait ce geste-là qui coûtait cher – songez qu’il y avait près de 40.000 personnes – il pensait sans doute que le reste était accessoire. Les toilettes étaient dégueulasses ; les vestiaires, etc. étaient rudimentaires. Toutefois, il a fait beaucoup de choses sur le plan social, comme la Mutuelle qui coûtait très cher à M. Renault, et qui fonctionne toujours ; Louis Renault lui a fait don des locaux qu’elle occupe, ça n’a l’air de rien, mais c’était tout de même un grand immeuble dans Billancourt. Les gens qui administraient la Mutuelle me disaient que Louis Renault s’y intéressait beaucoup. Avant la création de la sécurité sociale, les gens obtenaient ainsi des remboursements de médicaments et, d’autre part, des indemnités en cas d’arrêt de travail, c’est-à-dire exactement les préoccupations de la sécurité sociale. Etant, et de loin, un des plus grands entrepreneurs de la région parisienne, ayant créé cette Mutuelle, ne pas lésiner sur les effectifs et payer les gens correctement, que les autres en fassent autant !

LD : Il revenait souvent à sa marotte, les jardins ouvriers…

E de S : Ce projet a pris corps pendant la guerre (1914-1918, ndr). Il ne correspond plus à rien maintenant ; il y a quelques retraités fanatiques qui font pousser des radis mais c’est peu de choses.

LD : Sur le plan industriel, que pensez-vous de sa volonté de conserver une grande diversité de fabrications pendant la crise, comme le ferroviaire et l’aviation ?

E de S : Cela touche à un grand altruisme de M. Renault. Il pensait qu’en accumulant les difficultés (techniques), il contribuerait à les résoudre mais surtout il faisait acquérir des compétences dont la collectivité dans son ensemble bénéficierait.

LD : Et la concentration ?

E de S : Louis Renault faisait des roulements à bille, des carburateurs, des pneus et projetait même de faire du verre, il avait embauché pour cela un certain Monsieur Chabert, mais la guerre a éclaté.  Cela représentait un altruisme analogue à la fabrication de produits dont la vente était difficile. Les avions et les autorails ne sont que la partie visible de l’iceberg. Il prenait la place d’un fournisseur. Il voulait fixer des objectifs ambitieux de façon à accumuler les connaissances et les compétences. Les machines-outils ont été par contre un échec, cela passionnait pourtant Louis Renault, cela demandait un travail de haute précision, non pas qu’il n’a pas su mais il a trouvé là ses limites. Neuville, un ancien officier-mécano de la Marine, le soutenait dans ces préoccupations-là. M. Louis Renault ne se préoccupait pas beaucoup de l’impact financier tout en voulant disposer d’une trésorerie très large. Mais la comptabilité était chez Renault très rudimentaire. A mon avis, les deux départements Automotrices et Aviation ne coûtaient pas beaucoup plus cher que la Formule 1 que Louis Schweitzer vient d’abandonner – et cela avait le même impact publicitaire. Nous assistons en quelque sorte aujourd’hui à la renaissance de cette volonté de diversification. En annonçant l’arrêt de la Formule 1, Renault a annoncé en même temps la création d’un service chargé de faire des moteurs d’aviation : ils reviennent à Louis Renault. Il a accumulé tellement de connaissances en matière de moteurs qu’ils essaient de faire de nouveaux types.

LD : Et l’abandon de la coupe Deutsch ?

E de S : Les morts d’Hélène Boucher et de Ludovic Arrachart avaient certainement joué. N’oubliez pas qu’il avait freiné les courses après le décès de son frère Marcel et que son neveu Jean s’était tué en avion.

LD : M. Lehideux affirme qu’il y avait chez Renault un esprit d’identification à la Nation.

E de S : Disons une tentative de superposition entre les deux images. Louis Renault s’intéressait à l’aéronautique mais ne maîtrisait pas la question. Il avait racheté Caudron pour placer ses moteurs… Quant à Bloch et Bréguet, ils étaient des maîtres corrupteurs étonnants et faisaient de mauvais avions par-dessus le marché.

LD : Avez-vous connu le général Niessel qui fit un bref passage chez Renault ?

E de S : Il avait représenté le commandement français en Russie pendant les hostilités (1914-1918), il siégeait à l’état-major tsariste. J’ai l’impression de me souvenir d’une nullité.

LD : Certains affirment qu’il y aurait eu des sabotages à l’usine pendant la drôle de guerre

E de S : Je peux dire que les sabotages ont été fréquents aux usines Renault entre la déclaration de guerre et le début de l’occupation [i]. Sabotages sur lesquels on a fait des enquêtes et qui ont cessé quand les Allemands étaient sur place. Les sabotages ont repris par la suite mais prudemment. La direction n’a pas cherché à accélérer la production car elle aurait donné raison au camp allemand qui voulait déplacer les usines.

LD : Monsieur Lehideux incrimine souvent les méthodes de Duvernoy qui surveillait le personnel.

E de S : Duvernoy ? Un salaud, mais qui connaissait son métier. C’était un flic, il avait des mouchards. De Peyrecave avait aussi demandé le départ de Duvernoy mais celui-ci ne partait pas. Duvernoy était franc-maçon c’est pourquoi Lehideux et de Peyrecave ne pouvaient s’en débarrasser. Riolfo, ancien officier-mécano, était franc-maçon. C’était une génération spéciale, on pouvait défendre les valeurs républicaines et être allergique aux étrangers.

LD : A ce propos, j’ai trouvé une note de Louis Renault dans laquelle – je cite de mémoire – il conseille d’éviter le recrutement d’étrangers dans l’usine d’Hagondange pour préférer la main-d’œuvre locale.

E de S : Louis Renault voulait éviter d’avoir à faire des logements pour les ouvriers d’Hagondange, d’où l’emploi de Lorrains. La fonderie était presque entièrement algérienne et un peu la forge, c’est-à-dire les travaux les plus durs.

LD : Quel était l’état d’esprit lors de la remise en route de l’usine du Mans en 1939 ?

E de S : Il voulait surtout faire payer l’Etat.

LD : Et le rôle de Louis Renault sous l’Occupation ?

E de S : Louis Renault n’a tenu aucun compte des accords et de l’arbitrage rendus à Vichy par Pétain, suivant lesquels de Peyrecave s’occuperait des affaires sociales, etc. Louis Renault s’est beaucoup investi dans la reconstruction de l’usine après le (bombardement du) 3 mars 1942 ; il faisait lui-même des plans et dessins pour reconstruire tel bâtiment, c’était un chef exécutant. Dans la période précédant le bombardement, Louis Renault donnait l’impression d’un homme désorienté qui se demandait ce qu’il foutait-là mais qui tenait à être au courant de tout. Il ne s’occupait pas des relations avec l’occupant et n’aimait pas ça du tout. Louis Renault n’aimait pas les choses qui étaient sans applications immédiates.

LD : Quelle était son attitude face aux prélèvements de main-d’œuvre ?

E de S : Monsieur Renault était violemment contre le S.T.O.. Si les hommes s’en vont, les machines ne tournent plus, si elles ne tournent plus, les Allemands vont les enlever… C’était l’idée fixe de M. Renault. Il y avait deux écoles au sein de l’autorité allemande à Paris ; celle favorable à un déplacement pur et simple des usines Renault et celle favorable au maintien sur place.

LD : Quel fut le rôle de Christiane Renault ?

E de S : Elle s’est installée à l’usine dès le départ de François Lehideux, mais cela n’a pas duré car Louis Renault ne le supportait pas. L’amant de Christiane Renault, Drieu La Rochelle était un ancien combattant fanatique. Je l’ai rencontré vers 1932-1933 par l’intermédiaire d’Emmanuel de Sieyès, auteur de pièces jouées au Vieux Colombier. Drieu était obsédé par la guerre.

LD : Les usines Renault ont-elles été mêlées à l’aryanisation des entreprises ?

E de S : Je n’ai jamais entendu parler de cela chez Renault. Et je n’ai jamais entendu Monsieur Renault dire quoi que ce soit sur les Juifs.

LD : Quel était l’état de santé de Louis Renault pendant l’Occupation ?

E de S : Pendant les déjeuners avenue Foch, il se détendait et souffrait moins d’aphasie. Mais la situation de son bureau était dramatique. Il cherchait fébrilement des petits bouts de papiers sur lesquels il avait noté des phrases, faute de pouvoir parler. En août 1944, quand on essayait de le cacher, il allait très mal en raison de son aphasie, mais son intégrité intellectuelle restait totale, c’était son impuissance à s’exprimer qui le rendait fou furieux. Au moment de son arrestation, il était parfaitement lucide, mais coupé du monde par l’aphasie. Il existe un cas analogue célèbre, celui de Ravel qu’il connaissait peut-être… Et Ravel composait ! La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la Grande Nöe [ii].

LD : Vous vous êtes donc occupé de Louis Renault avant son arrestation comme son fondé de pouvoir, Pierre Rochefort.

E de S : Rochefort, un homme que je me permets de considérer comme tout à fait méprisable ; la frousse ! il a été ignoble, refusant les notes que nous lui demandions pour établir l’innocence de Monsieur Renault, en disant sans pudeur : “Je ne veux pas aller en prison à la place de Monsieur Renault. Je ne veux pas de difficultés“. A comparer avec l’attitude de MM. Duc et Fuchs. Duc avait été directeur administrateur et financier de Renault avant l’entrée de François Lehideux aux usines. Louis Renault l’avait mis sur la touche assez brutalement. J’ai vu Duc et Louis [iii] à ce moment-là (automne 1944). M. Duc s’est comporté comme un seigneur. J’ai fait ces démarches de concert avec M. Louis ; mon beau-père (René de Peyrecave, ndr) était en prison. C’était M. Louis, qui avait de l’affection et du respect pour Louis Renault, qui s’est chargé de tout cela.

LD : Comment s’est passé l’épuration ?

E de S : J’ai échappé à des sanctions délirantes portées par des gens qui voulaient prendre ma place. J’ai été sauvé par Picard [iv]. Coindeau le patron de Bézier, a été épuré parce qu’il couchait avec la secrétaire de Monsieur Serre ; il était très admirateur de l’Allemagne mais n’avait rien fait. Il a été foutu à la porte par la vengeance d’un cocu… Il y avait plein d’histoires comme ça. Je ne me suis jamais vraiment senti menacé ; je n’étais pas attaquable. Monnier, qui a été épuré, était un crétin, un virtuose de l’estampage ; il ne pouvait pas se retenir de montrer aux Allemands ce qu’il savait faire. Il faisait des hélices d’avion, etc. Louis a sauvé la mise de beaucoup de gens.

LD : Et René de Peyrecave ?

E de S : En 1914-1918, René de Peyrecave avait été un homme de confiance de Pétain ; cela marque un homme ; il y avait une sorte de lien féodal entre les deux hommes. Il a cru à la Révolution nationale au début.

LD : Avez-vous assisté à la fin de Louis Renault ?

E de S : Je suis entré dans la clinique comme dans un moulin ; j’ai trouvé là Monsieur Hubert qui m’a transmis les paroles de Monsieur Renault, Hubert était un assez bon traducteur de sa pensée. Monsieur Renault haletait, je l’ai vu vivant 5 minutes, puis passer de vie à trépas ; il paraît que du monde est venu après.

 

 

[i]. Les archives que nous avons consultées depuis lors n’en ont pas conservé de traces.

[ii]. Propriété de Robert de Longcamp en Normandie.

[iii]. Jean Louis, directeur général des usines Renault.

[iv]. On peut se demander d’ailleurs si le témoignage d’Eugène de Sèze n’est pas influencé sur certains points par celui de Fernand Picard.

Rodolphe Ersnt-Metzmaier

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

Entré à l’usine en 1913, j’ai tout de suite été affecté comme projeteur à la section d’études des poids lourds sous les ordres d’un chef de section nommé Baerwanger. Je voyais souvent venir au bureau un monsieur vêtu d’un complet veston de bonne coupe et d’un chapeau melon et qui, souvent, parlait et criait très fort. On me dit lors que c’était M. Renault.

Simple projeteur et n’ayant pas encore la mission de faire une étude personnelle, je n’avais pas l’occasion de voir le Patron s’arrêter à ma place.

Ce n’est que vers le mois de mai 1914 qu’on me confia l’étude d’un tracteur 45 chevaux déjà existant. C’est à partir de ce moment que j’eus assez souvent la visite de M. Renault. Il regardait mes desseins et y apportait au besoin des modifications découlant d’une expérience que je n’avais pas encore, mais toujours il m’expliquait très clairement leur pourquoi.

J’ai pu alors constaté combien était juste son sens inné de la mécanique avec, toutefois, un dédain profond des calculs.

Un jour, après une longue discussion technique avec le chef d’études des moteurs Presel, il partit avec M. Serre (directeur général des études) en lui disant : “Il m’embête celui-là avec son PD2”. Moi-même j’eus un jour à discuter avec lui au sujet d’un essieu de camion qu’il jugeait trop lourd. Après avoir accepté à son corps défendant le résultat de mes calculs, il dit en partant à M. Serre: “Faut pas l’écouter celui-là, vous lui demandez une automobile, il va vous sortir une locomotive” ! Ce qui ne nous a pas empêchés de toujours bien nous entendre.

A la mobilisation, en 1914, je partis rejoindre le 36e régiment d’Infanterie à Caen. Mon chef de section, M. Baerwanger, étant insoumis en Allemagne, son pays d’origine, s’engagea dans la Légion étrangère.

Blessé en septembre 1914 sur la Marne, j’ai été évacué sur mon dépôt à Caen et, après plusieurs visites médicales, classé service auxiliaire. A la demande des Usines Renault, j’ai été affecté à ces usines où j’ai repris mon service en novembre 1914. J’appris alors que M. Baerwanger avait été tué tout au début des hostilités. Je le remplaçai à la tête de la section poids lourds avec quelques dessinateurs qui, pour diverses raisons, n’étaient pas aux armées.

Je repris l’étude du tracteur 22 ch. et, à partir de ce moment, je vis assez souvent M. Renault d’autant plus que j’avais été chargé de quelques autres études. J’écoutais toujours avec intérêt ses indications jusqu’au jour où une de ses propositions me parut contre-indiquée ; je me permis de lui dire : “Ah non, ça ne va pas” – “Comment ça ne va pas ? Je vais vous faire voir, moi, que ça va”. Cela dit, sur un ton plutôt vif. Il reprit alors ses explications mais en modifiant sans en avoir l’air le passage contesté. Après son départ, M. Serre, qui avait assisté à l’entretien, me dit: “Vous savez, il ne faut pas répondre comme cela à M. Renault, il n’aime pas ça” et moi de dire: “Alors, que faire quand on voit que ça ne va pas ?” – “Dans ce cas… dem… vous” !

Je me le tins pour dit et répondais invariablement : “Oui, Monsieur” à ses initiatives, ce qui n’était pas du tout de la flatterie car elles étaient toujours absolument valables.

Pourtant, un beau jour, devant une proposition que je jugeais inadéquate, je restai silencieux. Alors : “Vous n’avez pas compris ?” – “Excusez-moi, Monsieur, mais je ne vois pas très bien ce qui va se passer dans tel cas” – “Eh bien… non ça ne va pas !”. Et il me refit une proposition cette fois très valable.

Après plusieurs incidents du même genre, il avait très bien compris que lorsque je me taisais c’est que je trouvais que quelque chose n’allait pas ; il se tournait alors vers moi : “Qu’est-ce qu’il y a encore qui ne va pas ?”

Par la suite, nous étions arrivés à discuter technique sans que je sois obligé de rester muet avant chaque objection mais je m’apercevais bien que lorsque celles-ci devenaient nombreuses son état nerveux augmentait.

Il me souvient, en particulier, d’un jour, en 1932, alors que notre discussion durait depuis plus d’une heure au sujet de l’étude d’un essieu moteur d’antirail, je le voyais devenir de plus en plus nerveux. Enfin, il me suggéra une idée très valable et je lui dis: “Ah oui, monsieur, ça, ça va”. Il se lève alors d’un bond et me dit: “Vous êtes content, hein ?” et, ce disant, m’envoie un formidable coup de poing dans l’épaule et s’en va. Ce coup de poing a été pour moi un grand signe d’amitié.

Le bureau d’études était manifestement son lieu de prédilection. Au cours d’études importantes, il nous arrivait souvent de le voir trois ou quatre fois par jour. Avec lui, les discussion techniques étaient toujours très enrichissantes car il y avait toujours quelque chose d’uitile à en tirer. C’était un travailleur acharné et aussi exigeant pour lui-même que pour les autres, il n’admettait pas la négligence ou l’indifférence. L’usine donnait l’impression d’une grande famille où tout le monde tirait le même collier.

Grand travailleur lui-même, il admettait qu’on puisse se tromper à condition de reconnaître sa faute et de mettre tout en service pour la corriger. Je n’en veux pour exemple que l’histoire d’une certaine voiture dont le mécanisme était bruyant. Malgré le changement à grands frais des machines-outils, le bruit ne disparaissait pas.

Un jour, l’ingénieur d’études du mécanisme vint trouver le patron et lui dit :“Monsieur, toute l’histoire est de ma faute, j’ai trouvé une erreur dans mon calcul des réglages” – “Alors qu’est-ce que vous attendez pour arrêter la fabrication et changer les dessins ?” – “C’est fait, monsieur” – “Bon, je vous remercie”.

Il ne fallait pas non plus prendre au tragique certaines remontrances un peu brutales. Un jour, en colère, M. Renault dit à un chef de service, monsieur X: “F… moi le camp, je ne veux plus vous voir”. Monsieur X va alors se faire régler et rentre chez lui.

Le lendemain matin, le patron fait appeler monsieur X, on lui dit qu’il n’a pas paru à l’usine : “Allez le chercher chez lui”. Monsieur X revient donc et va trouver le patron: “Alors, on ne travaille pas aujourd’hui ?” – “Monsieur, après ce que vous m’avez dit hier, je me suis considéré comme licencié” – “Comment ! si je vous eng… c’est que je m’intéresse à vous, je n’en prendrais pas la peine si vous ne m’intéressiez pas, allez reprendre votre travail” !

Toujours très droit dans les discussions d’affaires, il n’admettait pas certains usages, en particulier les “pots de vin”. Un jour, où je me trouvais avec M. Serre dans son bureau, entre un chef de service commercial lui annonçant la nécessité d’une affaire, tout en ajoutant: “Il serait peut-être bon de graisser un peu”. – “C’est ça, envoyez-lui un trousseau d’huile de ricin” !

Toutefois, M. Renault avait une certaine timidité surtout quand il s’agissait de parler en public. Un jour, alors que nous avions organisé une petite réunion en son honneur, il arrive et, très ému, dit au bout d’un certain temps: “Mes chers amis… je suis très heureux d’être ici…réuni autour de vous…”.

En dehors de nos rapports techniques, nous avons eu quelquefois des entrevues au sujet de questions personnelles et j’ai pu constater qu’il était en tout un homme de parole, droit et juste, tenant bien ses promesses.

C’était surtout un travailleur acharné, s’intéressant quelquefois à des questions qu’il savait non rentables financièrement mais dont la réussite marquait un progrès technique constituant en quelque sorte un “drapeau” pour l’usine.

C’est pendant la période 1916-1918 que j’eus vraiment le bonheur de travailler pour ainsi dire continuellement avec M. Renault, c’était au sujet de l’étude et de la mise au point du fameux char FT dit “char de la Victoire” dont il m’avait fait l’honneur d’assurer l’étude.

Je rappelle ci-après quelques souvenirs concernant la genèse et la réalisation du char.

Depuis 1915, nous savions que les Anglais préparaient quelque chose et nous avions déjà connaissance de l’existence d’un tracteur à chenilles Holt qu’on avait fait venir à l’usine, et dont j’avais été chargé de relever toutes le spièces de façon à s’inspirer de sa contsruction, capable de transporter le canon Filloux dont nous avions déjà connaissance.

Ouvrons donc une petite parenthèse ici pour parler du canon Filloux auquel on nous avait proposé la collaboration déjà en été 1915 et dont Renault devait fabriquer tout, sauf le tube et le frein. Il était naturellement question d’employer de l’acier moulé car on ne pouvait pas se permettre de faire des matrices de forge. J’ai moi-même étudié le train roulant avant et arrière et mon collègue Kaik a étudié l’appareil de pointage.

L’ensemble donnait quelque chose de très compact et on peut dire dès maintenant que c’est le 24 avril 1917 que le premier coup de canon a été tiré par cet appareil qu’on appelait le canon Filloux GPF, c’est-à-dire grande puissance Filloux.

C’est au colonel Estienne que revient l’honneur d’avoir pensé le premier à doter notre armée d’une artillerie ou plutôt d’une arme nouvelle constituée par des chars d’assaut. Nous savions déjà que les Anglais construisaient un gros char qu’ils appelaient “tank” pour la raison que les pièces de blindage étaient livrés aux constructeurs sous la désignation de tank (c’est-à-dire de réservoir) pour éviter d’attirer l’attention des espions éventuels. Ces engins avaient pour effet de remonter le moral des soldats qui les baptisaient “crème de menthe”. Disons tout de suite que le colonel Estienne était allergique à l’appellation “tank” et qu’il ne connaissait que “char d’assaut”.

Le 1er décembre 1915, le colonel Estienne écrit au général Joffre pour lui proposer de faire des chars d’assaut, en lui disant qu’il pense à Renault pour les construire.

Le 20 décembre 1915, une première demande est faite à Renault ; Estienne veut un char de 12 tonnes, de même que le commandant Ferus ; Renault trouve ce char trop lourd. Après cette première entrevue, Estienne s’en retourne.

Le 26 décembre 1915 a lieu une entrevue entre Estienne et Pétain qui assure à Estienne qu’il aura un an pour préparer une arme nouvelle, ce qui satisfait pleinement ce dernier.

Le 18 janvier 1916, le colonel Estienne est reçu par Joffre. Estienne pense faire construire un char par Brille du Creusot, un char de 13, 5 tonnes avec un canon de 75 court et deux mitrailleuses. Il propose une commande de 400 chars ; Le Creusot livre 100 chars le 25 août.

A ce moment-là naît une rivalité entre les hommes du front et ceux de l’arrière ; le colonel Rimailho, affilié à Saint-Chamond et faisant partie en quelque sorte des gens de l’arrière, propose ce que l’on pourrait appeler le char de l’administration. Saint-Chamond et Schneider s’opposent donc dans la guerre. Saint-Chamond fait un char de 23 tonnes avec canon de 75 et quatre mitrailleuses.

Le char Schneider comme celui de Saint-Chamond sont gênés par leur avant en porte-à-faux qui les empêche de franchir des tranchées et qui fait que, lorsque le char pique du nez dans une tranchée, il ne peut plus s’en sortir.

Nous arrivons maintenant à un beau dimanche de 1916. Je rappelle qu’à ce moment-là on prenait parfaitement la guerre au sérieux et on travaillait dimanches et fêtes. Ce jour-là on devait peut-être quitter un peu plus tôt et j’avais reçu des billets pour aller voir à la Porte Saint-Martin “La Flambée”. Au milieu de l’après-midi, vers trois heures et demie, nous avons la visite au Bureau d’études de messieurs Renault et Serre avec le colonel Estienne qui pense tout de même encore à un char plus important. M. Renault lui objecte qu’il ne peut sortir un moteur assez puissant en si peu de temps. On discute tout l’après-midi jusqu’à 8 heures du soir et c’est le colonel Estienne qui n’était pas tout à fait convaincu de faire un char léger, qui tenait en somme un peu tête à Renault ; mais on s’est séparé à 8 heures du soir, chacun restant à peu près sur ses positions. Du coup, entre parenthèses, je fais observer que, au lieu d’aller voir jouer “La Flambée”, c’était ma soirée qui l’était, flambée !…

A la suite de cette visite, M. Renault nous donne l’odre de préparer 12 avant-projets. Les 10 premiers cocnernaient des chars relativement lourds du type Estienne, le 11è était relatif au char léger juste pour deux personnes, un conducteur et un tireur avec un canon de 75 court ou une mitrailleuse. Le 12è était relatif à un camion sur chenilles dont j’ai déjà parlé plus haut, dérivé du tracteur Holt à 3 chariots au lieu de 2, pour transporter le canon Filloux.

Devant l’indécision des militaires, M. Renault dit :“Ils n’en veulent pas, je m’en fous, j’en fais un, ils nous allouent généreusement trois mois pour sortir un prototype”.

En octobre 1916, le colonel Estienne demande au général Mourret de voir le projet de char léger. Mourret ne bouge même pas, ça ne l’intéressait pas. Au bout de quelques semaines arrive une commande de camions à chenilles. Renault, qui s’atttendait à une commande de chars, est furieux, mais continue quand même l’étude et la construction du prototype de char. Le 13 décembre 1916, Renault reçoit la commande de… un… char. Le 30 décembre 1916, une maquette en bois est présentée aux gens de l’arrière dont Mourret faisait partie. Ce dernier trouve la solution Renault pas au point : centre de gravité un peu trop à l’arrière ; il trouve aussi le char trop léger, il prétend qu’il n’est pas habitable, qu’au bout de 10 minutes de tir les occupants seraient asphyxiés. Il avait tout simplement oublié que le ventilateur de refroidissement du radiateur aspirait son air directement dans le compartiment avant où se trouvaient les deux occupants de sorte que l’air de ce compartiement était renouvelé en quelques secondes. Là-dessus, Renault continue tout de même la construction du prototype dont les essais ont lieu vers la fin janvier 1917.

Ici, je rappelle un épisode assez amusant. M. Renault m’avait demandé de faire en sorte que le char soit le plus léger possible et par conséquent de faire des organes très légers ; ainsi, en particulier, il m’avait donné comme consigne de faire pour le dossier du siège du conducteur une simple sangle.

Fin janvier 1917, le prototype sort, M. Renault monte dedans et l’essaie ; il arrive en face d’un tas de copeaux, face à l’atelier qui s’appelait, déjà à ce moment-là, l’Artillerie et lui prend fantaisie de monter sur ce tas de copeaux avec le char.

L’appareil commence donc l’ascension du tas de copeaux en se dressant presque à la verticale ; du coup, M. Renault bascule en arrière, casse le dossier du siège trop léger et tombe à la renverse les quatre fers en l’air dans le char. Nous nous attendions à nous faire “enguirlander” à sa sortie mais pas du tout. M. Renault a trouvé le moyen de se remettre d’aplomb et de regagner son poste de commande, car le char, qui avait continué imperturbablement sa course, était descendu bien tranquillement de l’autre côté.

En sortant du char, M. Renault me prend à part et me dit : “Tout de même, mon vieux, il faudra me faire quelque chose de plus solide, vous me ferez un dossier articulé en tôle emboutie”. A la suite de cet essai et de quelques petites mises au point, le 22 février ont lieu des essais sur la berge de la Seine où M. Renault a bien failli entrer dans l’eau avec le char et n’a pu s’arrêter qu’à la dernière minute par suite d’un mauvais réglage de l’embrayage.

Petit à petit on a apporté au char une série de petites modifications et de perfectionnements, par exemple l’adjonction d’une queue à l’arrière pour lui permettre de franchir des tranchées relativement larges.

Les modifications successives ont porté principalement sur la commande du ventilateur. Les premiers chars étaient munis d’une chaîne en cuir constituée de maillons articulés ; ceci ne tenait pas très bien ; on a successivement essayé des courroies plates et finalement on est arrivé à une courroie trapézoïdale en caoutchouc entoilé qui a donné de très bons résultats.

L’administration militaire avait créé une formation appelée D.M.A.P. qui se réunissait en conseil tous les 8 ou 15 jours et à laquelle assistait mon adjoint, M. Conques, chargé spécialement de la partie administrative de l’affaire. Au cours de ces conseils, bien des opinions étaient émises au sujet de modifications et de perfectionnements, mais surtout il paraît qu’on ne s’y ennuyait pas. Trè souvent, M. Conques nous rapportait quelques anecdotes et quelques plaisanteries, en particulier quelques maximes qui n’ont évidemment rien à voir avec la mécanique mais qui montrent un peu dans quelle atmosphère de bonne humeur se passaient ces réunions.

Mes souvenirs ne sont plus très exacts en ce qui cocnerne la signification du sigle D.M.A.P. dont on désignait cette commission, mais ces quatre lettres étaient souvent traduites humoristiquement par “Démolition du matériel, abrutissement du personnel”.

En conclusion, nous pouvons dire que, malgré les obstacles soulevés par les commissions administratives, c’est M. Renault qui a eu raison d’insister dans son idée de char léger, fabriqué en très grand nombre.

L’avenir l’a d’ailleurs prouvé car, malgré certaines réelles petites imperfections, le char a fait du bon travail, ce qui lui a valu, comme chacun sait, le surnom de “Char de la Victoire”.

Pendant toute la guerre, le personnel de l’usine avait bien compris l’importance de l’idée de M. Renault de faire un petit char en grande quantité (il y en eut plusieurs milliers de réalisés) et lorsqu’au 11 novembre 1918 l’Armistice fut sonné, une vague d’enthousiasme souleva le personnel et, de plusieurs ateliers, sans qu’il y eu la moindre concertation, sortirent des troupes d’ouvriers qui, frappant sur des bidons et faisant un tintamarre épouvantable, vinrent faire une ovation au Patron qui, très ému, leur dit du haut de son bureau: “Merci, mes amis, c’est vous qui avez gagné la guerre” ! Il est bien connu que c’est l’entrée en action des chars FT avec leur efficacité et leur effet de surprise qui a provoqué la chute définitive des armées allemandes.

Si le général Estienne a été le créateur de l’armée blindée, c’est M. Renault qui par son idée géniale de faire un char léger en grande quantité a été un des artisans de la victoire au même titre qu’un général qui par sa stratégie aurait forcé la victoire.

Enfin, je dirai pour en terminer avec le char FT que, lorsque le 11 novembre 1918 l’armistice fut signé, nous nous trouvions à la tête d’un stock très important d’organes pour le char. Sur demande de M. Renault et pour utiliser au maximum ces organes nous avons d’abord confectionné un tracteur très puissant qui a été livré à la ferme de M. Renault, à Herqueville, et qui faisait tous les gros travaux : dessouchages, dépannages, etc., et que les gens de la ferme avaient baptisé “Clémenceau” car c’était “l’homme de la situation”.

Par la suite, toujours avec les mêmes organes en stock nous avons fait des tracteurs agricoles plus légers, des chars forestiers, des chars alpins et même des chars de traction de péniches.

A partir de 1920 commence une nouvelle période de grande activité où il m’a encore été donné de travailler directement avec Louis Renault. Il s’agit de la série d’études de matériel ferroviaire.

A cette époque, certaines lignes de chemin de fer étaient en déficit, le nombre de leurs voyageurs ne couvrait plus les frais très lourds d’exploitation occasionnés par les locomotives à vapeur.

L’idée se fit jour d’adapter le moteur d’automobile à la traction ferroviaire.

Plusieurs constructeurs avaient déjà essayé des automotrices légères en adaptant des châssis de poids lourds au roulement sur rails. Cette nouveauté intéressa naturellement M. Renault qui me chargea de l’étude de ces automotrices qui prirent par la suite le nom d’autorails. Nos premiers engins furent des locomotives à voie étroite pour carrières et mines. C’est ainsi que nous avons sorti les petites locomotives du train du Jardin d’acclimatation et par la suite des autorails 18 – 25 – 40 chevaux à essieux fixes et à boggies qui furent l’objet d’études très intéressantes au point de vue de tenue de voie.

  1. Renault s’intéressait particulièrement aux transmissions mécaniques.

Dès les années 1930, presque tous les constructeurs envisageaient l’emploi, pour leurs changements de vitesses, de synchroniseurs (petits dispositifs d’embrayage partiel ayant pour but d’amener en synchronisme les engrenages des différentes vitesses).

Il existait alors, à l’usine, un gros moteur Diesel de 800 ch. construit par mon collègue Prieur et que M. Renault désirait employer à équiper un locotracteur. Un moteur de cette taille exigeait l’emploi d’une transmission très volumineuse et lourde pour laquelle il était nécessaire de réaliser un système de synchronisation tout à fait exact et puissant si l’on voulait éviter des catastrophes lors des changements de vitesses.

Donc un soir de 1931, alors que j’étais rentré chez moi, à Billancourt, et que j’étais en train de dîner, on vint me chercher de la part de M. Renault qui me demandait à son bureau. Je quitte donc tout et j’arrive chez M. Renault. C’est là qu’il nous fit part, à M. Serre et à moi, d’un projet de synchroniseur à grande puissance utilisant des trains planétaires, en nombre égal à celui des rapports de vitesses, et qu’il suffisait de freiner à tour de rôle pour amener les vitesses en synchronisation.

Je revois encore notre patron faire le croquis, en tirant la langue comme un élève bien appliqué, croquis s’expliquant lui-même.

Il a été fait un essai de ce système simplement sur une partie d’engrenages très volumineux en se servant d’un différentiel de voiture en guise de planétaire.

L’apparition des Diesels rapides et légers, dont j’ai eu l’honneur d’étudier et de sortir un modèle 6 cylindres 110 ch, a rendu illusoire l’emploi du gros moteur 800 ch mentionné plus haut.

J’ai toujours conservé très précieusement le croquis qui a été réalisé au début des études qu’il m’a été donné de faire ultérieurement et qui ont abouti à l’emploi, sur quelques locomotives à moteur Diesel et à turbines à gaz, d’un système de synchronisation exécutant, tout simplement, la manoeuvre automatique du double débrayage, contrôlée par un comparateur sphérique que beaucoup ont connu sous le nom de “Bouboule”.

Devant le besoin de moteurs de plus en plus puissants, M. Renault créa d’abord le moteur Diesel à grande vitesse de 150 ch 6 cylindres dont j’étudiai et sortis le prototype. Il fit ensuite étudier et réaliser les moteurs 300 ch 12 cylindres et 500 ch 16 cylindres. Le 300 ch équipe une grande série d’autorails dont certains, les ABJ, exécutés à plusieurs centaines d’exemplaires circulent encore.

Le début de la guerre de 1940 marqua la fin de ma collaboration directe avec M. Renault dont la santé était devenue précaire. Il eut bientôt beaucoup de mal à s’exprimer.

Il me souvient qu’après la cessation de la guerre, avant les tristes événements que l’on sait, il était venu nous voir avenue Foch où mes bureaux avaient été transférés. Je le vois encore, debout à la porte de notre local, cherchant ses mots et n’arrivant à dire que “Travaillez… Travaillez”. Cette entrevue fut la dernière et c’est toujours avec une profonde tristesse que j’y pense tout en me remémorant les bons moments de notre collaboration et en lui grandant une grande reconnaissance pour les bons conseils qu’il m’a donnés.

 

Auguste Riolfo

Témoignage recueilli par Gilbert Hatry

Début avril 1930, j’étais présenté à M. Renault par M. Roques alors chef des fonderies. Accueil plutôt bourru qui finissait par ces mots de M. Renault :
– “Je cherche quelqu’un pour le service des essais et je le veux pour la fin du mois. Si ce n’est pas possible, faites le savoir à M. Roques”.
Je pus quitter la Société des automobiles Delage pour le 1er mai et rentrer chez Renault.
Seul M. Samuel Guillelmon avait été prévenu de mon engagement. Je me présentai à l’atelier des essais n° 153 et, comme il n’y avait qu’un mini bureau pour deux personnes, M. Renault ne voulant pas de grands bureaux dans les ateliers, je fus envoyé au 3e étage, à la documentation ; à moi de trouver une table et une chaise.
M. Renault me demanda d’essayer les différents modèles de voitures et je commençai par la Nervastella, qui était boudée de la clientèle à cause d’un manque total de reprises. L’essai que j’en fis me confirma ce défaut.
A la documentation, j’étudiai la notice descriptive de cette voiture. Je fus surpris par le réglage de la distribution, nullement adapté à cette voiture, assez lourde pour un moteur de cylindrée 4,2 I. J’avais beaucoup appris chez Delage la technique du moteur (7 ans d’outillage et chef des études). Je fis alors fabriquer un arbre à cames avec un croisement de quelques degrés et un retard fermeture admission de 35° tenant compte du régime maximal du moteur : 3 200 à 3 500 tr/min. Le résultat sur voiture fut indiscutable et comme M. Boullaire avait été informé par des indiscrétions, il me demanda de disposer de la Nervastella avec moteur modifié pour aller à Herqueville le dimanche. Il la fit d’ailleurs essayer à M. Renault qui me convoqua dans son bureau le lundi matin. Ce fut ma première conversation avec lui et je dus lui expliquer comment j’avais obtenu cette amélioration. Il me demanda si j’avais un deuxième arbre à cames et, sur ma réponse affirmative, il donna des instructions pour le faire monter sur sa Nervastella personnelle. Le samedi suivant, il l’utilisa pour aller à Herqueville. Le lundi, il fit appeler M. Serre lui reprochant de n’avoir pas su choisir un réglage convenable de distribution pour le moteur Nerva et il lui donna ordre de passer aussitôt en série mon arbre à cames. J’ai su après que lui-même avait donné des instructions au B.E. de copier l’essentiel d’un moteur Chrysler qu’il avait fait venir des U.S.A.
Ainsi, il montra dans cette question qu’il n’était pas aussi autocrate qu’on le disait et, montrant qu’il prenait confiance en moi, il me demanda de solutionner le refroidissement du moteur Nerva qui était aussi défectueux.
Je fis des essais préliminaires au banc, puis j’appliquai les solutions sur la voiture du 153. Quand je fus satisfait, je mis M. Renault au courant qui me demanda alors d’essayer la voiture dans la montée du puy de Dôme.
Je partis avec l’ingénieur Sturm du 153. En cours de route, j’accidentai la voiture et fis un tonneau alors que nous roulions à 130 km/h. Nous dûmes rentrer par le train.
Le lendemain matin, je me présentai à M. Renault pour lui expliquer la manoeuvre que j’avais dû faire pour éviter une collision et lui dis que j’étais décidé à repartir s’il voulait bien me confier une voiture. Il fit appeler M. Serre et lui dit de me donner satisfaction. Il me recommanda de rouler moins vite sur la route ; seul le résultat de la montée du puy de Dôme l’intéressait.
Le refroidissement fut satisfaisant et M. Renault me mit en rapport avec le bureau d’études pour appliquer en série les modifications que j’avais mises au point. Il montrait ainsi son sens pragmatique.
A l’atelier, on me disait que le moteur de la Vivasix coulait toujours la 5e bielle dès que l’on faisait 2 tours de piste à Montlhéry à la vitesse maximale. Ce moteur n’avait pas le graissage sous pression mais par bagues, lesquelles recueillaient les fuites des tourillons pour les emmener aux bielles. J’installai sur une table un vilebrequin et son carter et j’alimentai la canalisation de graissage avec un ancien bidon de 5 litres rempli de gas-oil et placé à 2 mètres environ au-dessus de la table. Je constatai alors que les fuites du palier alimentant la 5e bielle étaient bien moins importantes que celles des autres paliers. Retirant le vilebrequin, je constatai que le jet de gas-oil sortant par le trou de ce palier avait 3 à 4 cm de haut alors que les autres étaient plus du double. Je fis cet essai après la fin de la journée quand arriva M. Renault. Je dus lui expliquer le but de cet essai. Il parut satisfait, me prit par le bras et m’amena jusqu’à l’atelier de l’artillerie qu’il voulait visiter. En cours de route, il me confia qu’il avait discuté avec le chef de service des moteurs de cette question et que, d’après lui, cela provenait d’un débit insuffisant de la pompe à huile.
Le lendemain matin, il me confronta avec le responsable des moteurs à qui j’exposai les résultats de mes essais et je demandai de faire modifier l’alimentation du palier que j’incriminais, puis d’aller tester une voiture à moteur modifié, sur la piste de Montlhéry. M. Renault voulait aussi modifier la hauteur des pignons de la pompe à huile, mais je m’y refusai.
La voiture à moteur modifié fut essayée sur plusieurs tours de piste à Montlhéry, sans incident.
J’annonçai le résultat à M. Renault qui me dit : “Faites modifier 20 moteurs et j’aurai alors la certitude que c’est la bonne solution”. Encore une fois, il était inspiré par son pragmatisme. Mais, au 5e moteur modifié et les résultats étant concluants, M. Renault décida la mise en série de ma modification. Il me donna alors la responsabilité du service des essais, en remplacement de M. Benoist qui fut muté au service “produits chimiques”. Et, pour asseoir mon autorité auprès de son état-major, il indiqua ma nomination lors d’une réunion journalière en ajoutant : “Le petit de chez Delage (il ne pouvait se rappeler mon nom) a bien amélioré nos moteurs ; veuillez satisfaire ses demandes”.
A partir de ce moment, j’étais souvent convoqué avec l’état-major, même lorsque aucune question discutée en réunion n’intéressait mon travail. Mais, M. Renault aimait avoir dans son bureau ses grands chefs de service : commerçants, techniciens, administratifs, etc. Ces fréquents contacts me firent vite comprendre le génie de M. Renault qui avait toujours raison quand il concluait une discussion.
Souvent, il m’appelait après 18 heures à l’atelier Tricoche où, en compagnie de M. Serre, il commentait les études nouvelles en réalisation. Un soir, il me dit : “Je voudrais adopter le graissage sous pression sur tous nos moteurs”. Je lui répondis que les moteurs Delage, plus rapides que les nôtres, fonctionnaient très bien avec ce système de graissage. Il eut un air sceptique et me dit : “Eh bien, commencez à modifier le moteur de la Monasix” (petit 6 cylindres qui équipait aussi la Monastella très appréciée par Mme Renault).
Avec quelques difficultés, j’arrivai à obtenir un moteur modifié suivant mes directives. Essayé au banc, il fonctionna normalement.
M. Renault me demanda de le faire monter sur une Monastella, puis de tourner pendant 6 heures à Montlhéry, à la vitesse maximale, et sous le contrôle d’un agent de l’Automobile-club.
L’essai terminé et satisfaisant, j’en informai M. Renault qui me dit : “C’est bien”, puis me fit remettre une prime par M. Guillelmon.
Il fit appliquer ensuite ce graissage en série.
Ce qui surprend, c’est qu’un génie de la mécanique comme était M. Renault n’ait jamais pensé à poser ce problème à son bureau d’études. Était-ce un manque de confiance, car il n’aurait pas pu imposer sa solution comme il avait l’habitude de le faire ?
M. Renault me demandait quelquefois d’aller le samedi à Herqueville pour lui faire essayer soit un nouvel organe, boîte, direction, suspension, soit une nouvelle voiture. Il conduisait alors lui-même et j’ai toujours été étonné par son adresse et la rapidité de ses réflexes. Tout en conduisant, il sortait la langue qui allait de droite à gauche. L’essai terminé, nous faisions le tour de la propriété, il me parlait familièrement me donnant le bras ou posant sa main droite sur mon épaule. Puis, je fus invité à déjeuner en compagnie de Mme Renault et de Jean-Louis. M. Renault mangeait vite mais assez peu.
Quand je prenais congé, le valet de chambre me remettait toujours un colis contenant volaille, beurre et parfois du cidre de la ferme qui était supérieur.
Le bureau de M. Renault à Herqueville était assez simple comme mobilier et pas grand. Pendant que nous discutions, M. Renault se passait, à sec sur ses joues, un rasoir Gillette et je n’ai jamais pu en connaître la raison.
A l’époque de la chasse, le lundi, M. Renault faisait remettre à ses principaux chefs de service au moins deux pièces de gibier (faisan, lièvre, lapin).
Deux fois, j’ai été invité à ces chasses et M. Renault exultait quand je ratais un gibier et qu’il le tuait ensuite. M. Renault était un excellent tireur. A Herqueville, ce n’était plus l’autocrate de Billancourt ; il était familier, généreux et vous manifestait beaucoup de considération.
Un samedi, j’y étais allé pour lui faire essayer la nouvelle voiture Primastella. L’essai terminé, vers 11 h 30, M. Renault me demanda si je restais pour le déjeuner. “Je préfère rentrer de suite, lui dis-je, car j’ai promis à mes quatre enfants de les emmener l’après-midi en forêt de Fontainebleau”. “Bien, me dit-il, on va vous remettre un petit colis (comme d’habitude) et vous partirez ensuite”.
Quelques minutes après, Mme Renault passe et me dit : “Puisque vous rentrez à Paris, voulez-vous emmener mon professeur de natation qui va être prêt dans un moment ?”. J’attendis encore un quart d’heure quand passa M. Renault qui me demanda si son valet de chambre ne m’avait pas remis le colis. Je lui fis part de la demande de Mme Renault. Il se mit en colère, exigea que je parte aussitôt et s’exclama “Le professeur de natation rentrera par le train !”. Encore une marque de considération envers l’un de ses collaborateurs.
En 1938, avant le Salon de l’auto, la direction commerciale avait convoqué les principaux agents pour qu’ils exposent leurs doléances. M. Renault présidait la réunion. La plainte unanime fut la très mauvaise qualité du freinage et on vanta les Citroën qui déjà étaient équipées des freins Lockeed. M. Renault dit qu’il ne comprenait pas car les freins de sa Nerva fonctionnaient très bien et il quitta la réunion.
Le lendemain, il me convoqua dans son bureau pour me demander mon avis. Je confirmai les griefs de nos agents et lui dis que, chaque semaine, son chauffeur Joseph me conduisait sa Nerva au 153 pour la vérification du freinage. J’insistai sur la seule bonne solution qui était d’adopter la transmission Lockeed. Il se fâcha et, poliment, m’accompagna jusqu’à la porte de son bureau.
Pendant quelques jours, je ne fus plus convoqué aux réunions de son état-major et je pensais être tombé en disgrâce. Puis tout redevint comme avant.
Quelque temps après, je fus convoqué seul. Je fus reçu avec un sourire et M. Renault me dit : “J’ai traité avec Lockeed et je tenais à vous en informer le premier”.
La guerre, déclarée en septembre 1939, empêcha d’exposer au Salon nos voitures équipées de ce freinage, mais nous roulions déjà avec la Primaquatre et la Juvaquatre ainsi modifiées.
Pendant l’Occupation, j’eus beaucoup moins de contacts avec M. Renault. Seule, la section moteurs d’aviation de l’atelier 153 avait encore une activité et j’avais alors affaire avec M. de Peyrecave.
Mais, après mon arrestation par la Gestapo en mai 1943, M. Renault, malgré tous ses soucis et l’aphasie qui le minait, montra beaucoup de sollicitude à mon égard, ainsi qu’envers les autres personnes arrêtées en même temps que moi.
Quand nous fûmes libérés, après 53 jours au Cherche-Midi, je fus convoqué rue des Saussaies et le chef de la Gestapo me dit : “Nous vous libérons à la suite des démarches pressantes de M. Renault, mais vous serez surveillé” (1).
J’ajouterai qu’une pétition signée par tous les chefs de service de l’usine de Billancourt (fabrication, commercial, administratif) avait été remise au commissaire allemand prince von Urach, mais elle n’avait eu aucun effet.
Dans ce cas encore, M. Renault montrait toute la considération qu’il avait pour ses collaborateurs.

(1) Il faudra tout de même attendre près de 35 ans pour qu’Auguste Riolfo, ancien résistant, membre de l’O.C.M., fasse ce témoignage capital (note du rédacteur).